Chapitre 15 : Des cauchemars éveillés


Ren était en train de rêver... Ça ne lui était pas arrivé depuis un long moment. Signe qu'il s'était endormi sans ses somnifères. De quoi le faire angoisser sur la suite des événements. Immédiatement il décida de fermer les yeux et de s'enfuir. Hors de question de revoir tous ces morts lui faire face dans cette plaine de cendre. Hors de question de se laisser engloutir par les ténèbres. La chanson il la connaissait, alors pourquoi persistait-on à lui faire revivre encore et encore ce même cauchemar ?

— Foutez-moi la paix !! hurla-t-il.

Courant à toute vitesse sur le sol de cendre, il s'enfuit à l'aveuglette le plus loin possible. Lorsqu'enfin à bout de souffle il rouvrit les yeux et s'arrêta, il était dans un couloir... Le sol lisse et glacial lui rappela immédiatement celui de la tour infernale du Troisième monde. Les murs en métal de chaque côté de lui formaient comme un tunnel infini et sombre. Les néons du plafond étaient éteints. Ren risqua un pas en avant, s'apprêtaient à chuter dans l'obscurité horrifiante de ses cauchemars. Rien. Alors il continua à avancer, sans voir le bout du couloir, les murs en métal défilant à toute vitesse à sa gauche et sa droite.

Il fit soudain volte face et son cœur cessa de battre en voyant son reflet dans un miroir, apparu sur un des murs. C'était celui de Stone...

Incrédule Ren avança sa main et la posa contre la glace. Son reflet, copie conforme de Stone lorsqu'il avait dix sept ans, resta immobile. Son alter-ego continuait de le fixer de ses yeux rouges, l'air éteint.

— Tu m'as abandonné... lâcha-t-il.

— Non, jura Ren en secouant la tête.

— Tu m'as laissé dans cette tour...

— Tu m'as dit de partir...

— Tu as laissé cette folle d'Eileen me tuer...

Stone pencha la tête sur le côté et Ren vit avec horreur le sang épais qui coulait en abondance depuis un trou dans son front...

— Et toi tu n'as rien fait... rappela son alter-ego.

Le sang poursuivit sa lente descente sur son visage, son nez, ses joues, son menton. Et l'adolescent continuait à le fixer de ses yeux écarlates... Un regard du passé qui tourmentait Ren nuit et jour.

— Indirectement tu m'as tué Ren.

Le brun retira sa main du miroir et la regarda. Couverte de sang. Horrifié Ren recula, le cœur compressé de terreur pure. De culpabilité. De désespoir. De chagrin. Autant de douleurs liées à cet événement tragique, il y a six ans... Ce jour où le chemin de Ren s'était brusquement séparé de celui de Stone. Ce jour où il avait vu, juste avant de revenir dans son monde, ce pistolet braqué sur son alter ego. Puis ces deux coups de feu...

Et aujourd'hui le fantôme de Stone, son « jumeau », le hantait, la tête couverte de sang et le regard plein de rancune envers celui qui l'avait abandonné face à la mort.

— Qu'est-ce que ça fait de vivre en sachant que tu m'as laissé là bas ?

Ren continuait à reculer, comme pour prendre la fuite, sa seule option face à ce spectre dans le miroir. Stone leva lentement la main, deux doigts pointés en avant comme le canon d'un pistolet. Arme imaginaire, qu'il braqua sur Ren.

— Bang...

Le coup de feu claqua et résonna dans le couloir infini, brisant les murs en un millier de morceaux et de poussières d'étoiles, comme un miroir. Ren eut l'impression de se voir de l'extérieur de son corps. La balle lui faucha la cervelle, au même endroit que celle ayant traversé la tête de Stone ce jour là...

Ren se réveilla en sursautant en entendant des coups sourds frappés avec insistance, lui remémorant le son d'une détonation. L'eau tiède de son bas fut soulevée en vagues agitées lorsqu'il se redressa dans la baignoire. Il n'eut pas le temps d'analyser son environnement que la porte de la salle de bain s'ouvrit sur Scorpio.

— On se réveille là dedans, grogna-t-il en entrant sans aucune gêne.

En alerte, Ren remonta rapidement ses genoux et les resserra pour cacher le nécessaire, faute de mousse dans le bain. Seule une pellicule de sang et de crasse troublait la surface de l'eau.

— Mais ça va pas la tête ?? Surtout fait comme chez toi ! râla-t-il.

— Ça va, j'en ai vu d'autres dans ma vie, temporisa Scorpio en se lissant sourcils puis barbe devant le miroir du lavabo. Gabi a dit que t'étais au bain depuis un moment. Elle t'entendait plus et commençait à s'inquiéter, mais elle n'a pas osé venir. Donc après avoir demandé vingt fois si t'étais mort, j'ai décidé d'entrer.

Il se lava tranquillement les mains en sifflotant pendant que Ren cherchait la présence d'un rideau de douche qui se serait matérialisé du néant pour le sauver en cet instant. Mais non, il n'y en avait pas depuis le début du séjour. Quelle hérésie de ne pas avoir de rideau de douche dans une salle de bain !

— Sinon on a deux problèmes, poursuivit Scorpio qui n'avait visiblement pas l'intention de laisser Ren tranquille. Primo : on n'a pas pu trouver les jumelles après le combat. Remus et Romulus étaient déjà partis quand on a fouillé les salles de préparation.

Bras croisés, Ren lâcha un « mmmh mmmh » grincheux, espérant que son agacement soit suffisamment visible pour que Scorpio écourte et le laisse finir de se doucher en paix.

— Secundo : Luka est introuvable. On ne l'a même pas aperçu au Colisée ce soir, on n'a aucune nouvelle de lui depuis le début de son service à La Plume cendrée et ça fait facilement une heure et des brouettes que le spectacle est terminé. Froussard comme il est, je sais qu'il n'irait pas traîner dans des endroits dangereux, mais j'avoue que je m'inquiète pour ce garçon. On va partir à sa recherche donc dépêche toi un peu.

— Ça irait plus vite si tu dégageais d'ici, lâcha Ren avec humeur.

— Petite nature. Je te laisse alors.

Enfin Scorpio sortit de la salle de bain, en refermant mal la porte derrière lui. Exaspéré, Ren avança le bras pour refermer. L'espace d'une seconde, comme un flash, il vit à nouveau le sang de son rêve sur sa main. Il ramena son bras vers lui, le cœur cognant contre ses côtes. Entre deux clignements de paupières il lui semblait également revoir le visage de Stone, son trou sanguinolent dans le front, son regard vide, sa rancœur apparente... Ren se força à souffler et respirer pour se calmer...

Il finit de se doucher en ressassant ce cauchemar... Pourquoi on le hantait ainsi ? Il culpabilisait suffisamment d'avoir laissé Stone pour mort dans cette tour. Pourquoi lui rappeler ? Pourquoi lui remémorer cet instant, ces quelques secondes qui avaient fait basculer la vie de son alter-ego... ? Il souffrait suffisamment dans la vraie vie, pourquoi rendre ses cauchemars et ses souvenirs plus douloureux encore ? Qu'est qu'il avait fait à l'univers pour qu'on s'acharne sur lui ainsi ? Avec ses insomnies et sa nyctophobie, il finira par perdre la tête un beau jour...

Dans le dortoir, c'était l'effervescence. Talia tentait visiblement d'apaiser une Charlie électrique en train d'imaginer tous les scénarios possibles pouvant expliquer l'absence de Luka.

— Mais on ne l'a même pas vu au Colisée ce soir !! Peut-être que... peut-être qu'en réalité les gens à La Plume cendrée l'ont démasqué !! Peut-être qu'ils lui ont réglé son compte !!! paniqua-t-elle. Il est sûrement mort pour de vrai à l'heure qu'il est !!!

— Ne te fais pas ce genre d'idées ! Respire un bon coup, conseilla Talia. Ne t'en fais pas pour lui. On va aller le chercher tous ensemble et le retrouver. Tout ira bien.

— Tu crois ? glapit Charlie. Oh bon sang je m'inquiète vraiment trop pour lui.

— C'est ton côté maman poule ça, dit Scorpio en tapotant l'épaule de sa compagne. Mais la vieille a raison : on va aller le chercher tranquillement, pas besoin de paniquer.

— Qui est vieille ? grinça la concernée avec un regard noir. Je n'ai même pas soixante ans !!

— Tu t'en rapproches dan-ge-re-se-ment, provoqua Scorpio.

— Humph ! Et c'est la momie de l'Egypte Antique qui me dit ça !

— Allez ça suffit, coupa Gabi. Vous quatre vous sortez le chercher et moi je vais tenter de le localiser.

— Et comment tu vas faire ? demanda Ren.

— Juste me concentrer un peu pendant suffisamment longtemps pour visualiser tout le réseau des esprits alentours. Je devrais pouvoir tracer et retrouver Luka ainsi. Ensuite je vous contacte et vous irez le chercher.

— Nous contacter comment ? questionna encore Ren.

Par pigeon voyageur andouille, résonna la voix de Gabi depuis l'intérieur de sa tête.

Le brun sursauta, ne s'attendant pas à un tel phénomène, accompagné d'une légère migraine. Gabi n'avait pas bougé les lèvres, elle avait juste attrapé et pincé quelque chose d'invisible dans l'air avec ses doigts. Un des fils d'esprit qu'elle seule voyait et pouvait manipuler.

— Voilà que tu communiques par la pensée maintenant...

— C'était un poil compliqué à apprendre, surtout avec Emerald en tant que professeur, mais j'ai réussi à mettre au point la technique, expliqua Gabi. Maintenant tout le monde sort, j'ai besoin de calme pour « scanner » les environs.

Ren enfila une veste à capuche puis ses bottes rangers et emboîta le pas de Scorpio, Charlie et Talia dans le couloir. Une fois sur le perron du Terrier, ils se dispersèrent chacun de leur côté pour retrouver Luka rapidement. Ren rentra les mains dans ses poches en grommelant. D'un côté il était sûr que tout le monde s'inquiétait pour rien, mais de l'autre il avait forcément dû arriver quelque chose au rouquin pour qu'il soit absent en cette heure aussi tardive. De plus il n'était pas du genre à traîner dans les rues et écourtait au maximum ses trajets jusqu'au Terrier.

Ses pensées dévièrent au fil de ses pas, délaissant le Gardien aux abonnés absents pour se centrer sur une personne. Sarah. Il se demandait toujours pourquoi elle avait été aussi glaciale et distante... Et quel était ce « truc à faire » qui l'avait empêché de rester plus longtemps... Plus il se repassait ces retrouvailles désastreuses en boucle, moins il comprenait le comportement de la démone. Son air dément, son attaque impulsive quand il avait essayé de la retenir, son agressivité dans la manière de lui dire qu'elle n'avait pas le temps... Rien n'avait de sens pour lui !

Une migraine se pointa et le fit grimacer, juste avant d'entendre la voix de Gabi dans sa tête.

Je l'ai trouvé... Ren t'es le plus proche. Tout droit.

Le brun ne tenta pas de lui répondre et suivit ses instructions à la lettre. Gabi le guida dans les Cryptes et les galeries. Ren se demanda ce que ça pouvait bien faire d'avoir ce pouvoir si spécial. Visualisait-elle une sorte de reproduction 3D des environs, avec des points rouges représentant les esprits des gens ? S'appuyait-elle sur la perception des personnes pour se construire une visualisation géante des Cryptes ? Quel pouvoir versatile en y repensant !

Les instructions GPS de Gabi le conduisirent devant une devanture de bar, assez ancien et vide. Seules des vieilles personnes buvaient un verre à l'intérieur, avec un jeu de carte. Et au comptoir....

Bordel, Luka avait disparu des radars pour aller se saouler en douce...

Ren grogna en entrant dans le débit de boisson, vraiment calme et petit. De la fumée de cigare flottait dans l'air et contrairement à la nicotine, l'odeur était plutôt épicée et délicate. Sans un mot, Ren tira un tabouret de bar et s'assit à côté du jeune homme roux étalé sur comptoir.

Luka avait la tête posée contre son bras, un regard humide perdu dans le vide et surtout cinq verres vides autour de lui. Son nez et ses joues étaient rougis, mais impossible de savoir si c'était à cause d'une crise de larmes ou de l'ivresse. Un rapide coup d'œil permis à Ren de voir que leur espion s'était débarrassé de sa fausse poitrine et de son peigne à fleur, gardant en revanche le haut oriental couleur bordeaux à moitié déboutonné et son pantalon de soie noir.

La gérante s'avança au comptoir pour demander sa commande à Ren. Âgée, elle arborait une robe de cocktail qui lui allait assez bien malgré son embonpoint, une bonne vingtaine de colliers et de bagues, ainsi qu'une épaisse chevelure bouclée, argentée et attachée en chignon au sommet de son crâne. Ren lui souhaita le bonsoir et lui demanda un mojito.

— Toi quand tu te bourres la gueule c'est que ça va pas, commença le brun en tournant la tête vers Luka.

— Alors toi fous moi la paix et va crever... marmonna le roux.

— Tout le monde te cherche au Terrier. Charlie est morte d'inquiétude et Gabi a fait des pieds et des mains avec son pouvoir pour te retrouver.

— Ouais... Ben je suis juste là.

— Votre mojito jeune homme, lança poliment la gérante.

Ren la remercia et la vieille dame s'alluma un cigare. Luka lui réclama un autre verre.

— Euh ça ira, intervint le brun.

— Mêle toi de ton... !

— Vous avez raison, se ravisa la gérante en refermant la bouteille de whisky. Ce pauvre garçon a bien assez bu.

— Bon... fit Ren une fois la vieille dame suffisamment éloignée. Qu'est-ce que t'as ? Quelque chose s'est mal passé ?

— Tout est parti en vrille, TOUT... J'en ai marre de ma vie... J'en ai marre de moi ! Cette soirée a juste été horrible, j'ai honte et je veux juste crever...

Ren expira lentement en se frottant les paupières, déjà exaspéré par les propos pessimistes du rouquin. Il remua son mojito, mélangeant morceaux de menthe et rondelles de citron vert au fond.

— Ils t'ont pas vu dans le Colisée, continua le brun.

— J'étais dans la tribune des capitaines... Avec Isaac... ajouta Luka comme s'il révélait un secret honteux.

Ren décida de ne pas le lancer sur ce plan B qu'il avait finalement appliqué, c'était un coup à ce qu'il se flingue sur place.

— Et en fait... j'ai trouvé les jumelles... poursuivit Luka en passant un doigt sur le bord d'un de ses verres vide.

— Mais c'est une bonne nouvelle ça ! fit Ren.

Il s'en serait presque réjouit si son camarade n'avait pas été dans un état si déplorable, moitié ivre moitié au bout de son existence.

— T'as trouvé les Gardiennes qu'on cherchait depuis tout ce temps ! répéta Ren.

Il avait du mal à le réaliser, tant l'enquête durait depuis des lustres et des ampoules. Luka ne semblait pas partager cette joie et soupira.

— Mouais... Faïza et Astrid Aquila étaient bel et bien Remus et Romulus... Et les sœurs cadettes d'Isaac... Elles nous ont donné rendez vous demain, vers treize heures, à La Plume cendrée pour le pacte de sang.

— Excellente nouvelle. Pourquoi t'es là alors ? Pourquoi tu te bourres la gueule alors que t'as réussi ?

Luka poussa encore un soupir à fendre l'âme et tapota son verre.

— Elles... ont deviné tout de suite que j'étais un gars. Et elles m'ont dit... De dire la vérité à Isaac... Dire que j'étais pas une fille et que je le prenais pour un imbécile juste pour trouver ses sœurs... Et... Et là...

Le roux se mordit la lèvre et se mit à pleurer bruyamment et à grosses larmes, laissant son front cogner contre le comptoir. Ren se retint de l'assommer avec un des verres vides...

— Y a plus rien qui est allé !! couina Luka en se redressant. Je... Je voulais lui dire tout de suite la vérité, lui révéler toute la mascarade parce que de toute façon après j'ai plus besoin de revenir au bar. Mais il m'a pris de court en parlant de je sais plus quoi à propos des anges déchus, comme quoi il avait tué trois personnes. Tout ça pour que j'arrête de traîner avec lui parce qu'il était pas recommandable...

— Attends... Depuis le début t'ignorais que c'était un ange déchu ? demanda Ren, dépité.

— Et alors ? Trois personnes qu'il a tué ? Pffff. C'est même pas une recharge de flingue. Moi j'en ai tué beaucoup plus que ça et c'est pas pour autant que je demande à tout le monde de dégager ! Bref et après il...

Déjà rouge, Luka vira au cramoisi le temps de sa réflexion.

— Disons... Que y a eu des trucs, articula-t-il, la bouche rendue pâteuse par une salive épaisse. Et qu'après je lui ai dit que j'étais un gars... Il a pas du tout apprécié le fait que je l'ai pris pour un pigeon... Que j'ai joué la comédie pendant tout ce temps et que je lui ai donné de faux espoirs. Je me suis senti encore plus coupable après tout ça... Je suis qu'un menteur... Un escroc.

— T'as pas à te sentir mal, Luka, insista Ren. On devait retrouver les jumelles, on n'avait pas le choix. Tu as réussi ta mission ! rappela-t-il en espérant l'atteindre. Tu n'es coupable de rien, arrêtes un peu de te tourmenter. Isaac est juste un connard de déchu je te rappelle. Donc toi t'as pas à te considérer responsable de quelque chose de mauvais juste parce que t'as « joué la comédie » et que lui a tout gobé comme un... idiot !

Il aurait bien aimé sortir le très pratique « gros con », mais il avait déjà dit assez de grossièretés en une seule tirade. Luka baissa les yeux sur son verre en reniflant.

— Franchement, souffla Ren. T'as réussi ta mission et tu viens quand même te mettre minable au bar... Moi qui pensais que t'avais une bonne raison...

— Dis... T'es déjà tombé amoureux ?

Pris de court et dérouté par la soudaine tournure de la conversation, Ren arqua un sourcil en se demandant qu'est-ce ce que c'était comme question... Et d'où ça sortait surtout. Le brun ne parlait jamais de ses histoires de cœur et Luka était certainement la dernière personne avec qui il pourrait discuter de ce sujet... Il fixa les morceaux de menthe dans son mojito. Le sirop et le rhum dans la boisson faisait onduler l'eau pétillante par endroit. Les pensées de Ren se mirent à dévier vers une certaine démone...

— Ben... En quelque sorte...

— De qui ? continua Luka en faisant des cercles autour de son verre avec son doigt.

— Pfff...

Il se gratta la nuque en se demandant ce qu'il avait à y gagner de confier tout ça... Depuis des années il gardait tout pour lui, espérant que ça lui passera un jour si personne ne remarquait quoi que ce soit. Mais visiblement tout ceci n'avait servi à rien... Malgré la souffrance qu'il avait ressenti pendant leur longue séparation et celle encore plus brutale suite aux retrouvailles glaciale avec la concernée, son cœur avait continué à battre pour la même personne...

— Une amie de lycée... poursuivit Ren. Je sais pas pourquoi du jour au lendemain j'ai arrêté de la voir comme une rivale et une amie... Mais j'avais pas envie de gâcher notre amitié à cause de ça. Ç'aurait comme été une trahison. Alors j'ai fait comme si... J'ai continué à jouer au meilleur ami et j'ai mis de côté ce que je ressentais...

— Tout mettre de côté... répéta Luka avant de se remettre à pleurer. C'était une super solution... Refouler ce que je ressentais, comme d'habitude, faire comme si de rien n'était, tout ignorer, emballer mon abruti de cœur en morceaux dans du fil de barbelé pour qu'il la ferme, mais non ! Pourquoi là ça ne veut pas marcher ??

Tandis que des larmes roulèrent sur ses joues, Ren crut halluciner en pensant trouver où il voulait en venir...

— Attends deux secondes... coupa-t-il. T'es tombé...

— Si tu continues cette phrase, je te bute !! menaça Luka.

— Me dis pas que...

— Non !

— Ce connard ?! Sérieusement ?

Rouge comme une pivoine, Luka fixait le fond de son verre sans vouloir regarder Ren en face.

— Donc t'es tombé amoureux de cet Isaac et t'en fais des montagnes... résuma le brun en se passant une main au visage. Je comprends mieux le bourrage de gueule...

— C'est encore plus horrible quand c'est quelqu'un d'autre que ma conscience qui le dis, gémit Luka en se prenant la tête à deux mains. Bon sang, c'est un cauchemar éveillé...

Il se cacha le visage avec les mains et cria dedans.

— Je ne sais plus quoi penser !! C'est mal tout ça ! D'habitude quand j'ai un faible pour quelqu'un ça dure pas longtemps, j'enterre tous mes sentiments, je refoule tout au fond de moi et ça me passe ! Mais là pendant toutes les semaines d'infiltration, j'ai essayé, mais ça ne marchait plus ! À chaque fois que je le vois, à chaque fois que je lui parle, même si je me sens tout bizarre et mal à l'aise, je peux pas m'empêcher de me dire que... que...

Les paroles avaient l'air de lui couter de plus en plus, comme s'il révélait un secret d'état sous la torture alors que Ren ne faisait qu'écouter depuis tout à l'heure en sirotant son mojito.

— Je peux pas m'empêcher de me dire qu'il est beau, putain !!! brailla le rouquin. Pourquoi ?? Pourquooiiiibwahahaha....

La fontaine de Vaucluse se remit à couler et Luka s'étrangla un long moment avec ses sanglots. En attendant Ren termina son cocktail et touilla ses glaçons fondus et les morceaux de menthe. Il soupira...

— Je suis peut-être pas le meilleur pour te donner des conseils là-dessus – Charlie le fera mieux que moi d'ailleurs – mais franchement... Isaac ? Ce sale piaf ? Comment t'as pu ...?

— J'en sais rien ! Tu crois que je contrôle peut-être ? Tu crois que j'ai choisi ? Pauvre abruti, si j'avais le choix, ça ferait longtemps que je serais avec une fille aussi mignonne et belle que moi !

— Mais c'est pas une histoire de fille ou garçon, s'agaça Ren. C'est juste que cet Isaac est un connard ! Un salaud qui nous a drogué, menacé, menti et...

Il préférait oublier ce triste épisode où il lui avait sorti son jeu de séduction pour le faire dégager plus vite de son bar.

— Bref niveau comportement, on a vu mieux !

— C'est pas un connard... marmonna Luka. On a discuté souvent pendant les fermetures et... Il n'était pas comme ça... Je l'ai trouvé... Sympa... Marrant parfois... Et assez avenant...

— Sympa ?? s'étrangla Ren. On parle du même barman là ?? Ce sale fils de...

— Ne jugez pas trop vite Isaac, lança la gérante.

Les deux jeunes hommes au comptoir pivotèrent la tête vers la vieille femme fumant tranquillement son cigare un peu plus loi, perdue dans la fumée et lumière tamisée du bar.

— Oui j'avoue vous avoir écouté tous les deux, rit-elle. La différence dans vos discours montre bien que personne ne connaît le vrai Isaac.

— Le vrai Isaac ? répéta Ren.

Pourquoi il demandait d'abord, alors qu'il n'en avait rien à secouer de ce déchu à la noix...

— Un jeune homme très mystérieux, continua la gérante. Qu'on peut très difficilement cerner à cause de ses innombrables facettes et masques. Il se cache derrière ces faux semblants. Au fond quand on le connaît, on se rend juste compte que c'est un gamin brisé par la vie.

Loin d'être attendri, Ren souffla en faisant vibrer ses lèvres. Cette réaction fit rire la vieille dame.

— Il sait très bien masquer ses sentiments. Il sait très bien jouer de ses facettes et passer d'un masque à l'autre pour que jamais on ne devine ses véritables tourments. Hormis ses deux jeunes sœurs, personnes ne peut prétendre le connaître.

— Vous saviez donc qu'il avait deux cadettes ? demanda Ren.

Leurs recherches auraient été tellement plus simples s'ils avaient parlé du pigeon à cette gentille dame plus tôt... Etrangement tout tournait autour d'Isaac ces temps ci...

— Une vieille personne comme moi connait tout par ici. Surtout qu'Isaac vient très souvent vider son sac à ce comptoir, au beau milieu de la nuit. On finit par le connaître un peu mieux, surtout avec l'alcool, ce vieil ami qui aide à faire parler les plus silencieux d'entre nous. Oh il m'en a raconté des choses, ce pauvre garçon. Il y a de quoi avoir le cœur brisé quand on entend les horreurs qu'il a vécu à La Fosse, la prison de Kyklona. Un vrai cauchemar.

Pour Ren ça restera un salaud de pervers déchu, peu importe les beaux discours sentimentaux qu'on lui servait... Ça restait un meurtrier, capable d'ôter la vie à des personnes : il n'y avait qu'à voir ses tatouages de flèche sur les joues.

— On le connaît mieux et on apprend aussi des choses intéressantes sur ce monde. Par exemple : sa famille possède un lien très fort avec le passé. Des personnes veillant sur le monde à ce qu'on dit. Quant à sa mère défunte, elle était de ceux qui comme Remus et Romulus, les vrais, gardent un œil sur le monde au nom des Douze.

Ren resta interdit devant ces propos... La dernière phrase avait tout un sens caché, quand on savait que les jumeaux Remus et Romulus étaient des Gardiens avec un œil en cristal... Et ces liens de sa famille avec le passé... Des personnes « veillant » sur les mondes... Ren allait devoir tirer ça au clair. Veiller pouvait faire référence aux Gardiens... Mais aussi à cette étrange organisation inconnue... Les Veilleurs que Gabi avait évoqué il y a bien longtemps... Les Aquila auraient donc un lien avec eux. Dans ce cas, la partie risquait de se corser.

De toute façon, si cette dame racontait et savait tout ça, c'est parce qu'elle l'avait appris de la bouche d'Isaac. Cet homme en savait beaucoup, beaucoup plus que prévu... Ren se rendit à l'évidence : même si le personnage le débectait, il leur sera probablement utile...

Il termina l'eau fondue de ses glaçons en grimaçant car il détestait ce goût, puis se leva, fourra les serviettes en papier non utilisées dans ses poches et laissa quelques pièces sur le comptoir.

— Merci beaucoup pour cette conversation madame. Maintenant on va y aller, ajouta-il en attrapant le bras de Luka qui se dégagea aussitôt.

— Me touche pas !

Ils sortirent du bar et atterrirent dans la rue souterraine. Bien éméché, Luka marchait pourtant encore droit. Ren resta à sa portée pour le rattraper en cas de chute intempestive.

— Bon écoute : on va rentrer au Terrier, se reposer et aller comme prévu à La Plume cendrée pour le pacte de sang, résuma Ren, fatigué. Toi ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil.

— Non... grogna Luka. Ça ira jamais mieux.

Il disait ça parce qu'il accusait encore le coup et était ivre... Ren repensa à tout le discours de la vieille gérante, notamment la partie pouvant potentiellement évoquer les « Veilleurs »... La famille Aquila faisait-elle partie de cette organisation quasiment inconnue ? D'un côté ça leur permettrait d'en apprendre plus sur ces gens, savoir leurs objectifs et s'ils étaient dangereux pour les Gardiens. De l'autre, ils prendraient beaucoup de risques à entrer en contact avec les jumelles et leur frère. Dans tous les cas ils n'avaient pas le choix : de gré ou de force, Faïza et Astrid devront rejoindre l'Horloge.

— Dis, les jumelles... Elles t'ont paru comment quand tu les as vu ? questionna Ren.

— Très méfiantes, répondit Luka. Comme si elles s'étaient imaginées tout un tas de chose sur les Gardiens. Comme si on leur avait raconté des trucs faux sur nous pour les garder à distance. Ce qui expliquerait pourquoi elles sont restées planqué dans ces cryptes à l'abri de tous. Et qu'Isaac a cherché à vous éloigner d'elles...

— On verra bien, mais je sens que ça va se compliquer cette histoire...

Son intuition lui soufflait que convaincre et recruter les jumelles n'allait pas être aussi simple qu'avec tous les précédents Gardiens, n'ayant jamais remis en question leur mission et leur coopération. Il y avait bien eu Amethyst, la déesse de Luka, qui avait disjoncté, préférant rester loin de ces histoires et éviter la confrontation avec Obsidian. Mais Luka avait été facile à convaincre... Si les jumelles de la Perle étaient devenus comme Amethyst et si on avait servi un discours douteux à Faïza et Astrid sur les Gardiens, alors là...

La réflexion de Ren n'alla pas plus loin quand il vit soudain deux personnes en train de se battre dans la galerie qu'ils empruntaient pour rejoindre le Terrier. Une des deux était couverte d'une capuche noire, l'autre avait des tatouages de déchu sur les joues. Ren aperçut l'éclat argenté d'une dague, puis la silhouette encapuchonnée poignarda la déchue. Un coup sec, précis, tranchant la chaire sous les côtes et remontant vers le cœur. Après un étranglement d'agonie, la déchue tomba raide morte à terre.

— T'avais pas dit que c'était interdit de tuer des gens ? questionna Luka à voix basse.

Si Ren avait pali jusqu'à la transparence en voyant un meurtre sous ses yeux, le rouquin n'avait même pas cillé. La silhouette encapuchonnée était courbée en avant, souffle court et rauque. Elle tourna la tête vers les deux témoins. Ren sentit son cœur tomber au fond de son corps en voyant les mèches châtains s'échapper de la capuche qui glissait de sa tête, puis le visage à la peau rouge d'une démone et enfin des yeux de lave éteints...

— Enfin... souffla Sarah, visiblement exténuée. J'ai... J'ai fini... Enfin...

Elle fit un pas, chancelante... Ren s'élança vers elle sans réfléchir en la voyant vaciller puis tomber à terre. Il la rattrapa juste à temps dans ses bras et s'agenouilla au sol, tenant la démone quasiment inerte contre lui.

— Salut Ren... murmura-t-elle, yeux clos.

— Salut... répondit le brun tout aussi bas.

Il la tourna puis la cala en position assise, lui passant un bras dans le dos pour la soutenir. La tête de Sarah pendait sur sa poitrine et sa respiration était devenue sifflante. Il remarqua soudain le sang sur le haut sombre de la démone. Il en avait également sur la main, collant, encore chaud. Beaucoup même.

La démone était blessée au ventre et saignait abondamment... Ren sentit la panique le gagner au même rythme que les palpitations affolées de son cœur.

— Non, non, non, pas ça...

Il attrapa en vitesse les serviettes en papier qu'il avait machinalement mis dans ses poches en sortant du bar. Après avoir soulevé le sous-pull de la démone, il les pressa contre la peau de son ventre. Sarah grogna de douleur.

— Qu'est-ce que t'as foutu, toi... ? marmonna Ren.

Il passa le bras de Sarah autour de ses épaules et la relava en la calant contre son flanc. Luka lui proposa son aide. Ren accepta volontiers que le roux allège un peu son fardeau et Luka se plaça de l'autre côté de Sarah pour la soutenir, lui enroulant son autre bras autour de ses épaules.

— C'est qui c'te fille ..? grinça la démone en lui jetant un rapide coup d'œil.

— Luka, enchanté, rétorqua le roux en la fusillant du regard.

Ren se servit de son bras libre pour endiguer le sang qui coulait de la blessure au ventre de Sarah. Soutenant la démone qui arrivait à peine à marcher, le brun et Luka l'emmenèrent jusqu'au Terrier pour aller rapidement la soigner. Ren n'aura pas l'esprit tranquille et ne pourra plus réfléchir sur rien tant que la démone sera couverte de sang... Il se posera des questions et lui demandera des explications plus tard. La priorité était qu'elle ne meure pas dans ses bras au bout de la deuxième retrouvaille...

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