Chapitre 14 : Lorsque les masques tombent


Un hurlement hystérique parcourut l'ensemble du Colisée lorsqu'enfin, après un combat d'une rare violence, le dragon s'effondra dans la poussière de l'arène, à bout de force. Debout sur le ventre de la bête, Remus et Romulus agitaient les bras en l'air, acclamés et glorifiés par la foule. Dans les gradins, Scorpio lança un message silencieux à Charlie et Talia à côté de lui. Le trio se leva et quitta rapidement les tribunes, profitant de l'engouement du public pour s'éclipser discrètement en direction de l'hypogée.

Emporté par l'enthousiasme de la foule, Luka s'était levé de son siège pour applaudir les jumelles en armures. Depuis la tribune spéciale des capitaines d'équipe, le spectacle avait été grandiose ! Remus et Romulus avaient affronté le dragon avec succès et l'avaient terrassé presque avec facilité. Il aurait fallu voir la manière dont les combattantes masquées avaient joué avec la bête, malgré sa taille impressionnante. Plusieurs fois elles avaient failli se faire trancher en deux par une griffe, gober vivantes par la gueule impressionnante du dragon ou brûler vives à cause d'un souffle de flamme. Mais elles avaient eu l'air de chercher les ennuis, flirtant avec la mort comme si ce n'était qu'un jeu, qu'un pari à qui irait le plus loin dans le danger sans se faire avoir.

A côté de lui, Isaac était enfoncé au fond de son siège, une main sur le visage, au bout de sa vie et exaspéré. Il s'était fait violence pour ne pas immédiatement appuyer sur le buzzer pour cesser le combat, quand il avait vu un mur de flamme engloutir ses cadettes. Il semblait aussi éprouvé par l'affrontement que ses sœurs, ayant manqué l'arrêt cardiaque à plusieurs reprises. Mais au final les jumelles allaient bien et avaient gagné.

— Elles sont super fortes, lança Luka alors que le Colisée se vidait progressivement.

— Plus jamais ça... J'ai cru que j'allais clamser avant elles.

— Mais tu vois, en leur faisant confiance et en leur laissant le temps de combattre, elles s'en sortent.

— Je sais...

Le Colisée fut bientôt entièrement vidé. C'était peut-être le moment pour Luka de s'éclipser pour aller chercher les jumelles et faire le pacte de sang...

— Euh... Isaac ?

Il eut un coup de chaud quand le barman posa ses yeux mordorés sur lui.

— Je vais passer un coup aux toilettes vite fait, improvisa le roux.

— D'accord, s'amusa Isaac. Tu sais où c'est ?

— Je devrais trouver, merci.

— Si t'as cinq minutes après, commença Isaac, tu peux rester un peu ? Les gradins vides sont assez impressionnants et j'aimerai te parler de quelque chose...

Il semblait nerveux et venait de gratter une de ses joues tatouées, les yeux perdus dans le vague. Luka hocha la tête avec raideur, tenta un petit sourire et quitta rapidement la tribune. Une fois seul, il s'autorisa à soupirer. Il respirait toujours mieux quand Isaac n'était pas dans le coin... Déterminé, il partit en direction de l'hypogée pour y retrouver Faïza et Astrid. Niveau timing, il devrait être bon et comme il connaissait le chemin il était sûr de ne pas les louper.

Heureusement il retrouva rapidement l'itinéraire ainsi que la salle d'attente avec le rideau. Astrid et Faïza y étaient encore, l'une en train d'enlever son armure, l'autre en train de nettoyer sa peau pleine de sang de dragon. Mentalement prêt, Luka inspira et s'avança en toussotant.

— Euh. Bonsoir.

— Encore toi ? marmonna Faïza en levant un regard amorphe.

— Tu veux quoi ?? agressa Astrid.

Sa sœur la calma immédiatement en posant une main sur son épaule. Elles s'échangèrent un message silencieux d'un seul regard.

— En fait tu tombes bien, dit Faïza. On avait des questions à te poser.

— Ah ? fit Luka, pris au dépourvu. C'est curieux, moi aussi...

Il s'était fait un petit script de ce qu'il allait dire le temps du trajet et les jumelles avaient tout foutu en l'air en le devançant... Bah, ça lui laissait un peu de temps pour trouver la manière de leur annoncer qu'il était un Gardien, qu'il les cherchait et de leur demander un pacte de sang.

— Bon ! clama Astrid. Première question : pourquoi t'es déguisé en fille ?

Le cœur de Luka manqua un battement... avant de repartir à toute vitesse. Une trouille bleue lui enserra les entrailles et il sentit une chute de tension, comme annonciatrice d'un malaise.

— Pardon ? croassa-t-il, incapable de formuler autre chose.

— Pour-quoi t'es dé-gui-sé en fil-le ? articula Astrid.

C'était impossible ! Personne ne se doutait de quoi que ce soit depuis des jours et des jours, tout le monde l'appelait Luna et lui disait elle sans discuter, personne n'avait trouvé quoi que ce soit de bizarre. Et après une seule rencontre et quelques minutes à peine elles le perçaient à jour ??

— T'es un mec oui ou non ? insista Astrid en se penchant à sa hauteur.

Luka eut un brusque mouvement de recul et son cerveau rétropédala à toute vitesse pour désamorcer la situation. Que faire ? Démentir ? Avouer ? De toute façon sa mission d'infiltration étant terminée, il n'avait plus tellement besoin de sa couverture... Et puis Faïza et Astrid allaient bientôt faire partie de l'équipe, autant avouer tout de suite...

— Oui... marmonna-t-il du bout des lèvres avec sa voix normale et masculine.

— Wah... C'est impressionnant quand même, dit Faïza. La façon dont tu modules ta voix, ton déguisement, vraiment chapeau.

— Après t'as la tronche d'une fille, ajouta Astrid en collant son visage au sien.

— Comment vous avez deviné ? questionna Luka en s'éloignant.

— Ta carrure était assez bizarre, répondit Astrid.

— Après on est mal placées pour dire ça toutes les deux... dit Faïza.

Luka voulut confirmer : les deux étaient de vraies géantes, tout en muscles ! Mais il préféra se taire, au risque que l'une des deux ne décide de lui briser la nuque... Vu la brindille qu'il était, ses cervicales auraient été aussi facile à casser qu'une pauvre allumette...

— Bref, deuxième question : pourquoi tu tournes autour de notre frangin ? J'en ai vu des techniques pour l'approcher, mais celle là c'est une première, dit Faïza.

— C'est compliqué... marmonna Luka.

— Oh non c'est pas compliqué, coupa Astrid. Option une : c'est pour te le taper...

— QUOI ??? hurla Luka. Non non non non, d'abord je suis un homme et ensuite c'est pas DU TOUT ce que vous croyez !!! démentit-il, rouge de honte. C'est.... Je vous cherchais !!

Il leur balança directement la vérité pour se sortir le plus vite possible de ce pétrin. Satisfaite, Astrid tendit la main à sa sœur, qui lui glissa un billet d'argent en grommelant. Comme si elles avaient parié.

— Parfait ça. Toujours balancer l'option la plus gênante pour déstabiliser la cible et obtenir la vérité rapidement, récita la jeune femme. Pourquoi tu nous cherchais ?

— Note qu'on pense savoir, dit Faïza. Alors gaffe à ce que tu vas dire...

— Euh... Pour faire simple je suis un Gardien. Luka, le Gardien d'Amethyst la Onzième... On doit se rassembler pour pouvoir affronter Obsidian le Treizième et pour ça on a besoin de vous deux. Vous êtes les dernières Gardiennes de ce monde qui nous manquent. Alors avec les autres je suis venu ici pour vous chercher. Avec les pistes qu'on avait, j'ai dû me déguiser pour infiltrer La Plume cendrée et récolter du renseignement.

Comme les jumelles continuaient à garder le silence, Luka enchaîna, un peu stressé :

— Et de fil en aiguille je suis remonté jusqu'à vous.... Voilà...

— Je savais que ça finirait par nous rattraper, soupira Faïza.

— On fait quoi Fa' ?

— Aucune idée...

— Il faudrait qu'on fasse un pacte de sang, expliqua Luka. Comme ça vous allez rejoindre l'Horloge, ça ramènera Pearl et Nacre auprès de ses frères et sœurs et on avancera dans notre mission.

Il avait presque repris les arguments que Charlie lui avait sorti il y a des années pour le convaincre de rejoindre les Gardiens. Tendu, il attendit la réponse des jumelles.

— Franchement : on sait pas, dit finalement Faïza.

— S'il vous plaît, supplia Luka. On a besoin de vous pour terminer la mission des dieux de l'Ancien monde. Les Gardiens à travers les âges ont tous vécu pour un jour rassembler les Douze, alors c'est notre devoir de finir ce qu'ils ont commencé et... on a besoin de vous, répéta le roux.

Pffff, notre « devoir »... Tu te mets à parler comme ma fratrie, souffla la voix d'Amethyst dans sa tête. M'enfin bon, espérons que ça va convaincre ces deux grosses brutes et ces deux gamines de Pearl et Nacre.

Les jumelles se regardèrent, comme si elles hésitaient...

— Alors c'est tout ? dit Faïza. Pour une « mission », on doit juste vous rejoindre ?

— Et vous avez juste besoin d'un pacte de sang pour nous ramener à l'Horloge ? continua Astrid, comme étonnée.

— Après si vous voulez en discuter un peu plus avec mes camarades, ça peut se faire, improvisa Luka. Moi je suis le dernier à avoir rejoint l'équipe, même si ça fait déjà six ans, donc j'aurai peut-être du mal à mieux vous expliquer.

— On peut faire ça, accepta Faïza.

— Le temps d'en toucher deux mots à l'autre gourdasse, ajouta Astrid entre ses dents.

— Parce qu'on doit t'avouer qu'on entend des tas de choses étranges depuis des années et qu'on était à la fois terrifiées et curieuses de rencontrer les autres Gardiens. Mais là... Vu ce que tu nous demandes, on est limite un peu... Déçues ?

— Méfiantes ? proposa Astrid.

— Bref, on s'expliquera un peu mieux plus tard, d'accord ? dit Faïza. Disons... Demain treize heures à La Plume cendrée avec toute ton équipe ?

— Pas de problème, accepta Luka. Ne vous inquiétez pas, on ne vous veut aucun mal, si c'est de ça dont vous avez peur.

Les jumelles hochèrent la tête de façon synchronisée, l'air de comprendre, malgré leurs apparents aprioris.

— Alors à demain.

— Ah et dernière chose ! fit Astrid.

— Ah oui, dit sa sœur comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Un conseil : tu ferais mieux de dire à Isaac que t'es un mec.

— Gourde comme il est, il a sûrement pas remarqué que t'étais un gars.

— Alors dis-lui la vérité avant qu'il ne la découvre par lui-même.

Luka sentit son cœur palpiter de trouille à la simple idée de dire la vérité au barman... S'il apprenait qu'on le prenait pour un pigeon et qu'on le menait en bateau depuis deux semaines, tout ça pour pouvoir accéder à ses sœurs Gardiennes, il allait le tuer pour de vrai... 

— Ça... Ça change quoi si c'est moi qui lui dit plutôt qu'il ne le découvre plus tard ? balbutia Luka.

— Oh. Disons qu'il aura un peu moins envie de te tuer, répondit Faïza.

— Bah ça risque pas ! relativisa Astrid avec un coup de coude pour sa sœur.

— Pourquoi ? fit sa jumelle.

Astrid fit sauter plusieurs ses sourcils avec un grand sourire, puis ses yeux indiquèrent rapidement et discrètement Luka. Le message passa entre elles.

— Pas faux... Mais dis lui rapidement quand même.

— Bref n'oublies pas, « Luka » ! Demain, treize heures, Plume cendrée ! Et avec tous les Gardiens !

Les jumelles s'éloignèrent en agitant la main et Luka les entendit marmonner de prévoir des lames au cas où ce soit un guet-apens. Derrière leur façade, la méfiance restait de mise. Qu'est-ce qu'on avait bien pu leur raconter par le passé ? Luka décida que cette question sera résolue le lendemain avec les autres et il s'autorisa à soupirer de soulagement.

Il avait réussi... Sa mission d'infiltration était terminée et dès demain, après les négociations, les jumelles pourront rejoindre l'Horloge. La pression de ces dernières semaines retomba enfin et Luka se passa les mains dans les cheveux. Il prit ensuite le chemin des tribunes, se souvenant qu'Isaac l'y attendait. Les conseils des jumelles lui revinrent en tête et il sentit le stress lui revenir comme un boomerang en pleine face.

Dire la vérité avant qu'il ne la découvre... Dans tous les cas, il avait fini son boulot et après le pacte de sang, les Gardiens partiront pour d'autres aventures, clôturant l'arc Kyklona. Il n'y avait plus aucune raison d'être « Luna »... Mais ce qui était sûr, c'était qu'Isaac allait lui en vouloir à mort quand il lui révèlera la supercherie. Cette perspective donnait envie à Luka de se taire et de continuer à jouer le jeu... mais était-ce mieux de continuer à mentir ?

Alors qu'il poussait la porte menant à la tribune des capitaines, Luka entendit cette petite voix glaçante dans sa tête, ce subconscient toujours là pour le rabaisser quand il n'y pensait plus. Une traînée, une honte et maintenant un menteur et un escroc. Joli palmarès... C'était vrai tout ça... Il était un imposteur au final... Et rien que pour ça il se sentit encore plus mal de vouloir continuer à jouer le jeu... Il n'y avait aucun intérêt... Aucun hormis le fait qu'Isaac « aimait bien » Luna et la trouvait mimi.

Elle... Pas toi, se rappela Luka avec amertume. D'ailleurs il ne savait même pas pourquoi cette évidence lui faisait quelque chose et le rendait triste... Pourquoi il était déçu d'abord ? Parce qu'au fond de lui il avait espéré comme un idiot ? Parce qu'on fond de lui il avait aimé être cette Luna qui attirait l'attention d'Isaac, là ça n'aurait pas été possible avec Luka ? Il soupira. Comme si ça avait été un seul instant réalisable... Non. Les choses étaient telles qu'elles étaient. Il restera seul toute sa vie et il s'en contentera. Il était réaliste : personne ne l'aimera jamais.

— Les gars normaux, ça aime les filles... se rappela-t-il à voix basse.

Il quitta le sol des yeux pour scanner rapidement les alentours. Son  imbécile de cœur se remit à battre en le voyant lui... Isaac était là, assis sur le muret en pierre faisant office de garde fou de la tribune. Jambes pendues dans le vide, il admirait les stalactites de la voute rocheuse du Colisée. Luka se lesta le cœur et le corps pour s'obliger à redescendre sur terre et détourner le regard...

— Ah t'es là, fit Isaac en le voyant s'avancer et s'accouder au garde fou. J'ai eu peur que tu te soies perdue.

— Tu voulais me voir ? demanda Luka.

— Pour... discuter et mettre certaines choses au clair, dit Isaac d'une voix si neutre que le roux eut froid dans le dos.

Bon il était foutu... Il avait deviné la mascarade, il allait le détester à vie et pourquoi pas le tuer... Sans doute l'insulter et lui dire les choses habituelles comme quoi il était bizarre, anormal et qu'il dégoûtait... La routine.

— En fait... commença le barman en lissant ses cheveux cuivrés en arrière. Je te trouve un peu étrange...

Luka posa son menton sur ses avants bras en soupirant. On y était...

— Pourquoi ? marmonna-t-il.

— Parce que... Comment dire, hésita Isaac comme s'il cherchait ses mots. Tout le monde joue à l'hypocrite avec moi. Tout le monde se méfie de moi. Hormis les personne que j'ai appris à connaître pendant plusieurs mois, tout le monde garde ses distances, me jette des regards de travers et adopte un comportement faux... Et toi... Je sais pas. Toi tu me regardes normalement.

Le roux redressa la tête, dérouté par la tournure de la conversation. Lui qui s'attendait à se faire détruire à cause de son infiltration et de son déguisement...

— Toi quand je te vois, je vois juste... Une certaine naïveté dans ton regard. Toi tu me regardes simplement et innocemment. Sans aucune méfiance, sans aucune hypocrisie, sans aucune peur... Ça... me perturbe assez, je dois dire...

Pour une fois ce fut Isaac qui détourna le regard quand Luka lui jeta un regard plein d'incompréhension. Où voulait-il en venir ?

— Je ne te suis pas trop... avoua le roux.

Isaac roula la tête dans sa direction et tapota les tatouages en forme de pointe de flèche sur ses joues.

— C'est à cause de ça que ça me perturbe. T'as pas le comportement que les gens sont censés avoir en voyant ça. Soit... Tu t'en fiches vraiment, soit tu ignores ce que c'est.

Le cerveau de Luka pédala rapidement pour tenter de retrouver – voir trouver tout court – la signification de ces tatouages sur les joues. Il avait vu plusieurs personnes arborant ces marques triangulaires, mais il n'avait aucune idée de leur signification... Devant son regard perdu, Isaac soupira, se leva en équilibre sur le garde fou et... se laissa tomber dans le vide de l'arène.

Luka lâcha un cri de panique et soudain Isaac remonta du fond de la fosse à toute vitesse. Les pupilles du rouquin se dilatèrent. D'immenses et majestueuses ailes en plumes noires avaient poussé comme par magie dans le dos d'Isaac ! Comme si la paire d'aile tatouée sur ses omoplates avait soudain pris vie et formé cet immense empennage couleur encre. Brassant l'air avec force, l'ange fit le tour de l'arène, sous le regard émerveillé de Luka. Enfin Isaac revint à son point de départ, ralentit en quelques battements d'ailes et se posa sur la rambarde. Impressionné par l'envergure du barman, Luka resta bouche bée.

— Mais... Tu es un ange, dit-il en admirant les plumes.

Isaac écarquilla les yeux. De la surprise à l'état pur se lisait sur son visage.

— Un ange... ? répéta-t-il, incrédule.

Il regarda ses immenses ailes noires, comme plongé dans de vieux souvenirs. Puis il pinça les lèvres et l'amertume remplaça la surprise.

— Je suis un déchu Luna... dit-il d'une voix presque glaciale. Un criminel...

Il se laissa retomber dans la tribune en se passant une main au visage.

— Un ange... refit-il comme si lui donner ce surnom était improbable. Je ne suis pas un ange... Je suis juste un meurtrier que la vie a détruis et perverti. Et toi tu dis que je suis un ange...

— Je... Je ne sais pas ce que c'est un déchu... expliqua Luka.

— Ce sont des gens comme moi... Reconnaissables entre mille avec leurs ailes noires et leurs tatouages sur les joues... La marque des pires criminels de ce monde. Un avertissement pour le reste de la population : surtout ne les fréquentez pas, ce sont des monstres sans âme. Jusque là, tout le monde se pliait à la règle, m'évitait, me craignait. Et toi tu es arrivée... Avec tes yeux de biche, tu n'as rien fait de tout cela et tu m'as regardé comme quelqu'un de normal... Comme... Juste un ange...

Ses ailes se replièrent dans son dos et Isaac continuait à fixer le sol, n'osant plus regarder Luka en face après ce discours. Il avait l'air complètement différent... Vulnérable.

— C'est ça que je voulais te dire... Je voulais que les choses soient claires entre nous et être sûr que tu saches avec qui tu traines... Et m'excuser aussi, je crois que j'ai profité de ta naïveté et de ton ignorance pour rester avec toi ces derniers temps... Maintenant j'arrête de vouloir chercher ta compagnie et je vais te laisser tranquille pendant les fermetures.

— Mais... Pourquoi ? demanda Luka.

Il était complètement pris au dépourvu ! À la base c'était lui qui était censé « mettre les choses au clair » et faire en sorte qu'Isaac « sache avec qui il trainait ». Il était censé lui dire la vérité !

— Parce que je t'ai bien cerné dernièrement. T'es une gentille fille... Je veux pas qu'il t'arrive des bricoles parce que tu traines avec quelqu'un comme moi. Je ne suis ni fréquentable, ni recommandable. Avec plein de monde je m'en fiche, mais toi... Avec toi c'est différent.

Luka déglutit. Un soupçon de panique le parcouru quand Isaac fit un pas vers lui.

— Mais... Mais t'as fait quoi d'abord pour dire tout ça ? questionna-t-il.

— Pour finir comme ça, corrigea le barman en exhibant ses grandes ailes noires. Je suis un déchu parce que j'ai tué trois personnes.

Il fixa Luka, l'air sinistre. Le dominant de toute sa hauteur et de l'ombre qu'il faisait avec ses ailes, il était très intimidant et le roux se sentait minuscule. Il ne cilla pas, attendant la suite.

— Trois homicides, Luna, d'accord ? répéta-t-il lentement pour être sûr qu'il comprenne. C'est pour ça qu'on m'a cloué au sol et déchu à vie.

— Et ? fit le rouquin, comme si l'histoire n'était pas finie.

— Comment ça « et » ? J'ai tué trois personnes de sang froid ! Je suis un meurtrier et un criminel ! Je suis un déchu, c'est la même chose que la prison à vie ou la peine capitale, et toi ça ne te fait rien de plus ?

— Pourquoi, ça devrait ?

C'était sans doute à cause de ses origines dans le Deuxième monde que Luka manquait de réaction. Pour lui ça n'avait rien de grave tout ça. Trois personnes ce n'était rien dans son monde à lui. Une paire de bottes ou une recharge de flingue tout au plus...

— Je pourrais très bien te tuer n'importe quand, précisa Isaac. Un déchu est la première personne à éviter et la dernière à qui faire confiance.

— Quoi, juste parce que t'as tué trois personnes ? répliqua Luka. En suivant ta logique, toi tu devrais partir sur le champs face à moi... J'ai jamais compté mes meurtres, mais c'est plus que trois en tout cas...

Isaac pencha la tête sur le côté, à la fois intrigué et dérouté face à cette attitude détachée. Il afficha un sourire un peu triste.

— Donc tu ne jouais vraiment pas la comédie. Tu t'en fiches vraiment de ce que je suis, dit-il comme rassuré. T'es pas banale comme fille. En fait... Bon c'est peut-être pas le bon moment pour te dire ça, mais je te trouve vraiment spéciale... Et vraiment belle. Je dois dire que ça m'intéresse...

Luka fit encore un pas en arrière, les joues rouges. Il sentit sa mâchoire se contracter et son stupide cœur se mit à cogner dans sa poitrine. Il secoua la tête... Non, tout sauf ça...

— Euh... D'ailleurs à ce propos...

Il devait désamorcer la situation. Il devait immédiatement se sortir de ces sables mouvants, dire qu'il était un gars. Après tout sera réglé, Isaac le détestera comme prévu et arrêtera de se faire des idées sur cette imposteur de Luna. Parce qu'il le voyait venir... Avec ses yeux dorés qui pétillaient et son fin sourire qui commençait à effacer l'amertume de son visage...

Maintenant comment tourner la phrase ? Comment lui dire rapidement et sans ambiguïté ?? S'il formulait de cette manière, ce sera trop direct et il ne voulait pas le froisser. Mais s'il lui disait de cette façon là, il ne sera pas clair tout de suite... Et de cette manière ci, il lui en voudra au moins cent fois plus ! Ses neurones lui balancèrent des ébauches de phrases révélatrices à la chaîne, sans qu'aucune ne soit satisfaisante. Autant d'idées ensuite jetées dans un grand feu de camp dans son cerveau. Un feu qui lui embrasait tout le visage sans aucune raison valable.

Soudain, il sentit quelque chose se poser contre sa joue. Un contact humain, tiède. Des doigts lui effleurant la peau, lui transmettant comme une décharge électrique qui le ramena brutalement sur terre. Il eut à peine le temps de lever les yeux et de voir le visage d'Isaac, beaucoup trop proche du sien, que son cerveau fit un burn-out, le pétrifiant intégralement sur place.  Des milliards de pensées contradictoires se télescopèrent dans sa tête, en un véritable feu d'artifice de court-circuits. Puis ses neurones décidèrent enfin à faire leur travail et lui envoyèrent une commande motrice d'urgence face à la proximité effrayante de l'ange déchu.

Luka se dégagea brusquement en remettant ses idées en place et s'éloigna rapidement. Isaac resta sur place et une lueur de déception passa dans son regard.

— Attends !! coupa le roux. Ce n'est pas ce que tu crois ! Je... J'avais un truc à te dire !

— Qu'est-ce qui t'arrives ? demanda Isaac soudain froid. Je pensais que...

— Tu pensais mal !! le coupa encore Luka. Parce que je suis... Je... Je...

Le chaos complet faisait rage à la fois dans son corps et sa tête. Impossible de former la moindre phrase sensée. La situation avait complètement dérapé et lui avait échappé. Il fallait qu'il rattrape tout ça. Il avait juste quelques mots à dire. Juste dire la vérité...

— Je... Je ne peux pas te laisser faire... balbutia-t-il avant de faire un geste vague indiquant la tentative qu'Isaac avait faite : Ça ! Parce que... C'est injuste...

— Moi qui pensais que je te plaisais, grinça Isaac. Tu dois sûrement être une très bonne actrice pour simuler ce comportement qui m'a fait croire, à tort, que y avait un truc entre nous.

— C'est ça ! brailla Luka, saisissant la perche et oubliant de faire sa voix féminine. Un acteur !! Un imposteur, voilà ce que je suis. C'est ça que je voulais te dire ! Je suis juste un escroc et un menteur. Je ne suis pas Luna, voilà pourquoi ce n'était pas juste de te faire croire tout ça. Je ne pouvais pas te laisser... faire ce que tu voulais faire à cause de ça. Je suis un mec, d'accord ??

Essoufflé, la tête vidée, il ne se rappelait déjà plus de ce qu'il venait de déballer, profitant d'une décharge d'adrénaline soudaine. Face à lui, Isaac arqua un sourcil et pencha la tête sur le côté. Il papillonna des yeux.

— Quoi ?

Parce qu'il avait mal entendu en plus... Mais Luka ne se sentait pas d'humeur à répéter et enchaîna :

— Vous aviez besoin d'une serveuse dans votre bar, alors : me voici ! Un peu de maquillage, un déguisement à la noix, une fausse poitrine, et bam : Luka devient Luna. Ç'a été horrible pour moi, de mettre en place toute cette mascarade. J'ai stressé jour et nuit à cause de cette mission. Mais finalement j'ai serré les dents et j'ai réussi à trouver ce que je cherchais. C'est fini, Luna va disparaître maintenant...

Le souffle court, il se demandait d'où lui venait ce courage tout d'un coup... Il aurait été tellement plus simple de ne rien dire, juste tourner les talons et fuir comme le lâche qu'il était. Parce que la fuite avait toujours été sa solution favorite. Il n'avait pas été assez fort, pas assez courageux, pas assez déterminé pour faire face à sa famille qui le maltraitait , alors il avait simplement fugué du manoir. Il n'avait pas été assez puissant ce soir là sur l'Ecarlate pendant l'attaque d'Ombres, alors il avait juste fuis, s'était juste caché en attendant que l'orage passe...

Mais pas là... Là il restait face à Isaac, lui révélant toute la supercherie de ces dernières semaines, sans que sa voix ne tremble... Il était à la fois un inconscient et un abruti...

— C'est ça que j'étais venu te dire. Je m'appelle Luka et je suis un gars. Tout ce qui s'est passé dernièrement... « Luna ». Tout ça c'était du simple théâtre, un rôle à jouer pour atteindre mes objectifs.

— Tu...

La voix menaçante et sourde d'Isaac fit courir un frisson de terreur glacée sous la peau de Luka. Le courage qu'il avait eu le temps de s'expliquer s'envola comme un moineau terrorisé en voyant un immense rapace lui plonger dessus. Luka risqua un coup d'œil à son interlocuteur. Mâchoire serrée, regard voilé de nuages orageux, le visage d'Isaac était sinistre.

— Tu es avec eux c'est ça ? Le mec avec la tresse et les yeux en topaze, le brun avec la queue de cheval, la blonde et la vieille avec les cheveux courts et châtain.

Une remontée acide enflamma l'œsophage de Luka... Le déchu venait de faire le lien...

— Malin... Très malin... Et dire que moi je ne me suis même pas méfié, marmonna Isaac en croisant les bras devant son torse. Ces salopards n'arrivaient pas à obtenir leurs renseignements sur leurs « jumelles », alors ils ont envoyé quelqu'un infiltrer le bar... Parce qu'ils savaient qu'on avait les infos... Et toi... Tu m'as pris pour un pigeon. Tu t'es bien foutu de moi pendant tout ce temps. Tout ce que t'as fait était par intérêt. Juste pour atteindre mes sœurs...

Luka se reçut encore un regard noir et accusateur. Il se sentait... gelé d'un seul coup. Il voulut se faire tout petit, devenir une souris, disparaître dans un trou sous terre pour ne plus jamais en ressortir.

— Ça va ? T'es content d'avoir trouvé Faïza et Astrid ? questionna Isaac, toujours aussi froid. Maintenant tu vas aller rapporter à tes copains ?

Le déchu s'avança rapidement vers lui, poings serrés. Face à la montagne de muscles, plus large que haute à cause des ailes couleur nuit, Luka prit peur et fit plusieurs pas rapides en arrière.

— Pourquoi avoir monté tout ce cirque pour elles ?? Qu'est-ce que vous leur voulez ?? gronda le barman.

— R... Rien !! Absolument aucun mal ! jura Luka en levant les bras pour se protéger.

Il était sûr qu'il allait s'en prendre une. Normal. Il avait pris Isaac pour un imbécile pendant des jours...

— On... On veut juste discuter, je te jure !! couina Luka.

— Tu m'en diras tant, « Luka », lâcha Isaac, crachant les deux syllabes de son prénom comme si elles les répugnaient.

— Bas les pattes !!! paniqua le roux en voyant la main du barman se jeter sur lui pour le saisir.

Il brandit les deux mains en avant en invoquant ses pouvoirs. Un puissant blizzard souffla devant lui et une muraille de glace se matérialisa en un éclair entre lui et Isaac. Des stalactites aiguisées surgirent comme des lames, coupant la route du déchu et manquant de l'empaler. La tribune des capitaines était désormais coupée en deux par un mur de glace transparente, lisse du côté de Luka et comme un milliers de lames du côté d'Isaac.

Le roux ne perdit pas une seule seconde et décampa à toute vitesse, les yeux embués de larmes. Il poussa la lourde porte des gradins d'un coup d'épaules et courut. Il courut dans les couloirs du Colisée. Il courut jusqu'à l'hypogée. Il fuyait, le ventre tordu par la peur, la tristesse et la culpabilité. Ses larmes n'en finissaient plus de couler sur ses joues, emportant ce maquillage qui lui démangeait la peau...

Gorge serrée prête à exploser, Luka ralentit le pas en revenant dans le dédale des Cryptes. Son cœur déjà en miettes depuis longtemps se contractait douloureusement. Au moins c'était fait... Il était un imposteur, un menteur, un escroc, mais au moins il avait réalisé la mission qu'on lui avait confiée... Il avait trouvé les jumelles. Le reste n'importait plus. Qu'il finisse comme une coquille vide, bouffé de l'intérieur par le remords et la tristesse, il s'en fichait. Tout ce qui comptait était la mission des Gardiens...

Il s'arrêta progressivement de marcher et atterrit devant la devanture d'un petit café, dont l'enseigne lumineuse éclairait la baie vitrée... À l'intérieur, quelques clients étaient attablés avec un verre. Une vieille gérante fumait derrière son comptoir en regardant une télé murale. Les étagères derrière elles croulaient sous l'alcool de contrebande. Ce fut à ce moment là que Luka se dit qu'il avait besoin d'un verre ou deux, histoire d'oublier la conclusion de cette affreuse soirée et le regard noir d'Isaac...

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