Chapitre 13 : Un visage du passé


Ren était en retard pour le combat du Colisée. Il le sut à la seconde où il émergea de sa sieste au sommeil de plomb. Ça lui apprendra à gober un somnifère pour juste un « petit somme » en plein milieu de l'après midi. Comme par hasard : personne n'avait songé à le réveiller. Une Gabi détachée et installée au self du Terrier lui marmonna qu'elle avait bien essayé de le lever, mais son sommeil était trop profond alors elle l'avait laissé dormir.

— Comme si j'avais que ça à foutre, grogna Ren contre lui-même en quittant l'auberge.

Il devait rejoindre les autres au Colisée, pour pouvoir ensuite aller fouiller l'hypogée à la recherche des Gardiennes. Si ses théories étaient justes, alors elles étaient en réalité Remus et Romulus. Luka ayant été tout sauf coopératif ces derniers jours, il fallait maintenant descendre dans le sous sol de l'amphithéâtre avant la fin du combat pour les intercepter et valider la théorie.

Ren s'empressa de rejoindre la crypte de La Plume cendrée dans laquelle serpentait un canal d'eau. Il traversa un pont pour rejoindre l'autre berge, prit les escaliers jusqu'au labyrinthe faisant office de file d'attente et arriva devant l'immense double porte du Colisée. Close. Il avait beau essayer d'ouvrir, elle restait immobile. Les rugissements et les exclamations de la foule en délire signalaient que le spectacle avait déjà commencé.

— Merde... jura Ren.

Il reprit le labyrinthe en sens inverse et demanda son chemin à une fille qui sortait de discothèque.

— Ah ben c'est trop tard pour rentrer dans le Colisée quand le spectacle a débuté, répondit-elle, bien éméchée. La porte principale est fermée.

Le voilà coincé dehors. Il ne pourra pas rejoindre l'hypogée.

— Y a d'autres entrées ? Un accès vers le sous sol, quelque chose ?

— Ah. Si tu veux, tu peux descendre par là. Tu fais une dizaine de mètres dans les catacombes et normalement après l'intersection y a un accès à l'hypogée. Juste en dessous, tu continues tout droit. Fais gaffe si tu te perds ou si tu croises le jiangshi : personne ne t'entendra crier depuis la nécropole.

La jeune femme ricana avant de boire un coup à sa bouteille de bière et de passer son chemin. Elle indiqua au passage une galerie qui s'enfonçait un étage en dessous en disant que c'était par là. Ren s'y engouffra en se disant qu'une fois en bas dans l'hypogée, il finirait bien par croiser Scorpio, Charlie ou Talia quand le combat sera terminé. Il dévala des escaliers de plus en plus accidentés. Il arracha une torche de son support murale pour avoir de la lumière avec lui. Ironiquement il ne garantissait pas sa réaction si il devait se trouver tout seul dans le noir, avec cette sensation d'avoir quelqu'un pour l'observer. Attendant l'occasion qu'il baisse sa garde pour l'étrangler...

Il finit par déboucher dans une galerie en pierre dont les murs étaient couverts de sarcophages remplis d'ossements. Un rat prit la fuite en voyant Ren s'avancer entre les sépultures. En face de lui, l'obscurité reculait peu à peu à mesure qu'il avançait avec sa torche enflammée. Ce qui signifiait qu'elle grandissait dans son dos. Plusieurs fois il se retourna, certain d'être suivi, mais ce n'était que son ombre et l'écho de son propre pas... Vraiment, plus le temps passait plus il devenait paranoïaque.

Heureusement la galerie des catacombes fut bientôt éclairée par des torches. Le brun put se débarrasser de la sienne et continua. Quand il arriva dans une crypte dont les mur étaient en réalité des milliers de crânes minutieusement empilés, il réalisa qu'il était dans un cul de sac. Deux options : l'alcoolique lui avait menti ou bien il s'était trompé à l'intersection. Dépité, il fit demi tour et rejoignit un plus large couloir. Les crânes, les fémurs, les humérus laissèrent place aux briques rouges composants habituellement les galeries des Cryptes, signe qu'il se rapprochait du Colisée et de son hypogée.

Il ralentit le pas en voyant trois hommes venir à sa rencontre, surgissant depuis une autre galerie. Un drôle de trio qui avait juste l'air de se promener par ici. Ils comptaient des billets, sûrement acquis lors d'une illégale mais bonne affaire. Ces hommes plutôt louches s'arrêtèrent à leur tour en repérant le brun. Ren fit mine de continuer sa route. Un des trois hommes s'avança, l'air mauvais. Ren tenta un « bonsoir » quasiment inaudible et décida de passer son chemin. L'hypogée n'était plus très loin. Mais l'homme l'arrêta en lui barrant la route avec son bras.

— Tu t'es perdu mon petit ? demanda-t-il.

Son ton était hostile. Les deux autres hommes encadrèrent Ren sans le quitter des yeux. Il remarqua que les trois avaient des tatouages de déchus sur les joues. Donc pas des enfants de cœur. Il ne savait pas pourquoi ces trois là l'accostaient, mais ce n'était pas pour faire ami-ami. Il devait se méfier.

— Je cherche pas les embrouilles et je fais que passer... dit Ren.

— C'est dangereux de traîner dans le coin tu sais. Tu pourrais faire une mauvaise rencontre.

Sans déconner... songea Ren. Il sentit le frisson du danger courir sous sa peau en sentant une main lui faire les poches. Sans réfléchir, il fit volte face, arma son poing et décrocha une droite à l'homme en train de lui piquer son portable.

— Bas les pattes connard !!

L'homme tituba en arrière tandis que son nez commençait à saigner et Ren recula en faisant coulisser la fermeture éclaire de sa poche. Aussitôt les trois hommes levèrent les poings, l'air agressif.

— Dommage, fit le premier. Tu nous aurais laissé te piquer ton fric et ton portable, on aurait pu te laisser passer tranquillement. Mais maintenant que tu nous as agressé, on va te faire ta fête.

Le cerveau de Ren passa en mode attaque et il se dit qu'il valait mieux en finir au plus vite avec ces trois imbéciles. On ne pouvait décidément plus se promener tranquillement sans se faire interpeller, vider les poches puis agresser dans cette ville.

— J'ai rien demandé, dit Ren.

Pas de réponse, hormis des regards qui laissaient entendre que Ren ne partira pas d'ici en un seul morceau.

— Barrez-vous si vous tenez à la vie, menaça le jeune homme.

— On va te remettre à ta place sale mioche !

Ren leva une paume de main vers le plafond de la galerie, invoquant ses pouvoirs élémentaires d'eau. Mais rien ne vint... Sa magie était toujours là dans son corps, mais quelque chose l'empêchait de sortir. C'est alors qu'il remarqua les yeux de l'un des déchus. Ses iris rayonnaient de pouvoir. Un sort d'entrave : Ren ne pouvait plus utiliser sa magie...

— Et merde, jura-t-il entre ses dents.

Déjà le premier homme était sur lui, l'agressant avec un couteau. Ren pivota sur un pied pour s'écarter, saisit le poignet de son adversaire d'une main, sa nuque de l'autre, puis en un éclair lui fit une clé de bras et l'envoya s'écraser dans le mur. Il entendit le craquement écoeurant de son nez contre la brique. Le déchu glissa à terre en laissant une trace de sang sur le mur.

Mais le deuxième homme fonça sur lui, lui assénant un puissant coup au crâne. Sonné, Ren tituba en arrière en serrant les dents et fronçant le nez. Un second coup à la tempe lui fit siffler les oreilles. Désorienté Ren releva ses poings et ses avants bras devant son visage pour se mettre en garde et se protéger de la troisième attaque. Son agresseur lui balaya les jambes avec un coup de pied bien placé.

Ren roula à terre et se plia en deux quand il reçut un coup à l'estomac, manquant de lui faire rendre son dîner. Il se reçut plusieurs fois une semelle de botte en métal en plein visage, qui lui fit voir trente-six chandelles. Son nez et sa lèvre furent rapidement en sang... Il se protégea comme il put avec ses bras. Sa peau s'éraflait au fur et à mesure des coups, de plus en plus violents. 

— Alors tu fais moins le malin, hein ! ricana celui au sort d'entrave. Maintenant tu nous files ton fric et tu crèves bien gentiment.

Ignorant la douleur, Ren saisit la cheville du pied qui lui fonçait au visage et sans aucune once d'hésitation il le tordit brusquement sur le côté. Un craquement d'os accompagna le mouvement du pied dans un angle impossible. Le déchu hurla de douleur. Ren frappa ensuite au genou, un coup net, précis, si fort qu'il se fit mal aux phalanges. En se fiant au son dégoûtant des os se qui se brisaient, il avait dû le casser. Mais l'homme se redressa en puissant dans la force du désespoir.

D'un mouvement de poignet il dégaina une lame cachée dans sa manche. Ren ne le laissa pas agir et envoya le plat de sa main percuter la gorge de l'homme, lui coupant la respiration. Le déchu chercha son air l'espace d'une seule micro seconde durant laquelle le brun le désarma et planta le couteau dans sa jambe encore valide. L'homme hurla et eut un mouvement de bascule en avant. Ren en profita pour remonter rapidement son genou et lui exploser la face. Le déchu roula aux côtés de l'autre, toujours dans les vapes.

Essoufflé, Ren fit un pas chancelant vers le dernier déchu. Il était encore sonné à cause de la rafale de coups qu'il s'était pris. Il s'essuya tant bien que mal le sang qui lui coulait du nez d'un revers de poignet. Il passa sa langue sur sa lèvre supérieure, ramassant au passage sang et sueur. Un cocktail salé, âcre, ferreux. Immonde.

— T'es coriace toi, fit le déchu en face de lui.

Poings levés à hauteur du visage, Ren fit tourner le manche de son couteau de fortune dans sa main, de sorte à avoir la lame vers le bas. Il voulut essuyer la goutte de sang qui perlait de son front jusque dans son œil gauche, mais ce qu'il vit soudain le pétrifia sur place. Le déchu pointait un révolver sur lui. Les sourcils noirs de Ren se foncèrent et creusèrent sa ride du lion déjà bien marquée par cette expression de fureur. Il creusa les joues et cracha le sang qu'il avait dans la bouche.

— Enfoiré...

— Ça c'est pour être passé sur notre territoire sans payer le péage ! siffla-t-il en chargeant son arme.

Il y eut des bruits de pas de course. Le son d'une lame qu'on dégaine. L'expression du déchu se figea soudain, les yeux écarquillés par la surprise et la bouche ouverte en grand pour chercher de l'air. Son corps figé et raidi bascula en avant, face contre terre. Ren resta en apnée et lui jeta un regard incrédule.

Il était mort... Une tache de sang se dilatait à grande vitesse sur le tissu de sa tunique, dans son dos. Une silhouette recouverte par un manteau cape, couteau à la main, était apparue derrière le déchu pour le planter dans la nuque... Ren leva les yeux jusqu'au visage du meurtrier qui venait d'enlever la capuche masquant en grande partie son visage.

Sa respiration se coupa nette. Son cerveau refusa de croire les informations visuelles qu'on lui transmettait... Il croisa un regard qu'il pensait appartenir au passé. À cette époque du lycée. Des yeux cernés et déments, masqués par de nombreuses mèches rebelles et châtain le scrutaient. Ils étaient de la même couleur que la lave, entourés d'un halo de cils noirs et possédaient des pupilles fendues comme celles des fauves.

Un regard bestial et familier...

— S... Sa...

Comme si ce regard de feu ne suffisait pas, Ren se força à détailler le reste de sa tête. Une peau rouge, une crinière châtain sombre, volumineuse et ébouriffée, des cornes de bélier noires...

Le meurtrier était une meurtrière. La meurtrière était une démone... Et cette démone...

— Sa...rah ? articula Ren sans y croire un seul instant.

Il lâcha son couteau qui tinta contre le sol en pierre. Incrédule, le brun fit un pas... avant de s'écrouler à terre, accablé de fatigue et de douleur après son combat. L'adrénaline avait agi comme un anti douleur. Sa peau éraflée et en sang commençait à piquer. Il se rattrapa avec les mains et redressa la tête. La démone avait amorcé un pas dans sa direction, une main légèrement levée comme si elle avait voulu le rattraper.

— C'est toi.. ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? demanda Ren en s'appuyant sur un genou pour se relever.

— Je pourrais te retourner la question... répondit Sarah.

Le brun eut un léger choc en entendant sa voix. Rauque, monotone, comme si elle n'avait pas parlé depuis un moment.

— Qu'est-ce que tu fabriques ici dans les bas fonds de Kyklona ? demanda Sarah. C'était bien le dernier endroit où je pensais revoir une connaissance.

Cette fois ce fut un pincement au cœur et un coup de froid dans tout le corps que Ren ressentit... « Une connaissance »... L'appellation lui fit mal...

— C'est compliqué, choisit-il de répondre en détournant le regard.

Il croisa les bras devant sa poitrine, comme un geste défensif. Sarah le contourna pour aller tâter du bout de sa chaussure le cadavre du déchu fraîchement planté dans la nuque. Le couteau à la ceinture de son pantalon cargo était encore rougi par le sang et à peine masqué par les pans de sa cape noire et décorée de fermetures éclaire. La démone se baissa et tourna la tête du déchu pour l'observer.

— Mmh. Une pierre deux coups au moins... marmonna-t-elle.

— Et toi ? Qu'est-ce que tu fabriques ici ? questionna Ren.

— Je bosse. Et c'est confidentiel.

Le brun la trouva si froide... Le pincement qu'il avait au cœur lui remonta dans la gorge... Il ne l'avait pas vu depuis cinq interminables années... Il n'avait plus aucune nouvelle d'elle depuis trois ans. Il avait arrêté de penser la revoir un jour, il s'était interdit d'espérer, histoire que le gouffre dans son corps cesse son expansion... Et voilà que par le plus grand des hasards il recroisait sa route, tout ce qu'elle trouvait à lui dire c'était « qu'est-ce que tu fous là » ? Et le traiter de « connaissance »... ?

— Ah... fit Ren.

Un frisson courut sous sa peau. Ce frisson de solitude qui l'avait accompagnée durant ces dernières années et qu'il ressentit tout d'un coup face à celle qui était sa meilleure amie... Quand il la regarda à nouveau en face, il eut l'impression de voir une étrangère...

— T'as pas dormi depuis combien de temps ? demanda Ren après un moment de flottement.

En scrutant le visage de Sarah, ses traits tirés et assez crasseux, il avait remarqué son regard éteint. Des braises mortes, soulignées par des cernes sombres, remplaçaient ce brasier brûlant autrefois. Fatigue physique ? Morale ? Psychologique ? Un peu de tout peut être... Quoi qu'il en était, elle semblait vraiment fatiguée et ailleurs. Un peu hagarde. Sa tignasse ébouriffée et sauvage comme une crinière de lion renforçait cette impression.

— Aucune idée, marmonna-t-elle. Trois ans peut-être...

Ren resta muet...

— Oh t'inquiète. Je survis avec des micros siestes, en dormant à moitié. Ça suffit largement...

Le silence retomba encore... Un silence à la hauteur du gouffre que les années avaient l'air d'avoir creusé entre eux... Ce silence quand on avait oublié de quoi on pouvait discuter dans le passé.

— Tu... Tu t'es coupée les cheveux... remarqua Ren.

La tignasse couleur châtaigne de la démone lui arrivait au dessus des épaules. Sarah attrapa distraitement une mèche qui lui tombait sur le front.

— Ça te va bien... continua Ren.

Il se donnait l'envie de se gifler tant il se trouva idiot sur le coup. Idiot et gêné...

— Oh... fit Sarah, comme étonnée. Merci... J'ai tout coupé moi-même parce que j'en pouvais plus des cheveux longs. D'ailleurs toi tu les as bien laissés pousser.

— Flemme d'aller chez le coiffeur, improvisa Ren.

C'était à moitié vrai. C'était surtout parce que la démone lui avait un jour dit que ça lui allait bien et que c'était resté ancré dans un coin de sa tête... Mais ça il n'osera pas lui dire.

— On ferait mieux de pas traîner ici, dit Sarah en remettant sa capuche sur sa tête.

Elle fit demi tour et commença à s'éloigner dans la galerie d'un pas rapide Sans hésitation Ren lui emboîta le pas :

— Attends.

— Si des gens me tombent dessus, je suis morte, dit elle sans s'arrêter ou se retourner. J'ai pas le droit de m'attarder ici.

— Bon sang Sarah... T'as fait quoi ? Et qu'est-ce que t'entends par « tu bosses » ?

— J'ai pas le temps... rétorqua la démone.

Ren crut à la fois se recevoir un seau de glaçons en pleine face et un couteau chauffé à blanc en plein cœur. Ainsi qu'une légère pointe d'agacement devant les propos de la jeune femme. Il accéléra le pas pour rattraper Sarah et lui saisit le poignet.

— Tu crois que je vais te laisser t'en tirer comme ça ? pesta-t-il.

Sa voix mourut à la fin de sa phrase quand la démone fit volte face, le regard fou, en dégainant un poignard ensanglanté. Ren eut juste le temps de voir la lame foncer sur lui avant de violemment saisir le poignet de Sarah, stoppant net son mouvement. Incrédule, Ren croisa son regard voilé et dément. Son expression faciale était aussi indescriptible que son geste... Une once de panique, l'urgence de se défendre d'une attaque surprise, un réflexe agressif...

— Putain... Sarah : c'est moi ! rappela Ren, désespéré et ahuri.

Une étrangère. Une personne qui ne l'avait jamais connu... Ce fut comme ça qu'il la vit sur le coup... La démone trembla et la tension dans ses muscles retomba. Elle se dégagea d'un coup sec et recula d'un pas en se mordant la lèvre.

— Mais qu'est-ce que t'as ?? demanda Ren, la voix tremblante.

— Rien... Juste un réflexe à la noix... Écoute Ren. Je te vois venir, mais si tu veux des retrouvailles joyeuses autour d'un verre va falloir attendre. J'ai un dernier truc à faire. Après je te promets qu'on pourra discuter, d'accord ?

Ren voulut dire quelque chose, n'importe quoi pour la retenir, comprendre... Mais rien ne vint... Tout ce qu'il ressentait était un froid mordant dans tout le corps, provoqué par l'attitude glaciale de Sarah. Tout ce qu'il ressentait était l'incompréhension et la désillusion provoquées par l'attaque de son ancienne amie.

— Je suis désolée, dit Sarah en partant à reculons. Laisse moi juste le temps de finir un truc, après je te promets qu'on se recroisera.

Le brun voulut l'empêcher de faire demi tour et s'en aller. Il voulait l'empêcher de partir une fois de plus de sa vie. Mais il resta dans la galerie, bras ballants, à la regarder faire volte face puis s'éloigner... Les battements sourds de son cœur à ses tempes lui rappelèrent sur le moment qu'il était vivant. Qu'il ne s'était pas métamorphosé en cadavre animé...

La tête vidée, Ren se mit en marche pour rentrer directement au Terrier. Tant pis pour le Colisée, tant pis pour les jumelles. Il n'avait plus l'envie ni la volonté de poursuivre le plan... Tout l'avait quitté dès qu'il avait revu Sarah... Elle avait surgi de nulle part pour lui sauver la vie... Il n'avait même pas eu le temps de la remercier ou de lui dire qu'il était heureux de la revoir. Mais vu l'état émotionnel dans lequel il était actuellement, ç'aurait été un mensonge... Et elle était déjà partie... Cinq ans qu'ils ne se voyaient plus et elle avait un « truc à faire »...

De plus, vu la réaction quasiment inexistante qu'elle avait eu en le voyant, Ren était certain qu'il ne lui avait même pas manqué... Qu'elle n'était même pas un peu contente de revoir une « connaissance »... Il commençait même à douter qu'elle l'ait reconnu tant ça lui paraissait irréel. Que toutes ces années d'amitiés avaient été oubliées...

Il pria qu'il n'y ait personne au Terrier pour laisser une larme ou deux couler sans témoin... La douleur dans son corps ne faisait que se renforcer à chaque pas. La tristesse commençait à déborder de sa poitrine, remontant dans sa gorge à deux doigts d'exploser... Malheureusement pour lui, Gabi l'aperçut passer furtivement dans la salle de restauration de l'auberge pour rejoindre les dortoirs à l'étage. Elle était déjà près de lui avant même qu'il ne puisse poser un pied dans la chambre.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ? demanda-t-elle en voyant son état.

Ah oui... La bagarre avait laissé des marques ensanglantées sur sa peau et son visage. Il marmonna que c'était juste une mauvaise rencontre et tenta de fuir à la salle de bain sous prétexte de nettoyer ses blessures.

— Y a autre chose... marmonna Gabi.

Il ne fallait jamais sous estimer le sixième sens de la jeune femme... Ren se força à éviter son regard comme si ça allait empêcher Gabi de lire dans ses pensées. Elle n'avait pas besoin d'un contact oculaire pour visualiser les fils de l'esprit d'une personne. Ses yeux s'étaient posés sur ces choses qu'elle seule pouvait voir, flottant autour de la tête des personnes.

— T'es complètement abattu... Et... triste...

— Perspicace... lâcha Ren en s'asseyant sur le plancher au pied de son lit.

Il posa ses avants bras sur ses genoux remontés, hésitant à continuer. Tranquillement Gabi vint se poser à côté de lui, sans rien dire.

— D'habitude les gens se confient étrangement mais facilement à toi, commença-t-elle après un moment. Parfois ça peut faire du bien d'échanger les rôles...

Ren se passa un pouce et un index sur la boucle en forme de plume à son oreille gauche. La tristesse qu'il contenait en lui menaçait de déborder s'il disait quoi que ce soit... Mais à ruminer tout seul dans son coin et à tout contenir, comme il l'avait fait durant cinq ans, il savait qu'il finirait par exploser et être à nouveau réduit à un état pitoyable et dépressif. C'était ce qui avait bien failli l'achever avant de repartir à l'aventure avec les Gardiens.

— Tu vas peut-être pas le croire... Mais... Tout à l'heure j'ai revu Sarah...

— Sarah... Notre Sarah ?

Ren hocha la tête et Gabi n'eut pas plus de réaction, lui laissant champs libre pour continuer.

— Je pensais... Qu'elle serait aussi contente que moi en me voyant. Mais honnêtement j'ai eu l'impression de voir une étrangère. Et que elle me voyait comme un inconnu. Elle était si froide...

Il frissonna encore en repensant à l'attitude de la démone.

— Elle m'a planté sur place en disant qu'elle avait autre chose à faire... Qu'on verra plus tard pour les retrouvailles. Après avoir tenté de m'attaquer quand j'ai voulu la rattraper. Je comprends pas son comportement... Je ne sais pas ce qu'elle peut faire ici, mais...

Il était tellement déçu... Tellement dépité et triste que ces premières retrouvailles depuis cinq ans se soient passées ainsi... Il se passa un revers de poignet au coin de l'œil pour essuyer la larme qui y perlait.

— Je vois... dit Gabi sans lui faire la remarque niaise « tu pleures ? ». J'ai plus de nouvelles de Sarah depuis un moment aussi. Et je m'attendais pas à penser la revoir ici. Mais le comportement que tu décris est bizarre. Enfin, vous étiez super proche tous les deux, elle aurait dû être contente de te voir.

— Visiblement non. Vu sa réaction, je lui ai sûrement pas manqué... répliqua Ren d'une voix sourde.

— Ça c'est pas possible mon vieux. Je me souviens, en première, quand t'avais disparu dans le Troisième monde au mois de janvier... J'ai jamais vu quelqu'un d'aussi abattu que Sarah. Sans toi ça se voyait qu'elle n'était plus elle-même. Cinq mois et tu lui as manqué. Alors cinq ans...

— Arrêtes de mentir, souffla Ren.

— Ce que tu peux être pénible. Je pense qu'il y a des choses qu'on ignore encore, ne vas pas tirer des conclusions pareilles alors que tu l'as vu quoi... dix minutes ?

— En tout cas, j'ai eu l'impression d'être une simple « connaissance » pour elle...

— Et ça te vexe ?

— ...

— Ren je veux l'entendre de ta bouche.

— Un peu... avoua le brun.

— Oui oui « un peu »... Vous étiez plus que des amis tous les deux, je peux te l'assurer.

Gabi lui tapota l'épaule.

— T'as peut-être pas eu le courage d'être autre chose que son meilleur ami à l'époque. Mais je sais que t'étais, et que t'es toujours, énormément attaché à elle sinon plus. C'est normal de se sentir vexé parce qu'en face Sarah n'a pas l'air de répondre à cette affection. Et si toi, tu ne lui montres pas, elle ne répondra jamais.

Ren ne fut même pas surpris par la perspicacité de son amie... Même si elle n'avait pas plus développé, il savait qu'elle avait deviné ses vrais sentiments, ceux qu'il cachait au fin fond de son corps. Derrière sa façade blasée, son sale caractère, le vide dans sa poitrine et tout le reste...

— Ça fait cinq ans que j'ai l'impression d'être une coquille vide, se confia Ren. À cause de la solitude et de l'inertie de ma vie... Et revoir Sarah... Pendant un court instant j'ai senti cette minuscule étincelle de vie au niveau de mon cœur... Qui m'a rappelé qu'il pouvait battre pour autre chose que faire circuler mon sang. Mais elle a tellement été glaciale que cette étincelle est morte aussitôt...

— On ne sait pas tout. Laisse lui un peu de temps et je suis sûre qu'elle reviendra vers toi pour s'expliquer, d'accord ?

Ren hocha la tête et essuya une deuxième larme qui tentait de passer la barrière de ses cils noirs. Gabi lui tapota l'épaule et se leva.

— Allez va te décrasser. On va laisser les autres régler la mission des Gardiens. Toi t'as besoin d'une bonne nuit de repos.

— Merci Gabi...

— Pour ? s'étonna-t-elle.

C'était rare d'entendre un tel mot sortir de la bouche du brun.

— T'as raison, ça fait du bien d'inverser les rôles et de se confier...

Sa peine s'était un peu soulagée et savoir que Gabi comprenait ce qu'il ressentait l'allégeait d'un poids. La brune haussa des épaules.

— J'ai rien fait de particulier.

— Tu m'as écouté. C'est pas grand-chose, mais ça va mieux... dit Ren.

— Bah... Normal. On est amis depuis une paire d'années. On est des Gardiens. T'es un peu un frère pour moi. Normal que je sois là pour toi.

— Merci, répéta Ren.

Il décida ensuite de profiter de la baignoire de la salle d'eau pour se laisser couler un bain brûlant. Le reflet dans le miroir lui renvoyait l'image d'un jeune homme au bout de son existence, la peau éraflée et en sang et le regard vide. Il lâcha un soupir à fendre sa propre âme, se détacha les cheveux, se débarrassa de ses vêtements et s'immergea en grimaçant dans l'eau trop chaude du bain...

La douleur de ses blessures le picota intégralement, mais ça lui rappelait au moins qu'il était en vie. La tête renversée en arrière sur le rebord de la baignoire et les yeux rivés au plafond il se laissa simplement tremper sans rien faire. L'eau chaude lui fit un bien fou et détendit ses muscles. La douleur physique et émotionnelle s'effaça un peu.

Quelle soirée... Lui qui était censé aller au spectacle du Colisée s'était perdu dans une galerie, fait agresser par des déchus et avait finalement été sauvé par le plus grand des hasards par Sarah. Pour ensuite se prendre une douche froide face à son manque de réaction, remettre toute son existence en question et se faire repêcher à temps par Gabi et son oreille attentive. Au final, tant que les Gardiens et ses amis seront présents à ses côtés, il pourrait lui arriver n'importe quoi... Parce qu'ils seront là pour lui et tout ira bien.

Il s'allongea un peu plus dans la baignoire et s'immergea les épaules. Ses cheveux se mirent à flotter atour de lui comme des algues couleur encre. Le niveau d'eau sous le nez, il se laissa somnoler dans son bain brûlant, jusqu'à se faire happer par les bras de Morphée.

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top