Chapitre 1 : Le monde d'après


Le vent soufflait ce jour là, dispersant les cendres encore chaudes des habitations en bordure de route. Si ce n'était pas le mois d'avril, on pourrait penser qu'il neigeait. Des flocons gris virevoltaient dans le ciel morne et se déposaient en une fine couche sur le sol. Les anciens platanes qui bordaient la chaussée semblaient aussi morts et silencieux que ce paysage d'hiver nucléaire. Hormis les rats et les charognards il n'y avait pas âme qui vive dans les environs.

Un moteur de véhicule rugit alors, découpant le silence au hachoir. Le bitume vibra quand un bus de voyage passa. Le chauffeur évita soigneusement les nids de poule, tout en gardant un œil sur les bas-côtés, au cas où une de ces affreuses Ombres surgirait des fourrées. Ces derniers temps il était devenu impossible de circuler en sécurité en dehors des villes protégées. Le moindre trajet se faisait dans l'angoisse permanente d'une attaque de ces créatures qui pullulaient dans le Premier monde depuis maintenant six ans.

Nerveux, le chauffeur regarda son rétroviseur central au dessus de lui. Il y aperçut l'enfilade de visages tendus de la vingtaine de passagers installée sur les rangées de fauteuil. Des rescapés d'une récente attaque de détraqués, qu'il allait devoir emmener en lieu sûr, dans une des villes forteresse. Dijon était la plus proche. Le chauffeur crispa ses mains sur le volant en se forçant à rester zen. Leur survie dépendait plus ou moins de lui. S'il arrivait à destination sans croiser d'Ombres ce sera une victoire.

Ses yeux vérifièrent une fois de plus la route, les ruines encore fumantes des habitations et tous les endroits sombres susceptibles de cacher les créatures des enfers. Il jeta encore un œil dans le rétroviseur central et son regard se posa sur une paire de bottes rangers noires, tranquillement croisées sur l'appui tête du siège de devant. Le chauffeur grommela et essuya la pellicule de sueur sur son front.

Ça aurait pu être simple si cet homme n'avait pas demandé à faire un arrêt avant de rejoindre Dijon.

Il aurait très bien pu refuser. Ça lui faisait faire un détour de quelques kilomètres et l'obligeait à se fourrer dans un potentiel repaire à Ombres. Il perdrait du temps, beaucoup même et chaque minute de perdue était un risque supplémentaire de se faire attaquer. Cependant on lui avait proposé une belle liasse de billet s'il faisait ce détour. De plus, ce jeune homme était du genre intimidant et le chauffeur avait eu l'impression qu'il lui arriverait bien pire qu'une attaque d'Ombre s'il refusait sa demande.

Il ne savait pas s'il faisait une énorme bêtise mais il prit la première sortie au rond-point plutôt que la deuxième... Certains tiquèrent dans les rangées de siège mais le chauffeur n'en fit rien et gara son bus à l'entrée de la ville. Il tira le frein à main et ouvrit la porte avant du bus. Dans son dos les bottes rangers venaient de descendre de l'appui tête et leur propriétaire se leva et s'avança dans l'allée centrale.

— Je te préviens gamin, commença le chauffeur, ne comptes pas sur moi pour attendre ton retour. J'ai accepté de faire ce détour, mais ça sera tout.

Le chauffeur se tourna vers le jeune homme et l'examina un peu mieux. Il portait des rangers noires, un pantalon bleu marine, un veste en cuir à fermeture Éclair et aux manches retroussées sur les avants bras et un col roulé couleur encre. Un peu plus de la vingtaine, un mètre quatre vingt minimum, des muscles bien dessinés par des années de sport, sa silhouette ne donnait déjà pas envie de l'accoster dans la rue.

Mais son visage devait bien faire changer d'avis les plus fous qui auraient quand même tenté l'approche. Un air sombre, des yeux éteints et ambrés, des sourcils qui creusaient une ride du lion entre eux et une balafre brune sur la joue droite. Enfin ses longs cheveux noirs  étaient redressés en queue de cheval, hormis une frange effilée de mèches rebelles qui lui masquait le front.

— Comme vous voudrez, lâcha Ren Saurac en jetant un sac à dos sur une épaule.

Il sortit une liasse de billet de la poche de son blouson en cuir et l'agita sous le nez du chauffeur, tandis qu'il descendait les marches du bus. Ce dernier se décomposa en réalisant qu'il ne comptait pas le payer tout de suite comme c'était prévu à la base.

— Mais alors je garde ça...

Ren posa ses pieds sur le bitume à l'extérieur et ses yeux scrutèrent la rue devant lui. Il y avait seulement des débris de bâtiment et des poubelles éventrées sur les trottoirs. Aucune âme qui vive en vue. La ville avait bien été attaquée et désertée comme annoncé au journal il y avait une semaine.

— Une demi-heure, exigea Ren. Et je vous ramène la liasse. Libre à vous de partir sans.

Le chauffeur jeta un regard désespéré à ses précieux billets qui disparurent dans la poche du brun. La situation avait beau être plus qu'apocalyptique en ce moment, le chauffeur ne pouvait pas laisser passer l'occasion de récupérer deux ou trois centaines d'euros. Surtout qu'il n'avait pas tellement à lever le petit doigt. Cet argent facile et sa cupidité eurent raison de lui.

— Trois quart d'heure max, lança-t-il en fermant la porte du bus.

Ren se mit en marche sans attendre. Il avait une idée précise de ce pour quoi il avait décidé de revenir dans la ville où il avait passé son enfance et son adolescence, désormais bien loin derrière lui. Il remonta son casque baladeur sur ses oreilles percées – trois clous noirs sur les lobes et une plume en métal pendant côté gauche – afin d'avoir un peu de musique pour accompagner son trajet jusqu'à la maison familiale. Un morceau d'heavy métal démarra et Ren se dit que ça ne pouvait pas mieux correspondre à la situation du moment en entendant les premières notes d'After life...

Il rangea ses mains accessoirisés de mitaines noires et de bracelets en cuir dans les poches de sa veste et laissa ses pieds le traîner sur goudron de la route. Avec un air complètement détaché, Ren avança dans les rues quasiment en ruine. Les bâtiments, les boutiques, les voitures, tout avait mystérieusement pris feu... Ne restaient que des taudis de bois, de briques et de tuiles; des vitres explosées et des magasins pillés; et des carcasses noircies par les flammes.

Les dégâts ne devaient qu'à moitié illustrer le chaos qui s'était emparé de la ville une semaine plus tôt. Là où il était, en service dans un café moisi à trente kilomètres de là, Ren n'avait pas fait grand-chose hormis suivre les nouvelles sur la chaîne de télévision locale. Une attaque massive d'Ombres et de détraqués avait réduit la ville à feu et à sang en l'espace d'une seule mais interminable nuit...

Un couvre feu d'urgence avait été mis en place pendant sept jours dans toute le département, le coinçant chez une collègue de travail plus que collante, avec tout le reste de l'équipe du bistrot qui ne pouvait pas rentrer chez soi. Les lignes téléphoniques et internet ne fonctionnaient pas, les nouvelles trainaient à venir mais apparemment la région s'était faite envahir d'Ombre.

Après une semaine, un bus de secours leur avait été dépêché sur place et les rescapés avaient immédiatement saisi leur chance de rejoindre une des métropoles du pays pour être en sûreté derrière un dôme de protection magique. Ren faisait parti du convoi. Profitant du fait que sa maison familiale soit sur la route, il avait décidé d'y faire un dernier crochet avant de définitivement partir.

Son pied cogna contre une canette en métal qui fit plusieurs sauts bruyants sur le bitume. Il se fichait bien de faire du bruit et d'attirer des Ombres ou des détraqués. Du coin de l'œil il pouvait sentir quelques une de ces créatures l'observer sans bouger, tapies dans les magasins aux vitres brisées. Au point où il en était il n'en avait plus rien à faire d'attirer leur attention et de rameuter tout ce joli comité d'accueil...

Cinq ans...

C'est le temps qui s'était écoulé depuis qu'il avait quitté le lycée. C'est le temps qui lui aura fallu pour perdre espoir en absolument tout.

Six ans plus tôt, à peu près à la même période, il avait quitté les Gardiens du Deuxième monde en leur promettant de trouver ceux qui manquaient encore à l'appel. Il leur avait promis de chercher les Gardiens des Jumelles de la Perle, cachés quelque part dans son monde à lui. Il avait dix sept ans à l'époque et une partie de lui était certaine de trouver ces jumeaux Gardiens dans les mois qui suivaient. Il aurait dû écouter immédiatement la partie qui lui disait que c'était plutôt une question d'années. Ça lui aurait évité d'espérer chaque jour durant tout ce temps pour rien.

Ses recherches à lui sur les Gardiens  de Pearl et Nacre s'enlisaient depuis des années et il ne savait même pas où en étaient ses compères du Premier monde. Arrivait le deuxième point noir de son existence : la perte de contact avec toutes ses connaissances du lycée. Il sentit ses aigreurs d'estomac le reprendre en repensant à cette promesse futile qu'ils s'étaient faits en sortant de terminale. La promesse de garder contact avec ses amis... Sarah, Nya, Matt, Pix, Angèle, Derak... autant de noms doucement passés aux oubliettes à mesure que le temps filait.

Loin des yeux, loin du cœur... songea amèrement Ren.

Forcément au début tout le monde donnait des nouvelles chaque jour. Puis chaque semaine... Puis chaque mois... Puis plus du tout... Il y avait bien eu Gabi, Ashe et Emi qui avaient gardé contact avec lui pendant un bon moment, car devoir de Gardien obligeait. Mais leurs recherches n'avaient pas abouties aux résultats escomptés : aucun d'eux n'avait réussi à délimiter une zone précise pour chercher les Jumelles. Et parcourir le pourtour méditerranéen et toute sa partie nord allait prendre des siècles. Faute de localisation plus précise après des mois à piétiner, ils avaient chacun conclu un accord tacite : le premier qui trouve quelque chose avertit les autres... 

Aujourd'hui Ren avait vingt trois ans et se sentait plus seul et isolé que jamais. Aguamarine, la Douzième des dieux d'antan dont il était le Gardien, ne lui était d'aucun secours. La déesse se montrait de plus en plus distante ces dernières années. Quand il la voyait au plan astral, c'est à peine si elle lui adressait la parole et elle se contentait de regarder les remous provoqués par les chutes d'eau de l'endroit. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même...

Ren l'était aussi devenu petit à petit...  L'inertie de sa vie lui était tout bonnement insupportable. Tout comme la solitude, la morosité de son existence le grignotait peu à peu de l'intérieur, creusant ce vide qu'il avait déjà l'impression d'avoir dans sa cage thoracique. S'il lui restait quoi que ce soit dans la poitrine, c'était tout sauf un cœur....

Sa vie était au point mort. Pourtant une partie de lui, minuscule et noyée dans le gouffre béant de son corps, tentait de lui rappeler qu'il avait une mission dans ce monde. Ce morceau de conscience lui disait de faire quelque chose, n'importe quoi, pour trouver les derniers Gardiens des mondes. Car le temps pressait de plus en plus, il en avait la preuve sous les yeux. Les invasions d'Ombres et les épidémies de détraqués n'avaient jamais été aussi nombreuses que ces dernières années... Signe que la fin approchait lentement mais sûrement. Il fallait donc impérativement réunir les Gardiens des Douze...

Et Ren savait bien qu'il n'allait pas pouvoir attendre éternellement un signe du destin ou un coup de chance... Il allait devoir les provoquer lui-même à moment donné.

I don't wanna wait for heaven to change me...
I don't wanna wait for heaven...
I don't wanna wait, I don't wanna wait...
I don't wanna wait for heaven to save us...

Alors que le dernier refrain résonnait presque avec calme dans ses oreilles, Ren s'arrêta enfin devant sa maison. Ses pas et ses pensées l'y avaient conduit sans qu'il ne voit le temps passer. Il fit glisser son casque à musique autour de son cou et regarda la haute façade à fenêtre, typique des maisons en rangées de la ville. Il savait parfaitement ce qu'il était venu chercher. Mais il ne savait pas ce qu'il allait rencontrer à l'intérieur.

La porte était ouverte et il poussa le battant du bout du pied. La première réflexion qu'il se fit était que la maison était déserte et avait été cambriolée... Les meubles de l'entrée étaient tous retournés et la coupelle contenant habituellement les clés en tout genre et le courrier était cassée au sol. Ren s'avança et tourna la tête, jetant un coup d'œil à son reflet fragmenté dans le miroir de l'entrée. Le cadre était de travers et la glace brisée.

Le brun poursuivit et arriva dans le salon, tout aussi en désordre. Table renversée, canapé déchiré, bibelots à terre... Les yeux de Ren se posèrent sur des tâches brunâtre constellant le parquet ou encore le tapis. Les traînées d'encre et de sang séché par endroits confirmèrent ses craintes... Étant sans aucune nouvelle de ses parents ou de ses sœurs, il s'en était douté durant tout le trajet en bus. Il avait la preuve sous les yeux qu'il avait dû leur arriver quelque chose de grave. Morts ou détraqués, impossible de savoir. Mais dans tous les cas : disparus...

Il ne passa pas par la cuisine et monta directement à l'étage. L'escalier avait toujours grincé, pourtant chaque marche semblait hurler quand il posait un pied dessus. Une plainte sinsitre et grinçante. Concentré sur son objectif, Ren alla tout de suite dans sa chambre. Le volet était fermé, comme s'il revenait juste de vacances. Le brun voulut allumer la lumière mais l'interrupteur cliqua dans le vide et la chambre resta dans le noir. Dans la pénombre, il ouvrit alors la porte de son placard à vêtements. Il posa son sac à dos au sol, un bagage sans fond qui pouvait contenir deux fois plus de volume que son apparence laissait suggérer, l'ouvrit et prit le plus d'affaires possibles. Il ramassa des chaussures de rechange, puis plusieurs objets auxquels il tenait, dont une vieille photographie.

La nostalgie se fit ressentir dans sa carcasse vide. Six ans plus tôt, au Havre du Deuxième monde, un contrôleur de train serviable avait pris ce cliché, immortalisant les sourires et les regards de vieux amis. Scorpio, Charlie, Luka, Talia et enfin lui-même et son alter-ego Stone. Il n'avait pas revu les quatre premiers depuis un moment, lui qui trainait de moins en moins à l'Horloge, le QG des Douze...

Quant à Stone... Celui qui avait su s'imposer comme son frère de cœur... Ren ignorait toujours s'il était en vie ou non... Pour se simplifier l'existence, il aurait aimé partir du principe qu'il était mort le jour où ils s'étaient séparés dans le Troisième monde, en se prenant une balle dans le crâne. Mais ce fichu reste d'espoir qui persistait à éviter le trou noir dans sa poitrine continuait de penser que, peut-être par miracle, il pourrait être en vie... La question serait alors : où Stone pouvait-il être ?

Après avoir vidé sa chambre de tout ce dont il pourrait avoir besoin, il partit à la salle de bain, ramasser une trousse de toilette et de pharmacie. Plus personne n'aura besoin de quoi que ce soit ici, alors il prit tout ce qu'il pu prendre. Des médicaments, des bandes de gaze, des pommades, des outils de couture, du désinfectant,... Il savait que quand il franchira le pas de sa porte ça sera pour ne plus jamais revenir. Il ignorait tout de la suite des événements pour le moment, donc il allait faire en sorte d'avoir le maximum d'affaires avec lui pour palier à n'importe quelle situation.

Il ferma son sac à dos et le jeta sur ses épaules. Il avait terminé ses courses. Il n'avait plus rien à faire ici maintenant. En sortant de sa maison il laissa derrière lui les souvenirs de ses parents et de ses sœurs... La dernière fois qu'il les avait vu, il partait au travail et s'était contenté d'un « à demain », maussade et habituel. Après une semaine sans les voir ni songer à eux, il se dit qu'il n'avait qu'à continuer ainsi et  supporterait sûrement leur disparition à l'avenir.

Quant à sa mère, il ne lui adressait presque plus la parole et pour lui ça faisait dix ans qu'il l'avait perdu. Elle avait cessé d'être sa mère le jour où elle s'était servie de lui comme cobaye pour ses expériences. Depuis que Ren était au courant de ses machinations, il ne lui parlait plus, sauf quand c'était nécessaire. Sa disparition et sa mort présumée ne lui firent ni chaud ni froid.

Ruminant ses pensées, seule compagnie morose en ce moment, Ren rejoignit le bus de voyage. Le véhicule était toujours garé à son emplacement et les passagers s'étaient agglutinés du même côté pour épier le retour du brun. Le chauffeur ouvrit la porte et l'observa, l'air impatient à l'idée de recevoir son argent. Ren le lui jeta sur les genoux sans un regard et partit se rasseoir à sa place, deuxième rangée sur la gauche. Le moteur du bus se remit en marche, les vitres vibrèrent et le car poursuivit sa route.

Ren posa son sac à ses pieds, qui représentait définitivement tout ce qui lui restait et s'adossa au siège en moquette, une main sur le front. Bon... Maintenant que faire ? Car c'était ça la question. Il n'avait nulle part où aller, plus de famille, plus de maison, plus de job, pas de piste pour sa mission, rien. Hormis vivre au jour le jour, il ne vit pas de solution immédiate. Il consulta son portable d'un air distrait, au cas où une notification tomberait comme par magie pour lui dire quoi faire. Il attendra de retrouver un peu de réseau à Dijon puis en fonction peut-être qu'il passera un coup de fil à Gabi ou Ashe... C'était la seule éventualité qui lui traversa la tête sur le moment.

La silhouette d'une jeune femme aux longues oreilles se jeta soudain sur le siège à côté de lui et Ren sentit immédiatement l'agacement poindre. Il avait beau se sentir comme un cadavre animé ces derniers temps, la colère était bien la seule émotion à ne pas s'être mise en arrêt thérapeutique. Il rangea son portable sans jeter un regard à sa voisine et ancienne collègue serveuse.

— Oh Reeeeen, fit-elle d'une voix mielleuse. Je me suis inquiétée pour toi tu sais ! Tu aurais pu te faire attaquer mais heureusement tu es sain et sauf !

Les yeux de Ren, aussi morts que son âme, suivirent les poteaux électriques le long de la route. Il se força à ignorer le pot de glue à côté de lui, qui commençait vraiment à lui taper sur les nerfs depuis tout ce temps... Emma s'était entichée de lui dès son premier jour au bistrot et saisissait chaque occasion d'être avec lui un peu trop précipitamment. Ren avait bien tenté d'être le plus désagréable et froid possible, mais elle semblait imperméable à son attitude. Il aurait pu la pousser à bout, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'il n'était pas intéressé.

Mais voilà... Une soirée trop arrosée avec les collègues et Ren, ivre mort, avait fait une erreur en acceptant de rester dormir chez la jeune femme pour éviter de prendre la route dans cet état déplorable... Il s'était réveillé le lendemain avec la pire gueule de bois du monde, allongé aux côtés de l'elfe qui ne portait rien sur elle hormis sa gourmette et il était à peu près aussi vêtu qu'elle. Il mettait cela sur le compte de l'alcool mais la jeune femme s'était persuadée qu'il avait fini par craquer pour elle. Il en avait encore la nausée à l'heure actuelle.

Emma se colla un peu plus à lui, pensant qu'en se rapprochant millimètre par millimètre il ne se rendrait pas compte qu'elle était maintenant contre lui, entourant son bras avec les siens d'un air possessif. Ren se dégagea immédiatement. Il sentit la goutte d'eau faire déborder le vase de sa patience, qui pouvait contenir l'équivalent d'un mug à café aujourd'hui. C'était toujours plus que la capacité de la petite cuillère de son adolescence... Emma ouvrit des yeux ronds en le voyant se dégager sèchement. Pourtant elle sourit.

— T'as l'air tendu. Attends je vais te masser les épaules ça va te détendre ! proposa-t-elle innocemment.

— Tu sais ce qui me détendrais ? Que tu dégages de ce siège et que t'ailles voir au fond du bus si j'y suis, répliqua Ren d'un ton acide.

— Oh allez Ren ! supplia Emma, sourde à la sommation.

Le brun lui saisit le poignet plus fort que prévue en voyant qu'elle insistait à lui pétrir les trapèzes. La colère rendit son regard orageux et une lueur bestiale alluma un peu ses iris sans vie. Emma grimaça, le poignet presque broyé par les doigts de Ren.

— Tu me touches pas, ordonna Ren.

— Pourtant ça avait pas l'air de te déranger, les autres soirs ? dit la jeune femme qui s'était décidé à riposter, un peu en rogne.

Ren se fit violence pour garder son dégoût au fond de son estomac. La première fois il était tellement saoul qu'il ne se souvenait de rien. L'alcool dans son sang lui faisait une excuse en or. Mais la deuxième fois, peut-être qu'il était un tout petit peu moins torché... Peut-être qu'il se sentait au bout de son existence. Peut-être qu'il se sentait juste abominablement seul. Mais dans tous les cas, même si l'ivresse avait rendu son esprit nébuleux et ses prises de décisions bancales, il savait qu'il ne ressentait plus rien pour personne depuis des années.

Il allait mettre les points sur les i pour de bon.

— J'étais complètement ivre, autrement je n'aurais jamais fait ça avec toi... dit-il, glacial.

Un rictus d'incertitude et de déception souleva la lèvre d'Emma. Bon sang, il ne lui trouvait absolument rien à cette fille...

— Si y a eu quoi que ce soit entre nous, c'était juste physique, rien de plus, continua-t-il.

Voyant qu'Emma continuait à le fixer, espérant qu'au final il lui dise que tout ça était faux, il décida de dépasser les bornes et d'enfoncer le clou pour que ça fasse le plus mal possible.

— Un coup d'un soir si tu préfères !! lâcha-t-il.

Évidemment Emma se décomposa de colère, se dégagea et lui colla une gifle qui ne le fit même pas ciller. Elle par contre avait dû se faire mal à la main puisqu'elle la secoua d'un air douloureux. Larmes de rage aux yeux, elle se leva, furieuse.

— Pauvre type !

Avant d'enfin s'en aller au fond du bus. Indifférent, Ren se tourna sur son siège vers la fenêtre en se disant que ça au moins c'était fait. Sur le moment il se fichait d'être un sale type ou d'avoir des propos aussi abjects. Ça n'aura absolument aucune conséquence sur sa vie pourrie. Il soupira longuement pour laisser sa colère retomber. Son front cogna contre la vitre du car quand il laissa sa tête tomber. Il accueillit sans aucun soulagement le vide dans sa poitrine, véritable calme après la tempête de son coup de colère... Il se laissa somnoler durant tout le trajet, calé contre son sac à dos, dernier vestige matériel de son ancienne vie.

Deux heures plus tard, alors que le soleil avait disparu à l'horizon, le car se stoppa enfin à l'entrée d'une agglomération dans la périphérie de Dijon. Derrière la fenêtre, Ren pouvait voir les contours ondulants de l'immense dôme magique protégeant la métropole et sa banlieue. Cette barrière gardait les Ombres et les détraqués à distance et rendait la ville sûre.

Après un coup de téléphone rapide, le chauffeur fut autorisé à entrer dans la zone de confinement. Le dôme s'effaça pour laisser passer le car et se referma immédiatement après. Le chauffeur arrêta le véhicule sur un parking et coupa le moteur. Il descendit discuter avec un homme à l'extérieur, expliquant la situation des réfugiés. Peu après on autorisa les voyageurs à descendre, prendre leurs bagages et rejoindre le motel juste en face. Ce sera un accueil temporaire, le temps que tous trouvent une solution de repli. Ren allait passer la nuit ici et se poser quelques heures avant de décider de la suite des opérations.

Sac sur le dos, il récupéra comme tout le monde une clé et un sandwich à l'accueil et rejoignit sa chambre à l'étage du motel. Il s'y enferma à double tour et jeta son bagage sur la table en face du lit. La première chose qu'il fit fut d'aller prendre une douche. Il se sentait sale et poisseux après une semaine sans se laver intégralement, faute d'eau chaude dans leur premier refuge, avant de prendre le bus.

Ses cheveux restèrent plaqués en arrière quand il retira l'élastique de sa queue de cheval et ils ne moussèrent qu'au troisième shampoing. Profitant de l'eau chaude du pommeau, Ren se laissa mourir un bon quart d'heure sous la douche. Sa tignasse noire d'encre lui dégoulinait autour du visage et ses yeux se perdirent dans les bulles de savon qui tourbillonnaient dans le siphon. Aucune pensée ne vint troubler le calme taciturne de son esprit. Le genre de calme qu'on sentait dans les cimetières, sous la pluie de préférence pour y rajouter un peu de morosité.

Il se sécha dans l'atmosphère humide de la salle de bain et enfila un bermuda de sport et un teeshirt noir, parfaits pour en faire un pyjama. Il démêla ses longs cheveux, qui lui tombaient maintenant jusqu'aux niveau des omoplates. Il aurait pu les couper, mais une certaine personne lui avait une fois dit que ça lui allait bien les cheveux longs... Depuis impossible d'aller chez le coiffeur. C'était aussi cette même personne qui lui avait offert la boucle qui pendait à son oreille gauche. Une plume en métal noir, qu'il triturait souvent en espérant se changer les idées.

Mais il fallait se rendre à l'évidence... Sarah avait fait comme les autres. Ses nouvelles s'étaient faites de plus en plus rares jusqu'à disparaître. Même elle, sa « meilleure amie » de toujours avait fini par couper les ponts au fil de temps... Il avait espéré, en vain, qu'elle continue à lui donner des nouvelles jusqu'à ce que, peut-être, ils se re croisent un beau jour. Mais elle n'avait même pas lu le dernier message qu'il lui avait envoyé, il y a bientôt trois ans.

Ren n'avait pas supporté de la quitter pour ne plus jamais la revoir à la fin de la terminale. Aujourd'hui il regrettait l'attitude plus que passive qu'il avait eu pendant leur dernière année de lycée. Il n'avait jamais osé se comporter autrement qu'en « meilleur ami » avec elle. Par fierté, par crainte surtout... Sauf qu'aujourd'hui elle lui manquait atrocement. Des milliers de fois plus que les autres et il savait très bien pour quoi. Il arrêta de se voiler la face.

Il avait loupé sa chance avec elle ; il ne l'aura plus jamais.

Après mûres réflexions il se dit que c'était peut-être mieux ainsi. Il souffrait déjà de la séparation alors qu'ils n'étaient qu'amis, il n'imaginait pas son état s'ils avaient été un peu plus que cela. Il mangea ensuite son sandwich uniquement parce qu'il fallait se remplir l'estomac. Épuisé mentalement il se laissa tomber sur le lit de la chambre de motel, l'index et le pouce caressant la plume de métal à son oreille. Plus que jamais, la solitude de son existence lui pesait...

Étant donné qu'il ne se faisait contacter par plus personnes depuis des années, Ren ne réagit pas tout de suite quand son portable s'alluma et se mit à vibrer sur la table de nuit. Le brun cilla et décrocha les yeux du plafond. Il tourna la tête en fronçant doucement les sourcils. Visiblement les lignes téléphoniques fonctionnaient ici. Mais qui pouvait bien l'appeler ?

Il redressa sa carcasse et rampa sur le matelas pour aller chercher son téléphone en charge sur le chevet. Sur l'écran s'afficha le nom d'une personne qui ne donnait plus signe de vie depuis environ un an et demi... Gabi.

Sans réfléchir tout de suite sur les raisons qui pourraient pousser son amie de lycée à l'appeler maintenant, Ren décrocha et porta le smartphone à son oreille. La voix naturellement caverneuse de Gabi résonna à l'autre bout du fil.

— Allô ?

— Salut... fit Ren.

— Salut...

Le brun reconnut à merveille ce malaise qui accompagnait toujours les conversations dans lesquelles on ne savait pas quoi dire. Souvent celles qu'on avait après un long moment sans se voir, comme si on avait oublié de quoi on pouvait discuter avant.

— Je suis soulagée de t'entendre, continua la voix de Gabi dans le combiné.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Ren regretta le ton sec qu'il avait employé pour poser la seule question qui lui venait sur le moment. Le silence qui lui répondit dans un premier temps lui fit comprendre qu'il avait été un peu brusque. Fatigué contre lui-même et le monde entier, Ren se passa une main au visage et se laissa tomber dans les oreillers du lit.

— Pardon... s'excusa-t-il. Sale semaine...

— Je veux bien te croire, répondit Gabi. J'ai cherché à te contacter dès que j'ai vu les infos sur l'attaque d'Ombres, mais à chaque fois je tombais sur ton répondeur.

— Les lignes téléphoniques sont HS... Je suis resté une semaine bloqué dans l'appartement d'une collègue de taf et j'ai pris un bus de réfugié ce matin. J'ai fait un crochet par chez moi, mais y avait plus rien ni personne...

— Ah merde... Tu... sais où est passée ta famille ?

— Je préfère les imaginer morts à l'heure qu'il est plutôt que détraqués et agonisants dans les décombres de la ville...

Ren avait jeté un froid, car Gabi ne lui répondit pas tout de suite, comme cherchant ses mots. Elle lui dit finalement qu'elle était désolée pour lui avant d'enchaîner :

— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de pouvoir enfin te joindre. J'ai essayé, tous les jours, mais rien. Je commençais vraiment à m'inquiéter pour toi, j'étais en train de me demander si t'étais pas mort pendant l'attaque.

— Toujours vivant... maugréa Ren.

Physiquement du moins. À l'intérieur c'était tout le contraire de la vie qui l'habitait.

— Bon. Qu'est-ce que tu vas faire maintenant Ren ?

Le brun n'avait plus rien. Plus d'option, plus d'endroit où se réfugier, rien. Il saisit cette perche au vol. C'était l'occasion ou jamais. S'il ne prenait pas une décision maintenant, il sentait qu'il finira sa vie en vivant au jour le jour, sans pouvoir terminer la mission que les Douze lui avaient confié.

— Je crois qu'en ce moment toi, Ashe et Emi vous êtes les dernières personnes chez qui je pourrais aller.

C'était la seule option envisageable sur le moment.

— Tu lis dans mes pensées : j'allais justement te demander si c'était possible pour toi de nous rejoindre.

Ren pourra bien trouver une voiture dans cette ville. Il confirma que le transport n'allait pas poser de problème.

— Cool, fit Gabi. Alors ramène toi le plus vite possible à Occlasia. Je te passe l'adresse de notre appartement. Tu seras prudent, hein ?

— T'inquiète pas. Je débarque d'ici demain matin du coup.

— Super. Et puis... hésita Gabi. Quand on sera réunis demain, je pense que ce sera l'occasion de reprendre nos recherches sur les Gardiens des Jumelles. On a assez perdu de temps comme ça.

— T'as bien raison.

Sans savoir pourquoi Ren vit soudain l'attaque d'Ombres de la semaine dernière comme un élément déclencheur. De là en découlait sa semaine d'errance, puis son arrêt à son ancienne maison, sa décision de partir sans se retourner et enfin l'appel inquiet et la proposition de son amie de lycée Gabi. En moins d'une heure il était passé d'un avenir complètement flou à vivre au jour le jour en attendant que sa dépression termine le boulot à une réunion intempestive d'anciens amis, dans la ville où il avait étudié de longues années : Occlasia.

Le vent ventait de tourner en sa faveur.

— Allez Ren. On se voit demain à Occlasia. Et là les choses sérieuses vont pouvoir commencer.

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Petit changement d'ambiance sur ce tome ;) J'espère que vous aimerez !
Bonne lecture !

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