Chapite 7 : Les Cryptes


Talia se chargea de garder un œil sur leur serveur, le temps que le groupe boucle les valises. Laisser la doyenne le surveiller était la meilleure option étant donné que l'homme savait qu'elle avait un flingue sur elle. Ils partirent une fois tout le monde réuni dans le hall de l'hôtel avec les bagages. En tête de convoi, le serveur avança dans les rues encore animées de Kyklona, une goutte de sueur perlant à sa tempe.

— Criez, avertissez qui que ce soit et vous terminez avec un plomb dans la cervelle, avait menacé Ren.

Il suivait quand même l'homme d'assez près au cas où ce dernier tenterait une fuite. Il les conduisit jusqu'à un bâtiment à l'abandon sur les hauteurs de la ville. Des grilles de chantier empêchaient d'accéder à la ruine, mais absolument rien ne pouvait retenir une personne de décaler un des grillages pour s'y faufiler. Le serveur poussa une grille après avoir contourné le bâtiment et entra dans l'espèce d'ancien jardin rempli de ronces et de mauvaises herbes. Mais le sol était assez dégradé par un passage régulier et formait un chemin de terre.

Il s'arrêta avant de rentrer dans le bâtiment, qui ressemblait à d'anciens bains antiques. Les colonnes en pierre blanche disparaissaient sous la végétation sauvage et les murs de mosaïques s'effritaient avec le temps.

— Voilà, dit le serveur. Vous continuez et vous trouverez un escalier derrière le bassin principal. Vous descendez et vous y serez. Je vous préviens : s'il vous arrive quoi que ce soit là dessous, je m'en lave les mains.

Ren fut le premier à entrer dans les bains romains, après avoir passé un rideau de lierre. La lumière crépusculaire filtrait au travers des interstices dans le plafond, éclairant les contours d'un immense bassin principal. Suivit par ses camarades, Ren en fit le tour, marchant sur les mosaïques abimées au sol. Il jeta un œil derrière le mur du fond et constata que le serveur n'avait pas menti.

Un escalier de pierre s'enfonçait dans le sol. Après quelques marches, Ren découvrit qu'il s'agissait de l'accès au sous sol des bains, là où l'on chauffait l'eau autrefois. Il se disait que le serveur les avait finalement embobinés lorsque Gabi découvrit un autre escalier, dissimulé derrière un foyer en pierre qui chauffait les bains au dessus.

— C'est l'entrée dont vous parliez ? questionna Charlie.

Les escaliers s'enfonçaient encore plus loin dans le sol. Gabi sortit une lampe torche de son sac à dos et éclaira. Le faisceau se perdit au fond des escaliers, impossible d'en deviner le bout.

— On va vraiment descendre là dedans ? demanda Luka, très peu emballé.

— Bien sûr, répondit Gabi. Les seules informations qu'on a nous dirigent vers les Cryptes de la ville. Là où criminels, déchus et marginaux se cachent. Faïza et Astrid Aquila ne sont apparemment pas devenu des enfants de cœur avec le temps. Reste à savoir pourquoi, mais maintenant on sait qu'elle sont très probablement là-dessous.

— Alors on y va, trancha Scorpio. On parle de retrouver les deux dernières Gardiennes du Premier monde. Après ça il ne nous restera plus qu'à aller faire un tour dans le Troisième monde et nous serons au complet pour pouvoir enfin terrasser Obsidian une bonne fois pour toute.

Talia décida d'ouvrir la marche. Elle claqua des doigts et alluma une flamme dans sa main. Brandissant sa torche improvisée, qui constituait le summum de sa puissance magique de Gardienne, la doyenne descendit en première. Gabi lui emboîta le pas, suivit par Ren, puis Luka. Charlie et Scorpio fermèrent enfin la marche. Le réincarné avait pour argument qu'il ne risquait rien en cas d'attaque de dos. Mieux valait mettre un immortel pour assurer les arrières.

Marche après marche la température chuta rapidement, tandis que le taux d'humidité grimpait en flèche. Des racines s'emmêlaient ça et là entre les briques des murs ou pendaient depuis la voute en roche. Ren pouvait entendre des gouttes d'eau tomber autour de lui, amplifié par l'écho de la pierre. Des bruits de pattes légers trottaient par moment, sans doute des rongeurs, ce qui fut confirmé quand Luka se mit à hurler que l'un d'eux l'avait frôlé.

— Silence gamin ! ordonna Talia en tête de convoi. Si on descend dans des catacombes remplies de criminels on ferait mieux de rester discrets !

— Au fait pourquoi des marginaux et des criminels vivraient là-dessous ? questionna Charlie.

— Ça m'a tout l'air d'être un endroit bien discret et inaccessible pour les autorités, répondit Gabi. Pas étonnant donc que des gens veulent aller vivre là-dessous...

— D'après ce que j'ai entendu, l'Empire n'a aucun contrôle sur ces catacombes, rajouta Ren. Aucune autorité, aucune loi, c'est un lieu de choix pour des criminels qui veulent être peinards et continuer leurs petites activités illégales et interdites par l'Empire des Ressha...

— Donc on est en train de descendre dans un guêpier rempli de gens dangereux et sans aucune loi pour encadrer cette société marginale ? résuma Charlie. Bon sang on a vraiment bien fait de laisser Isis et Raphaëlle chez Ashe !!

— Je te l'avais dit, marmonna son compagnon.

Des crissements retentirent soudain depuis le fin fond des escaliers. Talia arrêta tout le monde en levant la main. Ren plissa les yeux pour tenter de voir ce qui leur fonçait dessus dans l'obscurité. Puis il réalisa que c'était des cris de chauve souris. Les bestioles déferlèrent alors sur eux avec des cris stridents, remontant depuis les cryptes. Luka hurla en s'en recevant une dans la figure. Il se mit à paniquer et s'agiter dans tous les sens. Ren se prit une chauve souris dans le visage. Il sentit les griffes sur sa peau. Le brun attrapa la bestiole et la jeta en l'air pour la laisser repartir.

— KIIIIIYYYAAAAA !!!! J'en ai une autre dans les cheveux !!! hurla Luka d'une voix suraigüe.

Il bouscula Ren en voulant s'enfuir. Le brun le rattrapa à temps alors qu'il allait se casser la figure sur une marche brisée. Ren attrapa la chauve souris agrippée dans la tignasse écarlate de Luka et la balança derrière lui. Charlie se baissa avec un glapissement pour éviter la bestiole, qui s'en alla à tire d'ailes vers la surface.

— Amusant... commenta Scorpio en regardant la nuée s'éloigner derrière eux.

— Poursuivons, voulez vous, grommela Talia qui continuait sa route.

— C'est déjà trop pour ma pauvre personne, balbutia Luka, une main posée sur son cœur.

— Oh te plains pas déjà, on descend voir toute la racaille de Kyklona, lança Gabi.

Ren s'empressa de se rattraper Talia et Gabi, quelques mètres plus bas et qui emportaient flamme et lampe torche avec elles. Le brun avait la sensation que l'obscurité grandissante dans son dos cachait des créatures qui l'observaient et qui attendaient la bonne occasion pour l'étrangler. Mais il n'y avait que le visage blanc et décomposé de Luka, l'air apeuré de Charlie et la tête blasée de Scorpio...

Ils arrivèrent enfin en bas de l'escalier de pierre. Talia put éteindre la flamme dans sa main en la secouant rapidement. Des lanternes éclairaient maintenant la galerie de pierre dans laquelle ils avaient débouchés, leur flamme dansante dans leur prison de verre.

— On y est ? questionna Charlie.

— Ça y ressemble, répondit Gabi en regardant le plafond de roche irrégulière.

Ils poursuivirent leur chemin en redoublant de prudence. Ren appréciait moyennement la sensation d'être enfermé dans ces souterrains obscurs. Il craignait que le moindre coup de vent éteigne lampes murales et torches, plongeant ces catacombes dans le noir total. Et le brun ne garantissait pas sa réaction dans ce cas là.

Le groupe se stoppa en haut d'un large escalier et restèrent ébahis par ce qu'ils virent. Sous leurs yeux s'étalait une immense crypte. Un plafond titanesque était porté par des piliers en pierre, d'au moins trois mètres. Des sortes d'étals de marché en bois, parfois simplement des tapis à même le sol en pierre formaient un dédale dans toute la pièce souterraine. Les allées étroites de ce marché étaient bondées.

— Y a vraiment une ville sous la ville, s'étonna Gabi.

Ils descendirent l'escalier pour s'enfoncer dans l'espèce de marché noir. Ce qui était proposé à la vente sur les étales n'était parfois pas légal si on suivait les lois impériales. Voir les lois tout court... Des armes, des objets trop hors de prix ou trop spécifiques pour être vendu ainsi, des stupéfiants par dizaines, des bouteilles d'alcool... Il y avait là de quoi faire de sacrées saisies et administrer plusieurs milliers d'euros d'amendes.

— On y est bien, dit Gabi. On est bien dans les Cryptes de la ville, là où les gens peu recommandables se terrent.

— Et selon vous, nos jumelles sont là quelque part au milieu de ces gens ? questionna Charlie.

Une ange la regarda de travers sur sa route, alors qu'elle rangeait de l'herbe dans un sac de course. Du cannabis vu l'odeur, par besoin d'être spécialiste. Mal à l'aise Charlie accéléra le pas pour se coller à Scorpio. L'ambiance dans ce souterrain, contrairement à la surface, était étouffante et glauque. L'insécurité et le danger planaient dans cette crypte-marché. Ren fut rapidement flanqué de Gabi et Luka à mesure qu'ils s'enfonçaient entre les étales et que les regards se faisaient de plus en plus hostiles.

Ils s'éloignèrent du marché illégal, histoire d'échapper à la foule dense et de se sentir un tout petit peu plus en sureté. Ren s'était senti mal à l'aise durant toute la traversée. Il avait réellement eu l'impression que chaque personne pouvait sortir un couteau et les planter, ou bien leur faire les poches... Avoir Gabi et Luka dans les pattes donnait l'impression qu'il allait pouvoir les protéger, mais ce n'était absolument pas le cas. Ren était sûrement aussi inquiet qu'eux...

— Ça me fout les jetons cet endroit, confia Charlie. J'ai l'impression qu'ils veulent tous nous tuer pour de vrai !

— Vous êtes vraiment sûrs que nos jumelles sont ici ? questionna encore Scorpio.

— Les pistes conduisent ici, répondit Gabi. Nos Gardiennes ne seraient pas devenues des gens recommandables et traîneraient dans ces Cryptes. Plus qu'à les trouver.

— Qui se dévoue pour demander des infos ? questionna Talia.

Personne ne se bouscula au portillon tant la population locale semblait désagréable et inabordable. À la surface tout le monde avait l'air avenant et prêt à filer un coup de main. Ici c'était tout le contraire. Scorpio se désigna enfin pour aller questionner une personne. Il opta pour un marchant d'arme à feu dans un coin de la crypte-marché.

— Bien le bonjour l'ami, commença le réincarné.

L'homme qui tenait le stand roula un œil en verre en direction de Scorpio. Avec ses énormes cicatrices en travers du visage, il avait l'air d'un habitué aux règlements de compte avec couteaux...

— Nous cherchons des gens qui vivraient dans cette charmante ville souterraine, pouvez vous nous aider ?

— Non.

— On va passer à la manière forte, proposa Talia en s'avançant, prête à dégainer un flingue.

Cependant Charlie l'arrêta en lui rappelant discrètement que provoquer une attaque dans un endroit pareil reviendrait au suicide. Avec tous les criminels qui rôdaient probablement ici, ils se feraient agresser et tuer en moins de deux. Ren pivota vers Gabi et un message silencieux passa entre eux : la brune devrait essayer son pouvoir pour tirer les vers du nez du marchand. Cependant elle remarqua rapidement que quelque chose bloquait son pouvoir. Ren comprit ce que c'était quand il tenta de fabriquer une petite bulle d'eau.

Il y avait un sort d'entrave sur le marché, empêchant toute utilisation de la magie. Ce genre de sortilège était strictement interdit. L'utilisation des pouvoirs était assez règlementée en général. C'était interdit dans les espaces publics, mais rien n'empêchait un mage de se servir de son pouvoir hormis sa conscience ou la loi. Il restait libre. Un sort d'entrave bloquait totalement la magie d'un individu. Or dans ce monde la magie était considérée comme une sorte d'entité qu'il ne fallait pas enchaîner. On vivait avec elle en équilibre et empêcher son utilisation avec un sort constituait un délit.

Mais ici on se fichait visiblement de l'éthique magique... Le marchant demanda sèchement au groupe de dégager s'ils ne voulaient pas faire d'affaire. Scorpio ne se démonta pas et jeta alors des pièces en or de son monde sur le comptoir. Ignorant la valeur presque ridicule de cette monnaie, l'intérêt revient rapidement dans l'œil valide du marchand. La monnaie commune du Deuxième monde constituait une vraie rareté dans le Premier. Tant que c'était doré, brillant et peu commun, même un centime valait cher.

— Oh allez. On veut juste deux trois infos. Des rumeurs, n'importe quoi nous irait.

— Si vous voulez des rumeurs ou des infos, allez à La Plume cendrée, répondit le marchand en ramassant rapidement les pièces. C'est le bar clandestin le plus populaire des Cryptes. Avec l'alcool les gens parlent plus facilement et cet établissement possède un don naturel pour écouter les ragots et en tisser une toile cohérente. C'est là qu'il faut aller pour être au courant des dernières histoires ici. Foutez le camps maintenant.

Scorpio le remercia pour le tuyau puis le groupe s'enfonça dans une galerie qui s'éloignait du marché noir. Ren fut soulagé de voir ses pouvois revenir une fois sortis de cette grande crypte.

— Un sort d'entrave, ils sont malades, grommela-t-il.

— Sûrement pour empêcher le chapardage, dit Gabi. Mais ça reste limite comme moyen anti vol.

La Plume cendrée donc, répéta Scorpio en passant une main sur sa barbe courte et bien taillée.

Ren se souvint avoir déjà entendu ce nom. Il attrapa son affiche de combat clandestin dans sa poche et la déplia. La phrase tout en bas disait de s'adresser à l'établissement pour la prise de paris.

— On devrait trouver facilement si c'est le bar clandestin le plus populaire du coin et si on prend des paris, dit-il.

— Vous pensez vraiment qu'on va trouver des infos dans ce débit de boisson ? questionna Talia.

— T'as peut-être une autre piste ? demanda Luka en roulant des yeux.

— Non mais je me demande juste comment un bar clandestin pourrait nous aider à trouver nos jumelles !

— C'est comme a dit le marchand, répondit Scorpio. Le bar le plus populaire égale beaucoup de monde qui passe là bas, de l'alcool donc les langues se délient et les rumeurs vont bon train et enfin l'établissement aurait un don pour récolter tous ces ragots et en faire quelque chose de cohérent. Donc si nos jumelles sont ici, ils en auront forcément déjà entendu parler.

— Ça se tente, approuva Charlie. On va à la pêche aux infos là bas du coup ?

— Bien évidemment, dit Ren. Plus qu'à trouver ce bar clandestin...

Ils décidèrent de ne pas se séparer, comptant sur l'effet de groupe pour empêcher les gens de les accoster ou de leur faire les poches. Ils s'enfoncèrent dans le dédale de galeries, passant de crypte en crypte et découvrant les lieux. Des habitations creusées à même la roche s'empilaient dans d'immenses cavernes hautes d'une dizaine de mètre et au plafond vouté. Tout un entrelacs tortueux d'escalier et de ponts permettait d'accéder aux différents étages des cavités souterraines. Des galeries remplies d'ossements humains reliaient ces cryptes entre elles. Ren ne put s'empêcher de frissonner en croisant les orbites vides des crânes empilés qui le fixaient pendant le trajet.

Le brun sentait des regards glauques posés sur eux quand ils traversèrent une autre caverne. Des rideaux s'écartaient discrètement au niveau des fenêtres en pierre et des yeux les suivirent sans un mot. Nul doute que leur groupe hétéroclite attirait l'attention, encore plus dans ces lieux cachés où tous devaient se connaître.

— J'ai pas l'impression d'être le bienvenu ici, couina Charlie, agrippée au bras de Scorpio. Par les Douze, on a vraiment bien fait de laisser les filles à Ashe.

Elle ignora le regard insistant d'un homme sur le chemin et se colla complètement à son compagnon, resserrant sa prise sur son bras. Au bout d'un quart d'heure d'errance et à force de tourner en rond, Ren décida de demander son chemin. Il s'adressa à une femme assise sur un banc à regarder des papillons de nuit tourner autour d'un réverbère. Même si les rues étaient enclavées par de la roche, beaucoup d'insectes voletaient dans les galeries. La femme en question avait un regard de poisson mort et Ren eut un moment d'hésitation en voyant ce qu'elle avait su le visage.

Des tatouages en forme de triangle inversé, comme des pointes de flèche, noircissaient ses deux joues. La marque des anges déchus...

Tout ceux qui étudiaient les traditions des anges connaissaient les déchus. Il s'agissait de criminels, de meurtriers qui ne méritaient que la prison à perpétuité ou la peine capitale. Un ange reconnu coupable de meurtre ou de crime impardonnable se voyait affliger cette peine particulière : on le « clouait au sol ». Une vieille expression qui rappelait les débuts de la civilisation angélique, à l'époque où on leur sectionnait le dos pour les empêcher de déployer et utiliser leurs ailes. Aujourd'hui il n'était plus question de leur couper les ailes, mais on leur tatouait des marques à vie sur le visage et dans le dos.

Ainsi les déchus étaient exposés aux yeux du monde. Tous savaient ce qu'ils avaient commis par le passé. Incapables de se racheter à cause de leurs tatouages, ils se faisaient naturellement exclure de la société, même trente, quarante, cinquante ans après leur crime. Il n'y avait au final rien d'étonnant à trouver des déchus réunis dans les Cryptes. Il était impossible de vivre correctement en surface, en marge de la société, alors ils venaient se terrer ici entre criminels.

Très peu à l'aise à l'idée d'adresser la parole à une potentielle meurtrière, Ren toussota pour s'éclaircir la voix et demanda à la déchue :

— Vous savez où on peut trouver La Plume cendrée ?

Sans un mot, la déchue indiqua une direction puis mima une descente d'escalier avec les doigts et indiqua ensuite vers la gauche. Gabi repéra le trajet, Ren marmonna un remerciement du bout des lèvres puis le groupe s'engouffra dans une galerie. Talonnant une Gabi qui marchait rapidement comme pour évite d'oublier le chemin, il descendirent dans une autre crypte toute en longueur, au sol et aux murs en briques brunes.

Enfin ils trouvèrent ce qu'ils étaient venus chercher. Un écriteau en métal suspendu par des chaînes et décoré d'une plume grise affichait en lettre élégantes : La Plume cendrée. Une arcade de la taille d'une porte donnait sur un escalier descendant un étage plus bas. Une porte en bois remplie d'affiche patientait tout en bas. Des lanternes permettaient de voir les marches en briques.

— C'est là, dit Charlie. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On entre ?

— Tous les six ? demanda Scorpio. On attirerait trop l'attention. Non vaut mieux en envoyer deux, ça fera moins suspect et on se fera moins remarquer.

— Scorpio a raison, faisons profile bas pour le moment, approuva Gabi. Les gens ici ne nous aideront pas facilement... Et si on est six étrangers à débarquer comme ça pour demander des infos sur des personnes ici, on va se faire jeter.

Ren ne pouvait qu'approuver le plan. Les gens par ici tenaient certainement à leur tranquillité. S'ils avaient fui la surface, ce n'était pas pour se faire retrouver en deux secondes ici, dénoncés par leurs voisins. En tant qu'étrangers, ils n'obtiendront pas beaucoup d'informations de base, alors il était hors de question de traîner en groupe. Ce serait se faire repérer et placer sur liste rouge immédiatement. Et là, au revoir la moindre information.

Malheureusement pour lui, Ren fut désigné pour descendre dans le bar clandestin, en compagnie de Scorpio. Il accepta à contre cœur, redoutant un peu ce qu'ils allaient trouver dans le débit de boisson.

— Rien à part de l'alcool de contrebande, rassura Scorpio alors qu'ils descendaient l'escalier.

Resté en haut, le reste du groupe de Gardien se dispersa en leur lançant qu'ils se retrouvaient devant la librairie juste en face. Marche après marche, Ren pouvait entendre les basses de la musique du bar. Il poussa la porte en bois et entra dans le bar. La musique à l'intérieur, pas trop forte, lui parvint distinctement aux oreilles et mettait de l'ambiance. Scorpio lança le bonsoir à l'espèce d'armoire à glace qui surveillait l'entrée. Le silence lui répondit et les deux hommes continuèrent leur route.

Le bar clandestin était aménagé dans une immense cave au plafond vouté, tout de briques brunes. Des tables basses en bois toutes occupées croulaient sous les verres d'alcool. Les clients, la plupart ivre, parlaient et riaient de bon cœur étendus sur des banquettes. Une serveuse en qipao et aux cheveux frisés passa avec un plateau de chopes de bière et les salua avec un sourire charmeur. Ren se retourna et la suivit des yeux jusqu'à des clients affalés sur les banquettes. Ils se racontaient les moindres détails d'un combat d'arène, durant lequel un des deux combattants avait fini embroché et en sang.

Ren et Scorpio s'arrêtèrent devant le comptoir du bar où une serveuse agitait un shaker à cocktail en inox. Elle versa d'une main experte la boisson verte et bleue dans cinq verres placés côte à côte, remplis de glace. De la fumée s'échappa comme par magie des récipients, sous les applaudissements des clients installés sur des tabourets.

Le comptoir était en bois sculpté finement et prenait tout un pan de mur. Les étagères remplies de bouteilles d'alcool formaient une mosaïque en cristal, passant par des dizaines de nuances dorées. Là aussi il y avait de quoi faire de nombreuses saisies : aucune de ces bouteilles n'était à Kyklona de façon légale.

— On boit un coup ? proposa Scorpio. Histoire de tuer le temps et d'observer les environs.

Ren ne dit pas non. Ça allait rattraper les apéros softs qu'ils prenaient depuis le début du séjour. Les deux hommes se hissèrent sur les tabourets de bar. Une serveuse se glissa vers eux, tout sourire, et leur demanda ce qu'ils souhaitaient boire. Scorpio n'en avait aucune idée alors la serveuse leur conseilla le cocktail du jour.

— Alors deux du jour, répondit le réincarné avec un clin d'œil.

La serveuse le lui rendit avant de mettre une main en porte voix :

— Patron ! Deux du jour !

Elle leur souhaita ensuite une bonne soirée et s'en alla récupérer un plateau plein de verres vides. Le regard de Ren se perdit au milieu des clients, occupés à blablater sur tout et rien. Difficile de faire le tri entre l'utile de l'inutile, d'autant plus que la plupart des propos était incompréhensible... Ren se demanda si quelqu'un finirait par parler de leurs jumelles...

— Bonsoir messieurs ! lança une voix chaleureuse dans leur dos.

Ren pivota sur son tabouret pour se tourner côté bar. Derrière le comptoir, un homme, sûrement le patron, venait de s'avancer vers eux. Il était grand... Très grand. Plus d'un mètre quatre vingt dix facile. Avec sa musculature impressionnante, il ne donnait pas envie de l'accoster dans la rue : chacun de ses muscles jouait sous sa peau brune. Ses bras étaient couverts de tatouages de plumes noirs. Question vestimentaire, il avait le même style que les anges de la cité. Un haut oriental noir sans manche, une sorte de sarouel bleu-vert, les mollets et les avants bras entourés de bandages noirs.

— Moi c'est Isaac, patron de La Plume cendrée, poursuivit l'homme en remuant un shaker en inox.

Il leur servit un sourire éclatant. Des cheveux châtain sombre, ondulés et mi long encadraient son visage rayonnant. Ses yeux étaient pareils à ceux des rapaces : jaune-orange, attentifs, cerclés d'un épais trait noir, un peu comme de l'eye-liner. Ses paupières étaient également noircies, peut-être par du maquillage.

Mais ce qui sautait tout de suite aux yeux étaient les tatouages noirs en forme de pointe de flèche sur ses joues. La marque des déchus... Le patron de La Plume cendrée, ce Isaac, était un ange déchu...

— Voilà pour vous, lança-t-il en servant les cocktails.

Scorpio donna une pichenette dans son verre, observant le liquide épais. La boisson était orange, des morceaux d'ananas et de vanille nageaient au fond en compagnie de glaçons et une tranche de citron décorait le bord du verre. Ren renifla puis goûta avant de reconnaître le goût du planteur. C'était très fort, sucré et les saveurs explosaient harmonieusement en bouche. Il dut reconnaître que c'était sacrément bon.

— Pas mal ce cocktail du jour, commenta Scorpio qui examinait son verre avec tout le zèle d'un œnologue.

Il descendit son verre d'une traite. Habituellement Scorpio buvait son whisky comme du sirop tant il s'était accoutumé à l'alcool au fil des millénaires. Le patron Isaac siffla, impressionné.

— Pendant qu'on est là, commença Scorpio. On aurait besoin de renseignements.

Isaac pencha la tête sur le côté d'un air curieux, un sourire en coin. Il n'avait pas l'air très vieux. Entre vingt-cinq et trente ans peut-être.

— Ça dépend... Des infos pour qui ? demanda-t-il.

— Oh c'est juste pour nous. On cherche des gens, dit Scorpio.

— Ah, fit Isaac l'air à la fois de comprendre et de se foutre d'eux. Et pourquoi venir dans mon humble bar ?

— On nous a dit que cet endroit était une sorte de puit à rumeur, poursuivit le réincarné. Donc quelqu'un ici aurait très bien pu entendre parler des gens qu'on cherche.

— Je vois...

Isaac resservit un verre de planteur à Scorpio. Ce dernier le remercia.

— Donc nous cherchons des gens de notre famille. Des jumelles plus précisément, ce qui ne passe pas inaperçu par ici...

— C'est vous deux qui ne passez pas inaperçu, dit Isaac. Vous êtes nouveaux dans le coin ?

Ren et Scorpio se jetèrent un regard furtif, se demandant quelle était la meilleure façon d'agir. S'agacer parce qu'il répondait à leur question en en posant une autre ? Répondre pour faciliter les choses et diminuer la méfiance du barman ? Ils allaient jouer la carte de la prudence.

— Non on est là depuis un moment, répondit Ren.

Les pupilles d'Isaac s'étrécirent de façon imperceptible. Un sourire au miel s'élargit sur son visage. Il resservit Ren avec son shaker de planteur.

— C'est pas bien de mentir. Je connais tout le monde par ici. Et si j'avais croisé un gars comme toi, je m'en serais souvenu...

L'air détendu, Isaac élargit un peu plus son sourire avant d'envoyer un clin d'œil espiègle à Ren. Le brun l'ignora et but deux gorgées de son cocktail cul sec, manquant de s'étouffer à cause de la force de l'alcool.

— Bon d'accord t'as gagné, abdiqua Scorpio. On vient d'arriver.

— Oh et que faites vous dans ces Cryptes ? questionna encore le barman. Vous avez fait de vilaines choses, c'est ça ?

Ren commençait déjà à trouver son ton moqueur et hautain particulièrement agaçant. Il parlait d'une voix douce et sulfureuse, ce qui tapait sur le système du brun. Couplé à son sourire dégoulinant de miel, cet Isaac avait déjà l'air insupportable. Ren avala une gorgée de cocktail supplémentaire avant de grimacer un peu. L'alcool commençait déjà à lui monter à la tête.

— Tu n'as pas à savoir, répliqua Scorpio.

— Han, je suis curieux c'est tout, dit Isaac avec un soupir. J'aime juste connaître mes clients.

Ren décida de recentrer le sujet car ils commençaient sérieusement à s'en éloigner.

— Bon, on aurait besoin d'un coup de main pour retrouver deux personnes. Aurais-tu déjà croisé des jumelles...

— Mmmh peut-être, marmonna Isaac. Je connais du monde par ici, mais avec aussi peu d'informations je ne vais pas pouvoir vous aider comme il se doit...

— On allait y venir, faudrait juste nous laisser parler ! pesta Scorpio.

Ren grimaça car la voix de son camarade venait presque de lui percer le tympan tant il avait parlé fort. Sa tête commençait à siffler et à tourner sans explication. Il fixa son verre de planteur, à moitié rempli. Il reprit une autre gorgée en soupirant. C'était tellement sucré que ç'en devenait addictif.

— Oh alors je vous écoute, sourit Isaac en resservant Scorpio.

Ce dernier grommela et but son verre d'une traite. Quand il le reposa, il avait presque oublié ce qu'il était censé demander. Le réincarné chercha dans sa mémoire à court terme pour savoir ce qu'il faisait assis à ce bar. Il fixa son verre de planteur, plein.

— Pratique ça se remplit tout seul, s'amusa-t-il en sirotant le cocktail. Il est sacrément bon ce planteur... marmonna-t-il la bouche pâteuse.

— Vous ne vous m'avez même pas dit vos prénoms, remarqua Isaac.

— Je suis Scorpio et le petit c'est Ren, répondit amicalement le réincarné avec un sourire.

Le regard perdu dans le vide, le brun revint à lui. Son cerveau s'était transformé en coton l'espace d'un instant... Sa vision nébuleuse se porta sur le barman qui versait distraitement du rhum dans un shaker. Le regard de Ren tomba ensuite sur son planteur. Bon sang il était sans fond ce verre...

— Enchanté, moi c'est Isaac, patron de La Plume cendrée, lança ce dernier en agitant son shaker en inox.

Cette fois Ren fronça les sourcils. Quelque chose n'allait pas. Le barman avait déjà dit ça, il en était sûr, pourtant il avait l'impression d'avoir à peine débuté la conversation. La preuve : son verre était encore plein, à peine rempli par Isaac. Mais Ren était aussi sûr d'avoir déjà bu une bonne quantité du cocktail. La situation était on ne peut plus lunaire et son mal de crâne ne l'aidait pas à réfléchir.

— Attends... arrêta Ren en portant une main à son front.

Isaac braqua son regard d'aigle sur lui avec un fin sourire.

— Tu t'es déjà présenté non ? T'as déjà dit ça...

— Ça doit être ton imagination mon beau, répondit Isaac avec un haussement d'épaule. Je ne vous ai jamais vu par ici. Vous devez être nouveaux dans le coin ?

Ren redressa la tête. Cette fois il en était sûr, il n'hallucinait pas, le barman se répétait pour renforcer la confusion déjà créée par le cocktail. Le brun loucha dans son verre et sentit son estomac se retourner en voyant une sorte de cachet dissous au fond et un peu de poudre diluée. Il y avait définitivement quelque chose de louche là dedans. Ce n'étaient pas les quelques verres ingérés qui lui faisaient tourner la tête et qui rendaient son esprit nébuleux...

Ren redressa la tête et un frisson parcouru lentement sa colonne vertébrale quand il vit l'expression faciale d'Isaac. Un regard mi clos, tranquille. Un sourire en coin. Satisfait et sinistre...

— Un autre verre ? susurra Isaac, d'une voix pleine de souffre.

Ren décela de la malice dans son regard ambré. Il décela du venin dans le miel de son sourire. Il posa son verre loin de lui, bien décidé à arrêter de boire ce cocktail et la saloperie qu'il y avait dissous dedans.

— Je crois qu'on va y aller, marmonna Ren, se sentant très mal tout d'un coup.

Il s'appuya sur le comptoir pour se lever. Lorsque ses jambes flageolèrent sous son poids et que le plancher tangua, il sut qu'il avait dû boire bien plus qu'un verre... L'air euphorique, Scorpio remercia Isaac pour son hospitalité et se leva à son tour. Le barman lui rendit son sourire avec un signe de la main. Un sourire qui tenait plus de celui d'une vipère...

Pas après pas, Ren progressa dans le bar direction la sortie. Une migraine commençait déjà à pointer le bout de son nez et garder l'équilibre fut plus difficile que prévu : son corps mettait un temps fou à obéir à ses pensées. Il manqua de s'effondrer sans raison et Scorpio le rattrapa. Il passa le bras de Ren sur ses épaules et l'aida à monter les escaliers.

— Bon sang y avait quoi dans les planteurs ? marmonna Ren, couvert de sueurs froides.

À part de la drogue, rien ne pouvait mettre dans un état pareil après quelques verres. Encore que « quelques » était un bel euphémisme. Ren ne savait pas combien il en avait bu. Le verre semblait ne pas avoir de fond... Le subconscient du brun réalisa alors que le barman, Isaac, n'avait en fait pas cessé de compléter leur verre. Discrètement, sous leur nez, il n'avait fait que leur resservir du planteur. À ça, on pouvait rajouter cet étrange poudre diluée dans leur verre à moment donné. C'était obligatoirement de la drogue, ce qui expliquait l'état déplorable de Ren en ce moment.

Isaac les avait drogué tous les deux... Pourquoi ?

— C'était bon son cocktail en tout cas, dit Scorpio qui semblait bien guilleret.

— Pourquoi on est descendu là dedans au fait ? questionna Ren.

Scorpio haussa les épaules et cala un peu mieux Ren contre lui le temps de monter les dernières marches de l'escalier. Une fois dans la rue de la crypte, le réincarné chercha autour de lui.

— Elles sont passées où les nanas ? marmonna-t-il.

Il n'eut pas le temps de se traîner lui et Ren jusqu'à un banc de pierre que le reste du groupe de Gardien débarqua.

— Pas trop tôt ! maugréa Talia.

— Vous êtes enfin de retour ! couina Charlie. Je commençais à me faire du soucis pour vous deux.

— On commençait surtout à regretter de nous être séparés de vous deux ! corrigea Talia. Quand on était avec vous, les gens nous fichaient la paix et pour cause : se promener avec des hommes grands et costauds est toujours plus sécurisant ! Sans vous on a commencé à se faire interpeller de toutes parts.

— Oui Talia a dû dégainer son pistolet et le garder en évidence pour qu'on arrête de nous importuner... renchérit Gabi.

— L'angoisse, ajouta Luka, qui semblait encore bouder. Je vous jure, on est tombé dans un quartier trop flippant, y avait que des lourdauds qui me regardaient bizarrement en sifflant et j'ai cru qu'on allait se faire agresser.

— Tu te plains mais tu m'as empêché de tirer quand ce vieux édenté a voulu nous faire les poches ! siffla Talia.

— On n'est déjà pas discrets, pas la peine que tu attires encore plus l'attention en flinguant tout ce qui bouge ! riposta Luka.

— Tu ne vaut pas mieux je te signale, quand tu as hurlé à plein poumons qu'on se faisait voler, rétorqua la capitaine. Remarque, t'es un vrai détecteur à mains baladeuses et fouineuses de poche toi. Pratique.

Assis sur un banc, Ren et Scorpio n'arrivaient pas à suivre un iota de la conversation, subissant le contrecoup de la drogue ingérée. Voyant qu'aucun des deux n'avait l'air d'être trop réactif, Charlie interrompit Talia et Luka qui s'engueulaient.

— Attendez une minute ! Scorpio fais voir ton haleine ! ordonna-t-elle en se penchant à son niveau. Souffle pour voir ! Souffle pour voir !

Après avoir roulé des yeux d'un air exaspéré, Scorpio lui mit un coup d'haleine dans le nez . Charlie toussa devant les relents d'alcool et vit rouge.

— J'en étais sûre ! Vous exagérez ! On vous confie une mission, on vous demande de ramener les infos et vous êtes infoutus de rester sobre !

— C'est pas de notre faute, démentit Scorpio.

— Bon, avez-vous au moins ramené quelque chose ? Un indice ? questionna Gabi.

Ren puisa dans ses maigres souvenirs de la descente dans le bar, déjà en train de s'estomper. Malgré l'amnésie il sut que l'expédition n'avait rien donné. Il parvint à mettre des mots sur leurs mésaventures.

— On a essayé.... Vraiment. Mais le barman nous a drogué...

Il se reçut des exclamations et des regards choqués.

— Il nous resservait de l'alcool tout le temps... Et il faisait exprès de se répéter... Il voulait éviter la conversation, ça se voyait.

— Mais pourquoi vous droguer ? demanda Gabi.

— Peut-être qu'il ne voulait pas leur répondre ? proposa Charlie.

— Ou peut-être qu'il sait des choses et ne veut pas que les gens le sachent, ajouta Luka.

— C'est idiot, dit Talia. En opérant ainsi, il vient de se trahir. C'est certain qu'il a des choses à cacher et qu'il ne veut pas que des étrangers mettent leur nez dans ses affaires.

— Donc ce bar cache bel et bien des secrets, conclut Gabi. Ils savent des choses et ne veulent pas que ça s'ébruite. Voilà pourquoi ils vous ont drogué. Vous êtes des étrangers. Vous aviez des questions et ils ne voulaient pas vous donner la réponse. Mais ils l'ont...

— C'est donc bien là qu'il faut chercher nos jumelles. Mais va falloir trouver un plan pour leur tirer les vers du nez sans éveiller les soupçons, réfléchit Luka.

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