Chapitre 8: Des petits secrets



Évidemment les « autres » ne se pointèrent pas à midi et personne ne les vit de tout l'après midi... Ce fut uniquement au service du soir à la cantine que Derak, Pix, Angèle et Gabi réapparurent enfin, avec dix minutes de retard.

- On était en train de s'inquiéter ! s'exclama Matt en les voyant arriver avec leurs plateaux.

- Vous avez disparu toute la journée, j'espère que vous avez une explication ! dit Sarah en les pointant de la fourchette.

Ils s'installèrent et Angèle s'excusa platement.

- Gabi et moi on est juste allé en forêt pour s'entraîner...

- Vous deux ? Vous entraîner ? fit Sarah d'un air blasé, sans y croire. Hé demain il neige...

- J'ai supervisé un entraînement d'Angèle, expliqua Gabi. Elle a fait ses exercices pour apprendre à voler, donc je l'ai aidé et coaché. Tout l'après midi et y a du progrès...

- Et vous les gars ? demanda Matt en s'adressant à Derak et Pix.

- Ben, je suis allé voir l'infirmière pour mes dents, répondit le vampire. Et ensuite je suis allé bosser avec Pix à la bibliothèque.

Ren et Sarah se jetèrent un coup d'œil qui en disait long. Le connaissant, Derak était bien la dernière personne à aller travailler à la bibliothèque, même la veille d'un devoir commun. Derak mentait...

- Et vous avez mangé où ? demanda Matt. On vous a même pas vu à la cantine ce midi.

- Les sandwich ça existe, répliqua Derak.

- Vous avez bossé sur quoi ? insista Matt.

- T'es de la police ? siffla Derak.

La tension venait de monter d'un cran, sans prévenir et des regards mitigés s'échangèrent.

- Il est trop bon ce poisson !! s'écria Nya comme pour changer rapidement de sujet.

- Okay, pas grave, je voulais juste savoir sur quoi vous avez travaillé... dit Matt en baissant les oreilles. Surtout qu'on a pas de devoir à rendre, si ?

- C'est vrai qu'il est délicieux le poisson, dit Derak en ignorant Matt.

La conversation s'éteignit en un rien de temps. Même Ren qui n'était pas si bavard que ça trouvait l'ambiance à table glauque... D'ordinaire il y'a avait toujours quelqu'un pour parler de banalité... Cet étrange manège dura quelques minutes avant que Ren ne se décide à demander :

- C'est à cause de l'incident de ce matin ?

Personne ne comprit le lien entre cette question et le début de la conversation. Derak arqua un sourcil.

- Tu parles de quoi ?

Ren posa son coude sur la table et pointa du doigt le bandage qui lui momifiait l'avant bras et lui recouvrait la blessure de la matinée. Angèle blanchit.

- Ah mais c'était pas une blague...

- Hein ? fit Matt.

Angèle plaqua une main sur sa bouche, avec l'expression de ceux qui en avaient trop dit. Elle attrapa en vitesse la carafe et se leva en disant qu'elle allait chercher de l'eau à la fontaine.

- Ah de ça, se rappela Derak. Ben quoi l'autre débile t'as mordu et alors ?

Regard noir et mâchoire crispée, la tête de Ren disait littéralement de ne pas trop le chercher.

- T'as activé le mode hypocrite depuis ce moment là, grinça le brun.

Puisqu'il fallait tout le temps formuler explicitement les choses autant rentrer dans le lard tout de suite.

- Hypocrite ? Moi je fais l'hypocrite ?

- C'est peut-être pas le bon terme, mais oui t'es distant depuis ce matin, intervint Sarah.

- Puis tu fais que mentir ! renchérit Matt. Je le vois direct : tu détournes tout le temps les yeux vers la gauche quand tu mens ! Même sans ça je savais que tu faisais le mytho. Tu bosses jamais à la bibliothèque même quand on a un devoir maison à rendre, mais là en plus on avait rien en devoir. Ah je sais ! Pix !

Ce dernier qui était silencieux depuis le début du repas se crispa et leva un regard apeuré dans la direction de l'elfe.

- T'es allé bossé à la bibliothèque avec Derak oui ou non ?

Ren se dit que c'était très malin puisque Pix ne savait pas mentir. S'il essayait ça se voyait immédiatement : ses joues devenaient cramoisies même avec son teint halé et il se forçait à soutenir le regard alors qu'il fuyait toujours des yeux même en parlant de la météo.

- T'es pas obligé de répondre Pix, dit Derak. De toutes façon, on était à la bibliothèque, n'est-ce pas ?

Comme prévu Pix piqua un fard.

- Oui... Bien sûr ...

- Menteur ! s'égosilla Matt. Sérieux les mecs ! On est vos amis enfin ! On est comme des frères et sœurs, on a rien à se cacher normalement !

- Puis on a le droit de savoir pourquoi vous avez disparu toute la journée quand même, ajouta Sarah.

- Les petits pois croustillants à la vapeur ont quelque chose d'unique vous trouvez pas ? demanda nerveusement Nya.

- Dites, vous vous servez du pichet d'eau ou pas ?

Sept têtes pivotèrent en direction de Cheyenne qui s'était timidement rapproché de la table pour demander la carafe de la table d'à côté visiblement.

- Tu crois que c'est le moment ? Dégage ! ordonna Ren.

La rousse lâcha un soufflement exaspéré, apparemment vexée de se faire jeter comme ça. Elle fit demi tour et repartit aussitôt en tapant des pieds.

- Du coup vous avez disparu pour quoi ? redemanda Sarah.

- Raah, mais on va quand même pas vous faire un compte rendu détaillé de nos moindres faits et gestes ! répliqua Derak.

- C'est pas ça ! protesta Ren. On veut juste savoir pourquoi vous êtes aussi distants tous les quatre ! Et pourquoi tu fais l'hypocrite et le menteur surtout. C'est à toi que je cause Derak !

- J'avais entendu monsieur le dictateur, siffla le vampire.

Ren sentit ses boyaux se tordre à cause de la frustration. Si en plus Derak se montrait méprisant, les couverts n'allaient pas tarder à voler...

- Bon vu qu'on tirera rien de toi, je vais demander à Pix, dit Ren.

- Fous lui la paix, s'énerva aussitôt Derak.

- De une c'est pas à toi que je parle. De deux j'ai encore le droit de lui poser des questions il me semble ?

- Et il a déjà répondu, fin de l'histoire.

- Mais il mentait, ça s'est vu de suite ! ajouta Matt. Vous étiez donc pas à la bibliothèque ! Vous nous cachez des choses et ça c'est vraiment pas cool !

- Alors Pix, tu peux nous dire pourquoi vous avez disparu des radars toute la journée ?

Soudain le verre à eau de Ren explosa, expulsant des tessons de verre dans toutes les directions, sous la surprise générale. Matt poussa un petit cri et Nya lâcha un croassement de corbeau. Œil plissé, Ren sentit une douleur lui piquer la joue. Il tâta sa peau et ses doigts rencontrèrent un morceau de verre... Il le retira de sa joue avec une grimace et le contempla, couvert de sang.

- Mon visage a déjà assez morflé comme ça...

Un instant il ne crut pas ses yeux en voyant le visage de Pix. Un instant le jeune homme semblait le regarder de travers. Un regard noir, sinistre. Cette impression ne dura qu'une fraction de seconde et Pix se décomposa comme s'il venait de voir un cadavre. Ses mains se mirent à trembler violemment.

- Oh non... Désolé...

De grosses larmes roulèrent sur son visage. Il se les essuya avec les mains et se mit à se gratter la joue avec les ongles.

- Calme toi Pix, dit tranquillement Gabi.

Enfin, en apparence elle semblait tranquille. Au fond d'elle, son cœur était en train de cogner douloureusement dans sa poitrine à cause du stress.

- Pourquoi t'as pété le verre ? demanda Matt.

- Un conseil : tais-toi, dit Gabi.

- Quoi ? Me dit pas que tu vas t'y mettre aussi ??

- Et si on changeait de sujet ? supplia Nya. N'importe quoi : la nourriture, le temps, les cours...

- Pourquoi ça m'arrive encore ? pleura Pix.

Il s'était complètement courbé sur lui-même, les mains sur la tête et ses dents claquaient rapidement entre elles. Gabi posa les mains sur la table, s'en éloigna en faisant racler les pieds de sa chaise et s'approcha de Pix. Elle lui posa une main sur l'épaule.

- Tu as finis de manger ?

Pix hocha mécaniquement la tête, raide comme un piquet. Il se leva en posant les mains sur ses avant bras pour réprimer ses tremblements. Sous le regard des autres, Gabi et lui quittèrent la cantine et disparurent derrière le battant de la porte en verre.

- On a pas le droit de savoir ce qu'il vient de se passer j'imagine ? demanda Ren d'un ton acide.

- T'imagines très bien, rétorqua Derak en le fusillant du regard.

Sur ce un silence plus que gênant accompagna l'ambiance planant au dessus de la table... Comme si l'altercation n'avait pas suffit, un élève était en train de se rapprocher de la table par l'angle mort de Ren. Il ne supportait plus du tout cette sensation depuis le voyage dans le Deuxième monde. Le jeune home réagit donc au quart de tour, fit un sursaut/volte-face sur sa chaise et cria immédiatement sur l'élève en question :

- Si c'est pour le pichet, tu vas te faire foutre !!

C'était une des filles de leur classe, qui s'appelait Roxane. Une hybride dragon à la crinière rouge. Elle garda le silence et fixait Ren d'un air vide. Puis elle sourit.

- Jolies pierres précieuses...

- Vous avez tous un problème aujourd'hui ou quoi ? s'énerva Ren en se levant de sa chaise. Si vous y tenez tant que ça à vos cailloux, vous allez chez le bureau tabac et vous prenez la revue « caillou et compagnie », ils offrent même la petite pyrite en cadeau !!

Roxane pencha la tête sur le côté, sans se départir de son sourire bizarre et glaçant.

- Jolis... yeux... Joli cœur...

Tout en marmonnant dans sa barbe elle passa son chemin en trainant des pieds, sous les regard inquiets de la tablée. En chemin elle manqua de percuter Angèle, en train de revenir avec le pichet d'eau rempli. Elle la contourna en prenant soin à ne rien renverser.

- Attention Roxane, avertit elle.

La dragonne s'arrêta net et la dévisagea, en s'arrêtant de marmonner. Inquiète Angèle s'arrêta à son tour et se tourna vers elle, un air soucieux au visage.

- Ça ne va pas ? Tu n'as pas l'air bien...

D'un coup de bras, Roxane balaya la carafe en inox qui vola dans la cantine et s'écrasa sur le carrelage, dans un fracas métallique. Angèle fit deux pas en arrière et sans prévenir Roxane lui décrocha une gifle en plein visage. L'ange lâcha un gémissement et tomba à terre suite à la violence du coup.

Sans une once d'hésitation, Ren se rua sur Roxane et Nya se leva de sa chaise et se précipita pour se mettre entre les deux filles. Elle écarta les bras pour protéger Angèle. Sauf que Roxane semblait prête à se battre contre l'américaine pour pouvoir ensuite en finir avec l'ange. Ren saisit rapidement la dragonne en refermant ses bras autour de ses épaules pour la bloquer et l'empêcher de bouger. Roxane lâcha un hurlement strident qui donna des frissons à Ren. Elle se débattit furieusement.

Nya releva Angèle en demandant si elle n'avait rien. Un bleu se formait déjà sur sa joue et des larmes de douleur perlaient à ses yeux bleus.

- Mais ça va pas la tête ? demanda l'américaine.

Roxane continuait à se débattre, prisonnière de la poigne de Ren. Elle se dégagea une main et envoya ses ongles qui tenaient plus de griffes dans l'avant bras de Ren. À son tour Sarah se leva pour se jeter dans la bagarre, sentant l'adrénaline lui donner un coup de fouet.

- Ren va t'asseoir t'as assez morflé pour aujourd'hui ! Et toi tu dégages tes sales griffes de lui !!

Le remue ménage finit par attirer un des surveillants de la cantine qui rappliqua en ordonnant d'arrêter immédiatement. Une consigne bien dérisoire étant donné le degré de sauvagerie que possédait Roxane.

- On l'assomme, on fait quoi ?? grogna Ren.

Roxane renversa brusquement la tête en arrière, lui explosant le nez au passage. Sarah s'écarta un peu et ordonna à Ren de ne pas bouger, avant de fermer son poing et d'asséner un puissant coup dans la tête de Roxane. Assommée, elle tomba dans les pommes dans les bras de Ren.

- Vous vous fichez de moi tous les deux ?? s'étrangla le surveillant. Je vous met de suite en retenue !!!

- Pardon ?? s'offusqua Sarah.

Ren déposa le corps inerte de leur camarade de classe sur une chaise. Les élèves attablés le regardaient d'un air choqué, n'ayant pas perdu une miette de la dispute. Ren leur demanda s'ils voulaient sa photo, ce qui ramena tout le monde dans son assiette. Le brun s'essuya le nez et souffla en voyant que ses vaisseaux sanguins avaient encore explosé et lassaient couler du sang.

Nya ramena Angèle sur sa chaise et lui passa un verre d'eau en lui demandant encore si tout allait bien. L'ange était totalement sous le choc et ses membres tremblaient à cause de la nervosité. De son côté Sarah commençait à s'énerver contre le surveillant, relatant tout ce qui s'était passé pour se défendre. Mais le pion ne voulut rien entendre et leur exigea sur le champ les carnets de correspondance pour les coller le mercredi après midi suivant.

- C'est du foutage de gueule ! tempêta Sarah en prenant soin de bien parler fort pour que tout le monde entende. On se fait agresser et c'est nous qui sommes punis !

- Je ne veux rien savoir, insista le pion. Dans les faits vous avez frappé votre camarade. Vos carnets Flaïme et Saurac !

- Prenez-les vos fichus carnets si vous êtes tant que ça en manque de reconnaissance ! Je peux au moins aller les chercher ? Ils sont dans les casiers.

Le surveillant sembla réfléchir puis, comme s'il lui accordait la grâce du siècle autorisa Sarah à aller chercher les carnets. La démone piocha ses clés dans sa veste en cuir suspendu au dossier de la chaise, puis fouilla dans le sweat à capuche de Ren lui aussi sur une chaise. En possession des deux clés elle sortit de la cantine en tapant des pieds sous le coup de l'énervement.

Ren partit se rasseoir sur sa chaise, un pouce plaqué contre la narine. Matt lui fila sa serviette en papier qu'il n'avait pas touché.

- C'était très bizarre... dit l'elfe.

- C'était comme ce matin surtout, maugréa Ren. Ils se sont passé le mot ou quoi ?

Le brun regarda en direction d'Angèle, en train de boire lentement son verre d'eau, les yeux encore figés par le choc. Quant à Derak il était complètement abattu. Bras ballants, visage baissé et regard dans le vide, il n'avait plus rien du garçon qui s'était énervé contre eux il y a cinq minutes.

- Ça va pas Derak ? demanda Matt, soucieux.

- Hein ? fit le vampire en redressant la tête. Ah, si si...

- Ça a pas l'air...

- Rien c'est juste qu'au fond...

En baissant la tête, Derak afficha un pauvre sourire. Il semblait totalement brisé.

- Ren et Nya n'ont pas hésité une seule seconde pour venir aider Angèle... Et moi, encore, je suis resté là sans rien faire... Je suis resté là à regarder au lieu de l'aider... Au fond je suis juste un lâche.

- Ne dis pas ça, bredouilla doucement Angèle.

- Y a cinq minutes tu bombais le torse et tu nous engueulais et là maintenant tu chiales et tu te traites de lâche ! s'agaça Ren.

Derak releva la tête pour lui lancer un regard aussi glacial que la couleur de ses yeux. Il lâcha un soupir et attrapa son plateau de cantine en lançant qu'il y allait. Ren le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il sorte du self.

- Il serait pas plein de contradiction celui là en ce moment ? demanda Nya.

- Il mériterait une bonne baffe pour lui remettre les neurones en place oui... maugréa Ren.

- Dites, vous pensez qu'on est allé trop loin tout à l'heure ? questionna Matt en baissant les oreilles. En posant toutes ces questions et en les harcelant... Vous avez vu comment Pix a réagi puis paniqué ?

- J'en sais rien... Peut-être que oui, dit Nya. Mais bon après on voulait juste savoir où ils avaient disparu...

- On a peut-être trop insisté... dit Ren.

- On ira s'excuser, proposa Matt.

- Dis Angèle... commença Nya.

L'ange, qui semblait perdue dans ses pensées, redressa la tête.

- Tu pourrais juste nous expliquer pourquoi ils ont réagi comme ça ?

Angèle pinça les lèvres en regardant sur le côté, l'air de réfléchir. Mais elle secoua la tête.

- Je suis désolée... J'aimerais éviter de vous en parler sans l'avis des autres. Vraiment je m'excuse et en plus, je ne me sens pas trop bien...

- Je crois qu'on a eu suffisamment d'émotions pour la soirée, dit Nya en lui tapotant l'épaule. On ferait mieux d'aller se coucher... Ça ira mieux demain...

***

Le matin même, vers dix heures, Pix était en train de marcher dans le parc de l'école, son casque audio sur les oreilles. Il avait changé la musique histoire d'arrêter d'écouter la même chose, à savoir cette étrange mélodie qui ressemblait à une berceuse, que Derak lui avait installé. Mains dans les poches de son blouson il regardait le sol défiler sous ses pieds tandis que des accents de rock pulsait dans son casque.

Il soupira. Derak lui avait dit qu'il serait au club de sport du samedi avec Ren mais qu'il irait le rejoindre dès que possible. L'idée d'être tout seul angoissant Pix. Il ne savait pas du tout ce qui allait se passer en allant voir cette psy dont on lui avait parlé. Cette Phyllis Oli qu'il avait vu le jour de la rentrée...

Arrivé devant l'infirmerie Pix s'arrêta devant la porte de l'ancienne réserve. Un petit panneau avait été installé sur le battant pour indiquer un nouveau bureau. « Dr. Phyllis Oli, psychiatre et dingue de café ». N'osant pas frapper, Pix tourna la tête pour voir s'il n'y avait personne. Il aurait tant aimé que Gabi ou Angèle soit là... Ou que Derak se dépêche un peu de revenir de son cours de sport. Il fit machinalement glisser son casque sur son cou avec un soupir. Il allait juste attendre que quelqu'un se pointe...

Pas trop tôt ça casse les tympans cette horreur !

Pix remit immédiatement son casque sur les oreilles et remit la « berceuse » en route, au son minimum pour qu'il puisse à la fois entendre le monde extérieur et tenir Styx à distance. Son double ne ratait jamais une occasion de l'ouvrir dès qu'il baissait la garde. Pour le moment Pix arrivait à le maintenir sous contrôle mais il redoutait à chaque instant de perdre possession de son corps... Et que Styx fasse encore des ravages.

Il déglutit bruyamment et sentit son stress monter en flèche rien qu'à penser à tout cela. Soudain la porte de l'infirmerie s'ouvrit, le faisant sursauter. La femme sur le palier haussa haut les sourcils en le voyant.

- Relax, ce n'est que moi... dit-elle. C'est toi que je suis censé voir ?

Pix hocha mécaniquement la tête en repensant à ce que lui avait dit Derak la veille :

- Discute pas, j'ai demandé à la psy si elle pouvait te recevoir ! T'y vas demain matin.

- Quoi ?? avait lâché Pix. Mais non j'ai pas besoin de ça, je vais bien...

- T'as pas le choix, c'est un accord que j'ai passé et je dois tenir mon engagement ! avait répliqué Derak.

- Un engagement ?

- Secret défense. Un jour je t'en parlerais.

Pix avait passé la nuit à cogiter et à stresser. Qu'est-ce que Derak avait manigancé ? Et maintenant qu'il se trouvait devant la psychiatre, il avait juste envie de s'enfuir à toutes jambes, le plus loin possible d'ici, mordre, et se terrer dans un trou. En plus elle allait lui poser des tas questions toutes plus angoissantes les unes que les autres, qui lui rappelleront de mauvais souvenirs tout ça pour lui dire ce qu'il savait déjà : qu'il avait de sérieux problèmes psychologiques.

- Tu veux du chocolat chaud ? Ou du café ? proposa Phyllis.

Pix s'était attendu à tellement d'options qu'il fut dérouté en entendant cette simple question. Il réussit à balbutier « un chocolat » et la psy hocha la tête. Elle poussa la porte de son nouveau cabinet et entra en invitant Pix à la suivre. Ce dernier jeta un coup d'oeil dans le couloir, espérant voir Derak arriver... Mais rien...

Tout le monde te laisse tomber.

Pix s'engouffra dans le bureau de Phyllis, plongé dans la pénombre à cause du store devant la fenêtre. Elle venait de lancer la machine à café avant de se jeter sans manière dans son fauteuil à roulettes. Il roula sur le sol jusqu'à son bureau. Phyllis attrapa au passage une pochette remplie de papiers puis posa ses pieds sur son bureau.

- Je te laisse te servir, dit-elle en pointant la tasse de chocolat à la machine.

Pix s'avança, mal assuré et attrapa le mug sur lequel était marqué : « I think like a proton : stay positive », en compagnie d'un dessin d'atome. La tasse sentait bon le chocolat et fumait.

- Pix Beleth, c'est ça ?

- Oui...

Le jeune homme s'installa sur la chaise matelassée en face de Phyllis qui continuait d'éplucher les feuilles de sa pochette, ses baskets toujours posées sur son bureau. Elle avait des chaussettes hautes à rayures, portait un simple jean bleu marine et un teeshirt orné d'une marmotte, ce qui contrastait avec sa première impression le jour de la rentrée.

- Oh je vois, marmonna-t-elle, semblant aligner certains souvenirs. T'es ami avec le vampire qui s'appelle Derak.

Ça ne sonnait pas comme une question, alors Pix se contenta de siroter son chocolat chaud sans un mot. Il avait le même goût que ceux qu'on faisait dans des bars et était délicieux.

- Okay, lança Phyllis en remettant ses pieds au sol. Alors on va faire connaissance.

Pix chercha le piège, lui qui s'attendait réellement à ce qu'elle pose des tonnes de questions compliquées et pas à faire connaissance autour d'un chocolat chaud. Toujours tranquille et détendue, la femme commença.

- Je m'appelle Phyllis Oli, j'ai trente cinq ans même si je fais plus jeune et je suis une fan des casses têtes et de tout objet portant un slogan ou une image rigolote, récita-t-elle.

Elle porta une main au niveau de ses cornes de dragon. Entre elles était tissé une toile d'araignée. Une araignée sauteuse trotta le long des fils et grimpa dans sa main, puis Phyllis la posa sur son bureau.

- Et ça c'est Gipsy, présenta Phyllis.

L'araignée en question était petite, poilue, courte sur pattes, trapue, colorée et possédait de grand yeux aux reflets vert bleu. Pix la trouvait presque mignonne.

- J'ai littéralement une araignée au plafond, plaisanta Phyllis.

Gipsy trotta sur le bureau, suivit du regard par Pix. Elle grimpa sur un pendule de Newton et se mit à sa toilette, passant ses petites pattes velues sur sa tête.

- Allez, à ton tour...

D'abord timide et crispé, Pix se détendit peu à peu au fil de la conversation. Phyllis malgré son visage blasé était une bavarde et ne ratait pas une occasion d'enrichir l'échange. Pix en oublia complètement ce pour quoi il était venu à la base et l'heure se résuma à discuter de tout et de rien, dans une ambiance plutôt sereine. Phyllis annonça finalement qu'elle était ravie d'avoir fait la connaissance de Pix et ce dernier fut surpris de voir que c'était déjà l'heure.

- Repasse me voir samedi prochain, proposa Phyllis en se levant.

Pix hocha la tête et posa son mug sur le bureau. La psy le raccompagna jusqu'à la porte et Pix sortit dans le couloir, se sentant plutôt détendu. Il aperçut tout de suite Derak, en tain de poireauter assis sur un banc. Le vampire lui sourit.

- Alors ? demanda-t-il, curieux.

- On a bien papoté, répondit Phyllis en croisant les bras.

- Oui, c'était bien...

- Ben cool, dit Derak.

Pix souhaita une bonne journée à Phyllis et se mit en marche dans le couloir. Il se retourna et pencha la tête sur le côté en voyant que Derak ne le suivait pas. Il agita la main.

- Pars devant je te rattraperai. Les filles nous attendent à la bibliothèque.

- La bibliothèque ? répéta Pix. Mais on n'a pas de devoir ou d'exposé, si ?

- Non, mais faut que je vous parle. Pars devant, insista Derak.

Pix fit oui de la tête, les sourcils inclinés vers le bas qui s'accordaient très bien avec son air malheureux. Il partit après un dernier regard. Derak soupira longuement et se tourna vers Phyllis.

- Vous allez le guérir ? questionna-t-il, plein d'espoir.

- Patience mon petit.

- Vous avez fait quelque chose au moins pendant cette séance ?

- On a discuté et on a fait connaissance, c'est la moindre des choses. Il faut lui laisser un peu de temps. Mais d'abord je dois gagner sa confiance et sa sympathie, ça sera plus simple après.

Elle entra dans son bureau en demandant à Derak si il voulait un chocolat chaud. Le vampire se posta sur le palier, sans trop savoir quoi répondre.

- D'accord j'avoue, dit Phyllis, sentant sa méfiance. Je dois écouler mon stock de chocolat de machine et j'en distribue à qui veut.

- Euh non merci...

Derak resta silencieux pendant que Phyllis s'installait à son bureau pour ranger un dossier. Derak sentit sa curiosité prendre le dessus et s'avança. En plus il avait des tonnes de questions à poser.

- Est-ce que... vous connaissiez Pix avant ? demanda-t-il.

- Oui, marmonna Phyllis. Quand il s'appelait Alix. Mais il ne se souvient pas de moi. Je l'ai suivit à l'époque, dans cette tour infernale.

Derak sentit un frisson courir sur ses bras rien qu'en l'entendant évoquer ce lieu.

- C'est drôle quand même... continua Phyllis. Je pensais que cet enfer était derrière moi, après cet accident. Et voilà que six ans après un gamin inconnu vient me voir dans l'hôpital où je travaille et me remet un paquet de lettre que je n'aurais jamais dû recevoir.

Derak se souvenait très bien de tout cela. Juste avant de quitter le Troisième monde et la tour d'Occlasia, une psychologue du centre lui avait confié des lettres et lui avait supplié de tout apporter à une collègue qui n'était autre que Phyllis. Derak n'avait rien compris sur le moment. Durant les grandes vacances il avait ressassé ces souvenirs, sans oser toucher au paquet de lettre. Enfin il s'était décidé à se rendre à l'adresse qu'on lui avait donné afin de livrer ce colis.

Il avait atterrit devant le centre hospitalier d'une ville moyenne, avait erré une bonne heure avant qu'on ne lui donne d'autres indications et avait enfin trouvé le bureau de la fameuse Phyllis Oli, la destinataire des lettres du Troisième monde. Elle travaillait dans l'aile psychiatrique de l'hôpital et revenait de sa pause café.

Derak lui avait simplement dit qu'il avait du courrier pour elle. Puis il lui avait enfin donné les lettres. Il avait réalisé la mission qu'on lui avait confié car il savait que ça aiderait Pix. Il ne pouvait plus supporter le fait d'être inutile alors que ses amis souffraient.

Phyllis avait pris les lettres en haussant un sourcil, car elle devait bien se demander pourquoi un gamin inconnu devait lui remettre une enveloppe aussi épaisse. Son regard de dragon avait complètement changé en voyant le nom de l'expéditeur et le mot griffonné qui allait avec. Surprise, choc, tout se mélangeait dans ses iris. Elle avait regardé Derak comme s'il était une créature étrange, et ce dernier avait compris qu'elle savait.

Aujourd'hui encore Derak ignorait ce qu'il y avait dans cette enveloppe. Pour lui, il l'avait livré et c'était tout ce qu'on lui avait demandé de faire. Dans tous les cas Phyllis avait répondu à l'appel lancé par sa collègue de l'autre monde et la voilà qui débarquait dans leur école, en tant que psychiatre venue en renfort...

- Il y a une question qui me taraude, dit Phyllis. Comment ? Comment as-tu pu entrer en possession de tout cela ?

Elle jeta sur son bureau, bien en évidence, plusieurs feuilles agrafées ensembles. Derak approcha et se permit d'en prendre une. Il reconnut immédiatement Pix sur la photo de la fiche d'identité. Des tonnes d'informations médicales noircissait le papier. Phyllis posa une dizaine de lettres manuscrites sur le bureau.

- Magnolia... Il y a si longtemps que je n'ai pas entendu ce prénom. C'était une de mes collègue dans la tour. À l'époque je travaillais avec elle et Eileen... Mais nos idéaux avaient tendance à diverger... Bref c'est Magnolia qui a écrit tout ça. Comment as-tu pu obtenir tout cela ? Et où les as-tu trouvé surtout ?

Derak s'installa sur la chaise sans quitter des yeux la fiche de Pix qui répertoriait tout sur lui. Lassé de toujours cacher cette étrange période à tout le monde, il raconta :

- L'année dernière au mois de février une amie a cassé par mégarde un miroir. Et ce truc nous a transporté dans un autre monde dont on ne connaissait même pas l'existence. C'était une ville cyberpunk, dans une grande grotte sombre. On a atterrit dans une tour étrange, dans un centre qui faisait des expériences sur les humains.

Évoquer cette période lui rappela toute la terreur et l'horreur qui ne l'avait jamais réellement quitté. Tout ce qu'ils avaient subi lui revint en mémoire.

- Et avant de rentrer chez nous, une dame m'a confié l'enveloppe en me disant de vous l'apporter parce que vous êtes la seule qui pouvait s'occuper de Pix ici... Voilà...

C'était la première fois qu'il parlait de tout cela à quelqu'un d'autre en dehors de la bande. Mais il n'avait pas tellement peur au final. Après tout Phyllis était du Troisième monde, ça se voyait avec son apparence de monstre. Cette dernière hocha la tête.

- De plus en plus étrange...

- Vous aussi vous êtes arrivé ici à cause de...

- De l'accident d'il y a six ans ? Oui. La réserve de magie et d'âmes... Tout a explosé d'un seul coup, je me demande parfois pourquoi je suis encore en vie. Selon moi, cela a créé une singularité dans l'espace. Un portail s'est ouvert et a aspiré tout ce qui se trouvait à portée, un peu comme un trou noir. Je me suis réveillé dans ce monde, complètement aveugle à cause du soleil que je n'avais jamais vu. Il m'aura fallu plus d'un an pour m'adapter et trouver des marques...

- C'est peut-être déplacé de vous demander ça, mais vous regrettez votre monde d'origine ?

Voilà que la simple proposition d'un chocolat chaud se transformait en discussion presque confidentielle sur les autres mondes. Phyllis secoua négativement la tête.

- Je ne regrette rien. Ici je me suis retrouvé avec une tonne de possibilités. J'ai trouvé un emploi en hôpital et j'ai réellement pu aider les gens dans le besoin avec mes compétences. Ici j'ai apporté tant à la science avec mes connaissances en neurosciences et en psychiatrie. Je pouvais être réellement utile. Il est hors de question que je remette les pieds dans cette tour. Tout n'est que souffrance là bas. La recherche de la perfection et de l'évolution de l'humanité en faisant fi de l'éthique, le progrès à toux prix, ce n'était pas pour moi... Je ne pouvais pas continuer à regarder les patients souffrir... Cette explosion était une bénédiction au final...

Phyllis souffla par le nez comme pour rire et demanda pourquoi elle racontait tout cela. Elle se redressa dans son fauteuil de bureau.

- Pour en revenir à Pix, ne t'inquiète pas je gère. J'apprendrai à le connaître peu à peu et je trouverai une solution pour qu'il aille mieux. Au vu de ce qu'il y a dans son dossier, je vais probablement lui mettre des médicaments un peu costaud. Ah. Juste une petite question...

Elle tapota une de ses oreilles.

- Son casque c'est pour le style ?

- Euh non... Il écoute de la musique en permanence, ça le calme. C'est un morceau qu'on m'avait donné à la tour, à la base c'était pour les détraqués et...

Il se rappela soudain de l'incident qui avait eu lieu dans la matinée, au club de sport, au mur d'escalade. Il se leva d'un coup en s'excusant. Il avait demandé aux filles, Gabi et Angèle, de le rejoindre à la bibliothèque. Il devait absolument leur parler.

- Merci pour cette conversation madame. Et merci pour votre confiance.

- Entre voyageurs des mondes, on peut se confier des choses, dit Phyllis.

Derak lui souhaita une bonne journée puis quitta son bureau avant de sprinter dans les couloirs. Phyllis remit en ordre ses feuilles, pensive.

- Détraqué...

***

Derak arriva complètement essoufflé à la bibliothèque de l'école, située dans le château, au deuxième étage. Comme toujours la bibliothécaire l'accueillit avec un « SHHHH », crispée, le teint cireux et les traits tirés. Dire que c'était un vampire et qu'elle faisait partie de la même espèce que Derak était une vraie insulte tant elle était moche.

Le jeune homme parcourut rapidement les tables en bois où des élèves étaient plongés dans des livres et finit par trouver les autres à une table près de l'étagère des ouvrages d'histoire. Gabi était d'ailleurs plongée dans celui traitant sur l'Empire des démons. Angèle patientait à côté d'elle en discutant avec Pix juste en face.

- Pourquoi cette réunion d'urgence ? maugréa Gabi en refermant son livre d'un geste sec.

Derak tira une chaise en face d'elle et s'y assit avant de se gratter la nuque. D'un seul coup il n'était plus sûr de rien. Est-ce qu'il fallait les inquiéter avec ce détail sans doute anodin ? Peut-être que c'était juste son imagination après tout. Non le comportement d'Etienne durant la matinée ne pouvait pas laisser place au doute.

- Ce matin, il y a eu un petit incident au club de sport... commença-t-il.

- Quel genre d'incident mérite une réunion juste tous les quatre ? demanda Gabi.

- Un camarade de classe, Étienne, se comportait bizarrement... Il marmonnait, il trainait des pieds... Il était totalement amorphe puis il s'est approché de nous. Moi, Ren et Sarah. Il a fait une fixette sur les yeux de Ren en disant des trucs comme....

Il eut des frissons tant cela lui rappelait les heures les plus sombres de leur voyage dans le Troisième monde.

- Jolis yeux, jolis cailloux... Pierres précieuses...

- Et alors ? demanda Gabi.

À côté d'elle, Angèle avait soudainement blanchi. Les souvenirs de leurs péripéties à la tour venaient de remonter depuis le fin fond de sa mémoire.

- C'est une plaisanterie ? balbutia-t-elle. Ne me dis pas que...

- Que quoi ? questionna Gabi, perdue.

- Si ce n'est pas une coïncidence, ce genre de phrases ressemblaient mot pour mot à ce que disaient les détraqués de la tour Saurac, dit Derak.

Cette information tomba telle une chape de plomb au dessus de la table. Angèle se mit à trembler de nervosité.

- C'est pas possible... T'as dû rêver... couina-t-elle.

- Par la suite Étienne s'est jeté sur Ren et l'a mordu à pleines dents... ajouta Derak. Les détraqués de la tour se comportaient comme ça quand ils n'avaient pas leur perfusion de calmant. Pour moi ce n'est pas une coïncidence.

- Admettons que ce soit réellement ça, dit Gabi. Ça veut dire que les Ombres sont ici ? Dans notre monde ?

- Je croyais qu'elle n'envahissaient que le monde souterrain ! s'écria Angèle, complètement en panique. Et qu'elles possédaient et détraquaient uniquement les sorciers.

- Justement. Ici tout le monde serait qualifié de sorcier, informa Derak. Parce qu'on a tous des pouvoirs. Si les Ombres sont ici, dans notre monde, ça veut dire que...

- Ce n'est qu'une question de temps avant que les gens ne deviennent tous des détraqués, dit Gabi d'un air lugubre.

Le silence retomba pesant tandis que tous se remémoraient le comportement effrayant des détraqués dans la tour. Ils pensaient que tout ceci était derrière eux, que ce problème resterait dans son monde d'origine...

- Non, si ça se trouve c'est juste un cas isolé, dit Angèle. Ça ne peut pas arriver ici. Les Ombres ont juste envahi le Troisième monde, pas le notre...

- J'espère que t'as raison, dit Derak. Peut-être que j'ai trop vite fait le lien et que je me trompe...

- On va juste attendre pour le moment, proposa Gabi. On ne dit rien aux autres. Si ça se trouve, comme dit Angèle, c'est juste un cas particulier ou une coïncidence... Attendons de voir comment ça évolue.

- Je ne veux pas revivre tout ça, renifla Pix. Tout sauf ces horreurs. Les Ombres...

- Ne paniquons pas tout de suite, relativisa Gabi. Rien ne nous dit qu'elles sont ici... On en aurait aperçu sinon.

- Tu as raison, approuva Angèle.

- Ne nous alarmons pas pour le moment, répéta Gabi. On garde ça pour nous. Inutile d'embêter les autres avec ça...

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