Chapitre 33 : La capitaine Scarlett


Le groupe rejoignit une passerelle en bois reliant le navire au ponton. Scorpio s'y engagea le premier et monta à bord. Sur le pont, la femme au chapeau était descendu du bastingage et s'était rapprochée pour les accueillir, une main posée sur la garde de son sabre. Elle salua tour à tour les invités à mesure qu'ils montaient. Ren fut suffisamment près d'elle pour lui détailler le visage.

Elle avait quelques rides autour des yeux, de la bouche et sur le front, appartenant à des personnes qui avaient été avares de sourires et en permanence fâchées dans leur vie. Sa peau était celle des marins qui bravaient les embruns salés de l'océan et le soleil durant toute l'année. Quant à ses yeux, maquillés et ombrés avec du far violet sombre, ils étaient aussi rouges que ses lèvres.

Et le droit était en rubis...

Ren se stoppa net, ne croyant pas ses yeux. Cette femme était celle qu'ils cherchaient depuis des jours... Leur dernière Gardienne de ce monde... Il consulta les autres du regard, qui avaient eu la même réaction que lui.

— Ren c'est elle ! s'exclama Stone. C'est elle que j'ai vu y a trois ans !! Vous avez vu ! Je ne vous ai pas raconté de bêtises.

Le groupe se posta face à la femme au chapeau, attendant la suite des événements. Bien droite dans ses hautes bottes à talons, elle les étudiait un à un avec attention. Elle inspira par le nez et se présenta :

— Capitaine Talia Scarlett pour vous servir.

— Enchantée ! Moi c'est Charlie ! De base Charlotte, mais mes amis m'appellent Charlie. Voici Scorpio, mais vous avez déjà l'air de connaître son prénom, Ren, Stone et Luka.

— Luka, ce n'est pas un prénom d'homme ? s'étonna Talia en dévisageant le rouquin.

Ce dernier tirait une tête de six pieds de long.

— Si si... maugréa-t-il. Justement c'est parce que j'en suis un...

— Mmmh... fit Talia.

Elle passa à la suite sans plus de commentaires et fixa Scorpio. Sûr de lui, il devança la capitaine :

— Je suppose que vous avez quelque chose à nous dire. Sinon pourquoi avoir hurlé mon nom dans tout le port ?

Talia roula des yeux puis s'avança sur le pont.

— Nous serons sûrement plus à l'aise pour discuter dans ma cabine. Suivez moi.

Elle donnait ses ordres d'un ton sec et autoritaire, sûrement habituée au commandement de ses marins actuellement en train de dîner en musique sur le pont. Les Gardiens et Stone suivirent Talia Scarlett sur le navire.

— On l'a trouvé ! glissa Charlie aux autres. Je n'arrive pas à croire qu'on l'a trouvé ! Stone, je pense qu'on t'en doit une.

Ce dernier afficha un immense sourire, aux anges. Il tapota sa tempe avec un clin d'œil.

— Que voulez vous. Je suis physionomiste !

Le plancher en bois du pont du navire tanguait légèrement sous leurs pieds. Talia ouvrit une porte située en dessous de la poupe du bateau. Elle pénétra dans sa cabine et abaissa un vieil interrupteur. Les ampoules du lustre en laiton clignotèrent et s'allumèrent.

Talia Scarlett se débarrassa de son manteau en cuir et le jeta sur un crochet au mur. Elle s'avança dans sa cabine jusqu'à un bureau en bois massif posé devant une large fenêtre composée de carreaux en verre rouge ou transparent. Elle contourna son bureau en ramassant la paperasse puis s'installa dans un grand fauteuil.

— Installez-vous, dit-elle.

Deux chaises et des tabourets étaient posés sur le tapis de sol, devant le bureau. Tout en admirant la pièce, Scorpio s'avança en premier et s'assit. Talia rassembla son paquet de feuille et les mit dans un coin de bureau. Elle posa un encrier dessus.

— Alors madame Scarlett, commença Scorpio. Qu'avez-vous à nous dire ?

— Je ne sais pas par où commencer, confia la capitaine.

— Vous connaissez Scorpio ? demanda Charlie en s'installant.

— Non, fit Talia.

— Alors pourquoi avoir crié son prénom dans tout le port ? poursuivit Charlie, intriguée.

Les regards se portèrent sur Talia, qui avait enlevé son chapeau décoré de plumes écarlate pour le poser sur le bureau et se passer une main dans les cheveux. Ils étaient châtains sombre avec des mèches blondes mais quelques cheveux grisonnaient à ses temps. Elle semblait un peu désemparée.

— À vrai dire... J'explique difficilement ma réaction quand je vous ai aperçu sur le ponton... Disons que... Pose ça tout de suite toi ! tonna Talia en abattant son poing sur son bureau. On ne touche pas ce qui n'est pas à soit !

Évidemment Stone en profitait pour faire une perquisition de la cabine et tripotait les bibelots. Tirant une moue boudeuse, il reposa une bouteille contenant une maquette de bateau sur son étagère. Il jeta un regard faussement intéressé au globe en bois posé à côté d'une armoire. Il le fit tourner sur son axe.

— Oui ? Disons que ? dit Scorpio en faisant un moulinet avec sa main.

— J'étais sur la proue de mon bâtiment en train de fumer une cigarette quand je vous ai vu sur la marina. Et puis là...

Talia pinça ses lèvres et haussa les sourcils avant de lever les mains comme si elle ne comprenait pas elle-même ce qu'elle allait dire.

— J'ai eu une impression de déjà-vu et... Une petite voix dans ma tête m'a soufflé de vous rappeler.

Elle planta les coudes sur son bureau, croisa ses doigts à la manucure impeccable et aussi rouge que ses yeux et posa son menton sur ses mains.

— Prenez moi pour un vieux loup de mer qui a perdu la raison... Mais c'est la seule explication que je peux vous fournir : une voix dans ma tête m'a dit qu'elle vous avez reconnu, elle m'a soufflé votre prénom et j'ai crié sans réfléchir...

— Mais on vous croit capitaine, rassura Scorpio en attrapant un compas sur le bureau. J'ai d'ailleurs quelques questions à vous poser sur cette petite voix, histoire de mettre les choses au clair.

— Quel genre de question ? Si je suis schizophrène ? Si je... jeune homme ! s'écria soudain la capitaine.

Ren sursauta alors qu'il admirait une immense mappemonde à l'ancienne accrochée au mur. Il s'attendait à ce que Stone soit encore en train de toucher à ce qu'il ne fallait pas, mais ce n'était pas lui que Talia fixait, folle de rage. Elle regardait Luka, appuyé contre une commode l'air de rien.

— Tu vas tout de suite sortir cette montre à gousset qui n'est pas à toi de la poche droite de ton pantalon et tu vas gentiment la remettre à sa place dans le tiroir, ordonna-t-elle. Profites en également pour reposer les pièces d'argent là où tu les as prises.

Il n'avait quand même pas osé voler des objets dans la cabine de la capitaine, juste sous ses yeux ? Visiblement si... Dépité de s'être fait prendre la main dans le sac, Luka retira une montre à gousset de sa poche et la reposa sur la commode. Il fouilla ses poches pour en sortir des pièces et les remit à leur place avant de croiser des bras, boudeur. Apparemment le rouquin avait rapidement adopté la sale manie de dérober tout ce qui pouvait l'être.

— Quant à vous deux vous devriez surveiller vos gamins ! s'agaça Talia en s'adressant à Charlie et Scorpio.

— Alors ce ne sont pas mes gamins, corrigea Scorpio. Mais il est vrai que j'en suis un peu responsable pour le moment. Alors les sales mômes vont gentiment venir s'asseoir et se tenir tranquille c'est clair ? ajouta-t-il en haussant le ton pour se faire entendre.

A ce moment là, il y eut un bruit de verre brisé. Les têtes pivotèrent vers Stone qui s'écartait d'une carafe en verre remplie de vin. Le récipient s'était explosée contre le plancher de la cabine, en chutant d'un guéridon. Son contenu avait taché les lattes en bois.

— Stone !! rabroua Charlie.

— Y a quelqu'un qui a cassé ça, là, dit-il en pointant innocemment la carafe du doigt.

Les poings serrés sur son bureau, ses yeux jetant des flammes, Talia semblait sur le point de descendre quelqu'un. Scorpio se leva de son tabouret, l'air de vouloir prendre les choses en mains. Il attrapa Stone et Ren par leurs vêtements dans le dos et les trimballa jusqu'à deux tabourets. Il les cloua durement sur l'assise.

— Maintenant ça suffit.

— Mais j'ai rien fait moi ! protesta Ren.

— Moi non plus, c'est le vase qui s'est jeté tout seul de la table ! ajouta Stone.

Scorpio leur pria de jouer aux statues et se rapprocha d'un pas rapide de Luka. Il lui saisit le poignet, l'empêchant ainsi de fuir et plongea une main dans la poche arrière de son pantalon. Le geste arracha un cri scandalisé au rouquin et Scorpio extirpa de sa poche un collier en or avec un pendentif de perle, un bracelet et des boucles d'oreilles.

— Joli butin, commenta Scorpio.

— Bas les pattes sale pervers !!! glapit Luka, le visage rouge écarlate.

— Vous feriez mieux de ranger vos bijoux madame, conseilla Scorpio en reposant la parure sur la commode. Ce port grouille de pickpockets.

— Je t'ai dit de me lâcher ! ordonna Luka en essayant de se libérer, en vain, de la poigne du réincarné.

Scorpio le traina jusqu'à un tabouret à côté des « jumeaux démoniaques », l'assit de force dessus et ordonna au trio infernal de ne plus bouger jusqu'à nouvel ordre. Il retourna devant le bureau de Talia et se rassit en s'excusant pour la gène occasionnée.

— Reprenons donc... Parlez nous de la petite voix dans votre tête, dit Scorpio.

Talia Scarlett s'installa au fond de son fauteuil et croisa les jambes.

— Et bien... Il s'agit d'une grande femme qui s'appelle Ruby...

Même dans le cas où il resterait des ambiguïtés, il n'y avait désormais plus aucun doute sur l'identité de cette Talia : c'était bel et bien la dernière Gardienne du Deuxième monde.

— Je pense que je peux tout à fait me confier à vous sur ce sujet, poursuivit la capitaine. Ruby n'est pas mon amie imaginaire mais une déesse de l'Ancien monde. Je pense que vous êtes dans la même situation que moi, n'est-ce pas ?

— Exactement ! approuva Charlie. Regardez !

Elle retira son cache œil et exhiba son iris en saphir. Talia regarda ensuite les yeux en topaze de Scorpio puis l'œil en améthyste de Luka.

— Vous êtes donc des Gardiens, déduit Talia. Comme moi.

Au moins celle là était au courant de son rôle sur Terre, contrairement à Luka. Ren songea qu'ils allaient gagner du temps sur ce point.

— Ça va faire trente ans que j'ai Ruby avec moi dans ma tête. Une déesse qui m'a longuement parlé d'une mission sur cette planète et qui m'a sans cesse répété de trouver mes acolytes Gardiens répartis dans le monde. J'ai passé trois décennies à arpenter les mers et les océans du globe en tant que commerçante. Tout ce temps je pensais que j'allais trouver ces « Gardiens », ne serait-ce qu'un seul, pour qu'au final je croise tout un groupe dans ma ville natale...

— Quant à nous, on vous cherchait, dit Charlie. Quelle chance que vous soyez sur place en même temps que nous. Et qu'elle chance que vous ayez reconnu Scorpio !

— Oh je ne l'ai pas reconnu, c'est Ruby qui m'a crié de ne pas le laisser s'en aller parce qu'elle avait déjà croisé cet homme dans le passé... Comment est-ce possible ?

— Longue histoire, répondit Scorpio qui jouait avec sa tresse. Effectivement je me rappelle toujours de la précédente Gardienne de Ruby. J'étais à Paris, en ce temps là, après mon long voyage en Asie. Ça va faire quoi, deux siècles ?

Scorpio expliqua rapidement le secret de son immortalité et de sa jeunesse éternelle : étant la réincarnation humaine de Topaz, dieu de la mort, il errait dans le monde des vivants depuis bientôt quatre millénaires.

— En tous cas on est ravi de vous avoir trouvé madame Scarlett, dit Charlie. Vous êtes la quatrième et dernière Gardienne de ce monde. Après avoir fait un pacte de sang, le groupe de ce monde sera enfin au complet !

— Ce sera une première dans l'Histoire avec un grand H, dit Scorpio. Jamais nous n'avons réunis autant de Gardiens.

— C'est cool que vous soyez déjà au courant de tout, ça évite le bla-bla inutile, dit Ren.

Il était toujours assis sur son tabouret, entre Stone qui commençait à avoir la bougeotte et Luka qui boudait et reprenait à peine une teinte normale de peau au niveau des joues. Un vrai caméléon ce gars...

— C'est vrai que ça fait du bien, approuva Scorpio. Vous êtes bien au courant de tout ? demanda-t-il pour être sûr.

— Ça fait trente ans que Ruby est avec moi, donc je suppose que je connais beaucoup de chose oui... dit Talia.

Elle renfila son chapeau à plumes sur la tête, se leva et se mit à faire les cents pas devant la baie vitrée à carreaux de sa cabine.

— Un ancien monde régit par douze dieux. Un treizième dieu, une anomalie qui a décidé de dicter ses règles et qui a provoqué le chaos dans cet ancien monde. Une sombre et longue période d'agonie durant laquelle des « Ombres » grouillaient et dévoraient magie et humains. Les Douze ont donc pris les choses en mains et sont allés affronter cet... Obsidian. Sans succès, ils sont tous morts. Puis Ruby a survécu au travers des Gardiens en leur transmettant sa mémoire et ses pouvoirs. Un beau jour les Gardiens des Douze devront retrouver Obsidian pour s'en débarrasser une bonne fois pour toute.

Elle s'arrêta et se tourna vers les autres, mains dans le dos.

— Ça me semble être pas mal, non ?

— Tout juste, dit Scorpio. Je propose que nous fassions de ce pas le pacte de sang.

— A votre service.

Sans savoir pourquoi Ren avait eu peur que Talia refuse le pacte. Il avait craint que Ruby ait finie par devenir comme Amethyst, c'est-à-dire éviter toutes ces histoires et fuir la réalité. Pourtant Talia acceptait volontiers de les rejoindre. Ren s'en réjouissait évidemment, mais depuis la rencontre avec Amethyst il avait remis en question cette coopération systématique des Douze et des Gardiens.

Peut-être que les Gardiens des autres mondes n'allaient pas être aussi simples à recruter que Talia, Ashe ou même Luka qui malgré son ignorance n'avait pas posé trop de questions... Peut-être que parmi eux il y aura des réticents à l'idée de rejoindre leur groupe pour affronter un dieu déchu qui ne leur laissera aucune chance... Jusque là tout le monde se joignait à la cause car c'était leur mission. Rien ne dit que les Gardiens suivants accepteront d'accomplir ce devoir qui n'était finalement pas le leur...

A moitié perdu dans ses réflexions, Ren regarda Scorpio et Talia se tailler les doigts puis se faire une poignée de main, scellant définitivement l'appartenance de la capitaine au groupe. Un de plus... En une semaine à peine, ils avaient trouvés les deux Gardiens manquants de ce monde...

— Et notre groupe de ce monde est au complet ! s'exclama Charlie en battant des mains. Je n'arrive pas à y croire tant ça semble irréel.

— Nous sommes huit désormais, déclara Scorpio en admirant des gouttes de sang couler le long de ses doigts. Plus que quatre.

Ren le réalisait à peine... Il ne manquait plus qu'un seul Gardien dans son monde, et trois dans le Troisième. Quatre. Ça semblait si peu, dérisoire même. Seulement quatre personne et ils seront tous réunis. Ce pour quoi ils vivaient tous depuis des mois, ce pour quoi tous les Gardiens ont vécu à travers les siècles, ils le touchaient désormais du doigt.

— Et bien Talia Scarlett nous nous sommes rencontrés par hasard il y a un quart d'heure mais on vous souhaite la bienvenue dans notre famille un peu spéciale, lança Scorpio.

— Je tiens à être récompensé pour le coup de main que j'ai filé ! dit Stone en levant la main comme à l'école.

— Avec notre gratitude éternelle, répliqua Scorpio.

— Alors ça y est, les quatre Gardiens de ce monde sont rassemblés, dit Talia. J'avoue que... je suis un peu déçue. Moi qui m'attendais à ce que je parcours le monde et que je trouve les Gardiens au fur et à mesure, voilà qu'en fait je suis la dernière de la liste et que ce sont les Gardiens qui viennent à moi. Dommage.

— C'est pas faux, approuva Charlie. Notre mission est un peu terminée de notre côté je suppose.

— Parce que maintenant, à moins de nous y rendre nous même, on va devoir compter sur les autres pour le dernier Gardien du monde de Ren et des trois autres dans le Troisième, dit Scorpio.

— Je pense que le rythme va considérablement ralentir maintenant, dit Ren. Autant de nouveaux Gardiens en si peu de temps, c'est un vrai miracle.

— Après vous aviez une piste précieuse ainsi qu'un allié de choix ! rit Stone, l'air de rien.

— Sauf que maintenant on a plus aucune piste...

— Bah ! fit Scorpio en se levant. Ça viendra avec le temps je pense. Mais pour l'instant l'heure est au repos bien mérité.

— Puis-je vous invitez à dîner en notre compagnie pour marquer notre rencontre ? proposa Talia en se levant à son tour. Nous avons accosté hier et il nous reste de nombreux produits d'exception dans la cale.

Stone bondit de son tabouret à la mention de la nourriture. Il supplia du regard Scorpio et Charlie d'accepter l'invitation.

— Et bien avec plaisir capitaine, lança Scorpio.

Talia allait raccompagner ses invités en dehors de sa cabine quand la porte de celle-ci s'ouvrit à la volée. Un jeune homme au teint hâlé par le large se tenait sur le palier et avait le visage déconfit. Ses cheveux châtains s'échappaient d'un ruban noir qui les retenaient à l'arrière de la nuque.

— Maman ! On a de la visite !

Talia vit rouge et tapa du talon contre le plancher, visiblement énervée qu'on entre ainsi dans ses quartiers sans frapper.

— Combien de fois je vais devoir te répéter de ne pas me déranger quand j'ai des invités même si nous avions fini ??

— Mais maman !! protesta le garçon.

— Et puis arrête avec tes « mamans » et ton air de bébé Raphaël, tu as vingt ans, tu n'es plus un enfant !!

— Ils sont revenus !

Talia cessa aussitôt de parler et ses muscles se tendirent. Une veine gonfla à sa tempe et sa mâchoire se contracta. Sans un mot, elle attrapa son manteau en cuir, le jeta sur ses épaules, puis saisit un fusil à lunette qui reposait sur son socle au mur. Elle écarta sans ménagement son fils de l'encadrement de porte et sortit de la cabine d'un air furieux.

— Excusez nous, dit Raphaël avant de suivre sa mère.

Ren rejoignit les autres qui emboîtèrent le pas de Talia et sortirent de la cabine du capitaine. Sur le pont extérieur, les marins avaient quittés leur table et s'étaient rassemblés autour d'un petit groupe de personne, monté à bord via la passerelle. Charlie sautilla par-dessus la foule pour tenter de voir quelque.

Talia fendit ses matelots en silence et ceux-ci s'écartèrent pour la laisser passer. Elle les dispersa en leur demanda s'ils n'avaient rien d'autre à faire, ce qui permit à Ren et aux autres de voir ce qu'il se passait. Des hommes en costumes élégants semblaient attendre près du bastingage. Ils avaient beaucoup de paperasse sous les bras, contenue dans des pochettes en carton.

Talia s'arrêta à bonne distance, son fusil en main. Un des homme s'avança, serré dans son veston. Il avait un certain âge, une bonne bedaine, une moustache et des favoris et ses cheveux rouges grisaient un peu partout. Ren entendit Luka déglutir à côté de lui.

— Bonsoir madame Scarlett, dit le moustachu d'un ton trop poli pour être honnête.

— Ma réponse est toujours non, monsieur l'armateur, coupa Talia.

— Allons, madame écoutez au moins notre nouvelle proposition, continua le moustachu d'un ton mielleux. J'insiste, ajouta-il en croisant le regard noir de Talia.

Ses sourcils et son nez étaient si froncés que sa peau se plissait de partout.

— Je vous ai déjà dit que vous n'aurez jamais l'Ecarlate. Il est dans ma famille depuis maintenant quatre générations, bientôt cinq, et il n'est pas à vendre.

— C'est pourtant une erreur de ne pas nous le laisser, poursuivit l'armateur. Quand je vois l'état dans lequel il est, c'est une pitié. Si vous nous le revendez, vous resterez évidemment la seule maîtresse à bord, vous garderez votre équipage et surtout vous n'auriez plus à vous soucier de l'entretien. Je me chargerais évidemment des réparations, de l'armement, du ravitaillement et du matériel. Vous avez tout à y gagner alors pourquoi refuser ?

— Parce que je souhaite continuer mon propre business et ne pas laisser une autre personne que moi gérer ce bâtiment. Vous pourriez me faire miroiter tout l'or du monde, toutes les économies et les avantages de l'univers ça ne changera rien : je ne vous vendrai jamais mon navire pour que vous en soyez le propriétaire.

Les phalanges de Talia étaient devenues blanches autour de la crosse de son fusil. L'armateur ne pipa mot et haussa les épaules.

— Dommage. C'est bien dommage. Je pensais que cette fois j'allais vous convaincre de collaborer avec moi. Visiblement vous êtes une femme entêtée Scarlett. Soit, gardez votre rafiot qui tombe en ruine et qui fonctionne encore avec un antique moteur à explosion. Je pensais aussi vous proposer de le moderniser...

— Ma réponse est non... dit lentement Talia, d'un ton glacial. Je garde mon vieux rafiot comme vous dites et je continue mon commerce en tant qu'indépendante.

L'armateur eut l'air déçu. Il discuta un moment avec ses collègues puis s'avança vers Talia.

— Dans ce cas je vous souhaite une agréable soirée.

Il salua la capitaine et s'apprêtait à repartir quand son visage s'arrêta soudain sur Ren. Enfin, il pensait qu'il le regardait, mais l'armateur était en fait focalisé sur la personne d'à côté, c'est-à-dire Luka.

— Toi.

Ren put voir que le rouquin tremblait de nervosité et fixait obstinément le sol. L'armateur fit un pas vers eux.

— Qu'est-ce que tu fabriques ici ? demanda-t-il, l'air agacé. Depuis tout ce temps tu étais en fait là ?? Moi qui pensais que tu avais fugué à l'autre bout du pays, tu n'as même pas eu le cran de quitter ta ville natale !

— Laissez ce garçon tranquille Omorphia, ordonna Talia tandis que l'armateur se rapprochait.

En entendant le nom de famille et en se rappelant de tout ce qui leur avait déjà dit, Ren fit alors le lien entre cet homme et Luka. Ça ne pouvait être que son père... Ce dernier jeta un regard méprisant à Talia.

— Il s'agit de mon rejeton ! justifia-t-il. Un enfant horripilant qui s'est enfui de la maison ! Ta mère était furieuse quand elle a vu que tu étais parti. Je ne veux pas imaginer comment elle réagira une fois que je t'aurai ramené au manoir.

A ces mots, Luka blanchit et leva la tête pour regarder l'armateur en face. Décomposé comme un cadavre, il se mit à balbutier :

— P... pitié non papa... J..je v-vais tout t'expliquer... Mais s'il te plait, laisse moi tranquille et ne dis rien à maman...

— Il n'y a rien à expliquer, tu vas te recevoir une bonne correction pour avoir fugué et désobéi !

L'armateur s'avança d'un air menaçant et Luka recula en vitesse, mort de trouille. Ren et Stone s'interposèrent comme un seul homme. Le visage de l'armateur prit alors une couleur rouge écrevisse et ses sourcils se froncèrent d'un air furieux.

— Ce ne sont pas vos affaires !!! Ça ne concerne que moi et ma progéniture !

Il bouscula Ren et Stone sans ménagement et les deux se ramassèrent à terre sans rien comprendre, balayés comme de vulgaire sac de plume. Ren fut surpris par la force de l'armateur. Faut dire que cent dix kilos devaient aider à conserver un avantage.

Il voulut se relever en vitesse, mais deux des collaborateurs de l'armateur s'étaient avancés. L'un d'eux plaqua à nouveau Ren contre le plancher du navire, lui écrasant la joue et la cage thoracique. Le second maîtrisa Stone qui avait tenté de se débattre et les deux furent immobilisés avec un genou dans le dos, pour les empêcher de se ruer sur l'armateur. Il était maintenant à deux pas de Luka, qui n'avait plus grand-chose en terme de marge de manœuvre pour fuir.

— Maintenant Luka tu vas rentrer à la maison et tu n'en sortiras plus jamais ! Je peux t'assurer que tout ce que tu as vécu dans ta misérable vie s'apparentera ensuite à des vacances à côté de ce qu'on te fera vivre !

Alors que Luka se mettait à pleurer de manière incontrôlable, coincé au niveau de l'escalier menant la poupe, un déclic retentit. Talia s'était rapprochée tel un serpent et tenait l'armateur en joue, le fusil calé sur son épaule, le doigt sur la détente et le canon collé contre le visage d'Omorphia.

— Laissez ce garçon tranquille, répéta-t-elle.

— C'est mon gosse et je traite mes gosses comme je l'entend.

— Et lui fait parti de mes hommes alors vous ne toucherez pas plus à mon bateau qu'à mon équipage c'est clair ?

Le ton de la capitaine était menaçant et sans appel. Personne ne comprit pourquoi elle racontait un tel mensonge à l'armateur... Elle le contourna soigneusement sans baisser son arme pour pouvoir s'interposer entre lui et Luka qui tremblait de tous ses membres. L'armateur pouffa, croyant à une mauvaise blague.

— Un de vos hommes ?? Vous n'êtes pas sérieuse ? Vous avez enrôlé ce... ce... ça !

Cet homme avait une façon plus que méprisante de parler de son propre fils.

— Enfin madame ! Ce... Ce n'est que... ! Il !

— Et bien monsieur l'armateur ? Vous avez avalé votre langue ? demanda Talia.

Elle semblait calme et maître de soi mais Ren avait l'impression de voir son sang bouillir dans son corps, contenu uniquement par un sang froid à toute épreuve. Le brun tenta de remuer mais il sentit le genou du collaborateur appuyer un peu plus dans son dos.

— Je n'ai pas de fils madame, cracha l'armateur. Ma femme m'a donné une première fille laide au possible puis une deuxième, c'est tout. Après moi n'y a aucun homme dans la famille pour prendre ma relève. De toutes manières je ne veux plus avoir affaire à des gens comme toi Luka. Je ne dirai rien à ta mère, céda Omorphia comme si c'était la faveur du siècle. Je vais faire comme si je ne t'avais jamais vu ici. Quant à vous gardez cette tare si vous en avez envie, ajouta-il en fusillant Talia du regard.

Cette dernière arma son fusil d'un air menaçant et haineux.

— Je vous donne dix secondes pour dégager de mon bâtiment. Et je ne veux plus jamais vous entendre parler ainsi à ce garçon c'est clair ?

— Très bien... Bonne soirée capitaine...

La tension était palpable partout et Ren craignait à tout instant que Talia fasse feu. L'armateur laissa son corps dodu planté devant la capitaine. Enfin il jeta un regard haineux à Luka, collé contre la rambarde de l'escalier menant à la poupe. Le rouquin tremblait de tous ses membres, pas loin d'une crise de panique. L'armateur claqua de la langue.

— Traînée... lâcha-t-il.

Ce mot eut l'effet d'un gifle sur Luka qui se pétrifia sur place... Enfin l'armateur fit demi-tour, rejoignit ses collaborateurs qui lâchèrent enfin Ren et Stone, et quitta le navire en descendant la passerelle. Il fallut quelques secondes pour que la tension dans l'air redescende. Talia baissa enfin son arme et remit la sécurité. Charlie se précipita près de Ren et Stone pour leur demander s'ils n'avaient rien de mal après s'être fait bousculé aussi brutalement et plaqué contre le plancher.

— Ça va, t'inquiète, dit Ren, qui reprenait à peine son souffle.

— Stone ?

— Bordel mais comment vous avez fait pour ne pas le descendre madame la capitaine ?? brailla Stone. Moi à votre place je l'aurais éventré !! Je lui aurais arraché la jugulaire avec les ongles !

Talia ne répondit pas et se contentait de passer un coup de chiffon sur son arme. Charlie aida les deux adolescents à se relever et contourna Talia pour aller voir comment Luka allait. Le rouquin semblait figé sur place, la lèvre tremblante. Il se mordit celle du bas et ferma les yeux tandis que les larmes montaient et passaient la barrière de ses cils. Il se laissa glisser au sol en lâchant un sanglot. Puis il fondit en larme, recroquevillé sur lui-même et adossé à une caisse en bois.

Désemparée Charlie se pencha près de lui pour le réconforter. Entre deux sanglots Luka lui lâcha de le laisser tranquille.

— Mais Luka... je, balbutia Charlie. Pourquoi tu...

Scorpio se rapprocha de la blonde et la redressa en lui attrapant la manche de sa chemise. D'un regard il la convainquit d'écouter la demande de Luka. Puis le réincarné s'adressa à Talia.

— Merci d'être intervenu...

La capitaine n'avait pas hésité une seule seconde pour s'interposer et prendre la défense du rouquin face aux attaques incompréhensibles de l'armateur. Elle avait même prétendu que Luka faisait partie de son équipage alors qu'ils ne s'étaient rencontrés que depuis une demi-heure.

— Ce n'était rien.

— On se connaît à peine, vous auriez très bien pu rester sans rien faire, dit Charlie. Pourquoi ?

— Il vous faut vraiment une raison pour justifier mon acte ? Très bien, lança Talia, l'air agacé. Mon bateau, mes règles : personne ne touche à mon équipage ou mes invités à bord de l'Ecarlate ! Ensuite je ne supporte pas d'entendre un père parler ainsi de son propre enfant !! C'est inacceptable !

— Allez maman, dis tout simplement que ton instinct protecteur et maternel a pris le dessus et que tu as volé au secours de ce garçon comme s'il s'agissait de ton fi-fils adoré ! plaisanta une voix masculine.

Talia leva un regard courroucé vers la barrière de la poupe, où son fils était accoudé avec un grand sourire. « Raphaël » si Ren se souvenait bien. En tous cas ses yeux étaient aussi rouges que ceux de sa mère.

— Toi tu descends et tu files au lit !! ordonna Talia.

— Ben quoi ma petite mamoune, t'as honte de ton côté mère poule avec à peu près tous les enfants de mon âge ?

— Tu veux que je te consigne au lavage du pont pendant toute la prochaine traversée peut-être ? Ou que je te punisse de gouvernail ??

— Non non, sifflota Raphaël.

— Alors arrêtes un peu de m'exposer ainsi !!

Talia croisa les bras d'un air outré, visiblement son fils venait de clamer tout haut un trait de caractère qu'elle aurait bien aimé garder secret. Charlie sourit.

— Dans tous les cas, merci d'être intervenu, dit-elle.

— Je vous en pris.

Talia posa son regard vairon sur Luka, toujours prostré au sol en pleurant à chaude larmes. Il se rongeait les ongles. Ses bras tremblaient de nervosité et sa respiration était saccadée. La capitaine inspira et posa la crosse de son fusil au sol.

— Je vous propose de remettre à demain notre dîner... Le temps de se remettre de nos émotions. Je suis désolée que vous ayez dû assister à cette entrevue avec cette ordure d'armateur.

— Je pense que c'est une bonne idée, approuva Scorpio. On va terminer la soirée au calme et on profitera du dîner demain.

Talia s'excusa encore pour le remue-ménage et promit une compensation dès le lendemain soir. Déçu, Stone donna un coup de pied à un tonneau remisé sous l'escalier de la poupe.

— Moi qui voulais manger un bout sur un vrai bateau de pirate ! pesta-t-il en croisant les bras.

— Allez vous deux, on y va, dit Scorpio. Merci encore pour la discussion et le pacte de sang madame Scarlett. Grace à vous, nous avons fait un pas de plus dans notre mission.

— Nous ferons plus ample connaissance demain, promit Talia. Passez une bonne soirée.

Charlie se chargea de motiver Luka, pour lui donner la force de se lever et de marcher. Accroupi devant lui, elle prit son ton de grande sœur attentionnée et le rouquin finit par tendre une main tremblotante vers elle. Charlie lui prit délicatement la main et le releva.

Scorpio souhaita le bonsoir à la capitaine puis fut le premier à quitter le navire. Ren le suivit sur la passerelle en bois, très inclinée car le bateau était très haut. Stone manqua de les faire partir tous les deux à l'eau quand il trébucha et se rattrapa à Ren. Il dut puiser dans ses maigres réserves de self-control pour ne pas hurler en public et balancer son alter ego à la flotte. Enfin Charlie et Luka les rejoignirent sur le ponton après un dernier au revoir à Talia. Ils promirent d'être ponctuels pour le diner du lendemain.

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