Chapitre 19: La dislocation
Ren était en train de rêver quand il se retrouva en plein milieu d'un couloir marbré, aux murs recouverts de sculptures en bois doré... Le château des Douze. Dehors le ciel avait une couleur étrange... Indigo, violet, rouge, un dégradé jusqu'à l'horizon crépusculaire. Le soleil avait déjà disparu.
Pieds nus, Ren arpenta les couloirs à la recherche des dieux d'autrefois. Comme toujours il tomba sur le souvenir d'Aguamarine, jamais très loin. La déesse de l'eau était assise sur le rebord intérieur d'une haute fenêtre. Elle regardait le paysage à l'extérieur. Le château des Douze surplombait les environs, perché sur de hautes falaises. La vue portait loin...
Ren pivota en entendant des talons carrés marteler le sol. Il reconnut alors le dieu Topaz, qu'il connaissait mieux sous le nom de Scorpio. Il avait toujours autant de prestance dans son manteau noir décoré de chaînes. Sa longue tresse de cristal jaune semblait flotter dans son dos. Le dieu s'arrêta à la hauteur d'Aguamarine, devant l'immense fenêtre. Il regarda un moment les dernières lueurs mourantes du jour.
— Je déteste quand la nuit arrive, confia Aguamarine.
Topaz haussa ses sourcils épais. Puis il se glissa sur la banquette du rebord de la fenêtre en face de sa jeune sœur.
— Depuis peu, non ? demanda-t-il.
Aguamarine hocha la tête. Ses yeux de cristal bleu pâle se perdirent à l'horizon.
— Depuis qu'il est parti...
Topaz posa sa tête contre le mur dans son dos, un bras sur un genou.
— C'est étrange quand même... dit-il.
— Quoi donc ?
— Votre relation. Tu es bien la seule qui se soit attaché à lui...
Aguamarine garda le silence dans un premier temps.
— Obsidian était aussi mon frère... Comme vous tous... souffla-t-elle.
— C'était une anomalie, corrigea Topaz. Un être qui n'aurait jamais dû exister... Mais pourtant il est là... Une anomalie dans l'ordre établi et l'éternité immuable... Il est déjà en train de changer le monde et le changera encore pour le pire... La preuve...
Dehors la nuit était tombée, mais elle n'avait rien d'une nuit ordinaire. Le ciel était noir et sans étoiles... Comme si la lumière des astres s'était faite engloutir par la noirceur des abysses... Au loin, le paysage semblait n'être que cendre et mort...
— Dehors les choses ont changé... Des Ombres rôdent... Les humains sont réduit à l'état de marionnettes, dévoués à leur maître. Prêts à mourir pour lui...
— Peridot m'a raconté... dit Aguamarine. Durant une de ses sorties, il a vu des humains, ceux qui résistaient et prenaient les armes... Tous dévorés par des marionnettes... Tués par leurs semblables...
— Le destin de ces détraqués est tout aussi funeste, dit Topaz, jouant avec sa tresse. L'Ombre dévore toute sa magie avant de s'attaquer à son corps... À la fin il ne reste qu'une abomination... De l'encre visqueuse qui ne tient debout que par enchantement... Avec des restes d'yeux jaunes, d'os et d'un cœur...
Il eut un silence... Aguamarine fixait un point dans le vide, regardant au fond d'elle-même... Topaz inspira.
— Diamond va nous convoquer ce soir... On prendra une décision à ce moment là. Mais il n'y aura pas de surprise...
— On devra exterminer la menace nous même... souffla Aguamarine d'une voix blanche. On devra rejoindre en personne la lutte contre les ténèbres. On devra combattre Obsidian et l'éliminer une bonne fois pour toutes, pour qu'il cesse...
— On n'abandonnera pas les humains qui résistent encore à ce faux dieu... dit une voix rauque et féminine.
Ren frôla encore une fois la crise cardiaque et fit volte-face. Une grande femme, mince s'était rapprochée de la fenêtre où discutaient Topaz et Aguamarine. Son visage était inexpressif... Des bandages lui masquaient le front et l'œil droit. Celui de gauche était en cristal rose. Ses longs cheveux ondulés étaient coiffés sur le côté. Roses aux racines, ils prenaient une teinte vert pistache aux pointes. Sa tenue évoquait les danseuses orientales...
— Même si pour cela nous devons tous mourir, termina-t-elle.
— Que veux-tu dire, 'Line... ? demanda Aguamarine.
Cette déesse devait donc être Tourmaline... Cette dernière releva une main à son visage et retira ses bandages. Son œil droit était vert clair et elle possédait un troisième œil sur le front, mélange entre ses yeux vairons. Rose et vert...
— Vous connaissez mon pouvoir... Lorsque je vois une personne, je sais déjà qui elle était, qui elle est et qui elle sera... Je vois tout de son passé et de son avenir... Je sais déjà qui est Obsidian et qui il deviendra. Il en va de même pour nous tous...
Son étrange regard se perdit au-delà du verre de la fenêtre. Un œil rose, un œil vert et le dernier bicolore, c'était quelque chose d'assez inédit parmi les Douze.
— Je sais qu'on ne survivra pas à cette Guerre...
Sa déclaration grave sonna telle le glas. Un silence abasourdi lui répondit.
— Mais nous sommes des dieux enfin ! s'écria Aguamarine. On ne va pas mourir comme ça !
— L'ennemi que nous combattrons tôt ou tard n'a rien d'ordinaire... Obsidian est une anomalie... Et cette anomalie nous tuera...
Aguamarine eut un hoquet de stupeur et porta une main à sa bouche. Topaz avait arqué un sourcil, déconcerté. Puis il soupira de résignation.
— Alors ce que tu es en train de nous dire c'est que peu importe à quel moment on affrontera Obsidian, nous mourrons tous... ?
Tourmaline eut un air désolé...
— C'est ainsi... Notre vie cessera face à Obsidian... Personne ne survivra à ce futur affrontement. Ce sera définitivement la fin du voyage pour nous les Douze...
Aguamarine lâcha une larme silencieuse. Toujours en tant qu'observateur, Ren se dit que cette déesse avait tort... Après la Guerre les Douze seront toujours là, sous forme d'âme errante certes, mais ils seront toujours présents...
— Cependant... continua Tourmaline. Il y a une chose qui me perturbe... Vous deux...
Topaz et Aguamarine relevèrent leurs yeux de cristal vers leur sœur.
— Il semble que votre destin sera différent du notre...
— Nous deux ? répéta Aguamarine.
— J'ignore pourquoi... Mais vous êtes les seuls dont la destinée sera différente... L'issue de l'affrontement contre Obsidian ne sera pas la même pour vous et seulement pour vous...
Les deux dieux se regardèrent, une lueur d'espoir tentant de s'allumer dans leurs yeux. Tourmaline leur tourna le dos, prête à repartir.
— C'était pour cela que je venais vous voir à la base. Pour que vous sachiez que votre chemin sera différent du notre. Il sera bientôt l'heure de notre conseil de guerre. Le dernier... ajouta-t-elle avec peine. On se voit tout à l'heure...
Ses sandales glissèrent sans un bruit sur le sol marbré et la déesse s'en alla, élégante, silencieuse. Aguamarine attendit qu'elle parte avant de se tourner vers Topaz.
— Tu entends ça mon frère ? Lorsque nous combattrons Obsidian, nous deux allons survivre !
— Agua... dit gravement Topaz. Tourmaline n'a jamais dit que nous survivrons...
Le mince sentiment d'espoir s'évanouit aussitôt sur le visage de la benjamine.
— Notre destin sera différent des autres, j'ignore encore pourquoi, mais nous mourrons certainement ma sœur... Tourmaline ne se trompe jamais... Que ce soit à court ou long terme, sa vérité est toujours absolue...
— Les autres mourrons... Mais... Et nous alors ?
Topaz secoua la tête, pour lui dire qu'il n'en savait rien... Aguamarine regarda les ténèbres de la nuit, au dehors, tandis que des larmes roulaient en abondance sur ses joues pâles, glissant sur son tatouage de douze en chiffre romain.
— Ce soir sera notre dernier conseil de guerre... murmura-t-elle. On décidera de trouver Obsidian et de le mettre à mort car c'est la seule manière d'arrêter l'invasion des ténèbres et des Ombres au dehors... La seule manière de sauver le monde est de tuer notre frère... Et cette journée là sera notre dernière à tous...
Le sol se craquela lentement avant de se briser sous les pieds de Ren. Il chuta en silence dans le vide et les abysses. Il ferma les yeux, se laissant emporter vers la suite du souvenir...
Quand il les rouvrit il se tenait sur une vaste plaine... Tout semblait gris, couvert de cendre. Les rares arbres encore debout étaient noirs et nus... Par endroit des restes d'habitation brulaient... Il n'y avait plus rien à des kilomètres à la ronde... Le ciel était orageux et grondait. Ren pouvait presque sentir l'âcre odeur de la suie et du sang qui tachait le sol par endroit...
Il se mit en marche, laissant des empreintes dans la cendre. Par moment, il croisait des silhouettes imprécises et humanoïdes, gisant à terre. Couvertes d'une sorte d'encre... Des corps peu à peu ensevelis sous la cendre... Des humains dévorés de l'intérieur par les Ombres. Ou juste tués par leurs semblables...
À force de marcher et de se perdre dans les méandres des rêves, Ren finit par s'arrêter, apercevant quelqu'un au loin... Un frisson d'horreur parcourut malgré lui ses os et il sentit l'angoisse lui enserrer la gorge.
Là, debout sur une sorte de promontoire rocheux, Obsidian se tenait de profile, sa silhouette se découpant dans la lumière grise et sinistre... Il tenait un carnet de cuir dans une main, une plume noire dans l'autre. Son pantalon évasé se balançait doucement à cause de la brise, tandis que son haut noir restait immobile, collé à sa peau cadavérique. De là où il était, Ren pouvait voir son œil droit, jaune et dont le blanc s'était fait avalé par le noir... Vide... Aussi neutre que son expression.
Ren remarqua finalement les Douze, face à Obsidian. Positionné en demi-cercle, prêt à attaquer... Ren retint sa respiration en devinant la suite des événements... C'était la fameuse dernière bataille dont parlaient les dieux il y a quelques instants...
— Obsidian ! lança alors Diamond d'une voix forte.
L'ainé des dieux s'avança, impérieux. Son air paternel avait cédé sa place, remplacé par l'autorité et la colère à l'état pur.
— Tu te dresses aujourd'hui face aux Douze ! Nous sommes venus mettre un terme au chaos que tu propages autour de toi.
Obsidian se fendit alors d'un fin rictus, un air de défi au visage.
— Tu as commis les pires atrocités en libérant les Ombres de l'Entre monde ! poursuivit Emerald en rejoignant son frère. Tu les as laissé tuer les Hommes. Tu t'es servi de ces créatures et de leurs cadavres pour te créer des soldats, détruisant toute vie sur leur passage.
Obsidian pencha la tête sur le côté, avec un regard noir.
— Qui plus est, tu te prétends être Dieu, continua Diamond. Un dieu protège tous ses enfants sans distinction ! Un dieu ne sème pas la destruction et la mort sur son passage, sans aucune raison ! Alors pour tous tes crimes Obsidian, nous allons t'éliminer.
Ren fut époustouflé et intimidé devant la prestance et le pouvoir d'imposer l'obéissance de Diamond. Sans oser respirer, il se tourna vers Obsidian...
Le dieu était toujours debout sur son piédestal de roche, dominant les Douze. Il les regardait de haut, tête penchée... Avec ses yeux vairons et sinistres...
— Sans raisons... répéta-t-il calmement.
Son ton était à la fois rassurant et terrifiant... Le genre de voix douce mais qui provoquait des frissons d'horreur dans tout le corps...
— J'ai mes raisons... continua-t-il en fermant son carnet d'un geste sec.
Il le glissa dans les tissus de sa ceinture et rattacha sa plume à la chaîne qui pendait à sa taille. Il releva et craqua ses doigts aux ongles noirs.
— Si je fais tout ça c'est pour me débarrasser de vous... termina-t-il d'une voix glaciale.
Puis il sauta de son promontoire, à toute vitesse. Tel un rapace il fondit sur Diamond, qui n'eut pas le temps de réagir... Les doigts d'Obsidian se frayèrent un chemin dans le visage du dieu, avant de se refermer autour de son œil droit. L'instant d'après Obsidian lui avait arraché l'œil et repartit d'un bon en arrière.
Sans un bruit, Diamond glissa à terre... Sans un souffle, son corps se cristallisa depuis le trou béant de son visage. Sans un son il se changea en statue de diamant. Une statue dont il manquait l'œil droit...
Obsidian consulta l'assemblée qui lui faisait face d'un regard froid, passant son pouce sur le morceau de diamant qu'il avait dans la main... L'œil arraché s'était cristallisé aussi, se transformant en joyau...
Des hurlements horrifiés déchirèrent l'air. Les dieux les plus téméraires insultèrent Obsidian. D'autres pleurèrent en voyant le cadavre en cristal gisant dans la cendre...
Et Ren en resta interdit... Diamond... Le plus puissant des Douze, tué comme ça... Sans même avoir lutté.
— Vous y passerez tous... dit doucement Obsidian. Tous jusqu'au dernier... Je vous arracherai l'âme... Vous mourrez tous en me donnant votre œil. Et quand j'aurai rassemblé ma collection de cristal, je pourrai enfin modeler tous les mondes que je souhaite. Je serai Dieu. Le seul régnant sur un monde parfait.
— Ordure !! hurla Emerald. Mes frères ! Mes sœurs ! Avec...
Tel un serpent, Obsidian fila dans sa direction. Tout comme Diamond quelques instants plus tôt, Emerald se fit arracher l'œil droit. Elle était déjà une statue d'émeraude réduite au silence quand son corps sans vie tomba au sol.
Obsidian fit sauter un morceau d'émeraude dans sa main. Il défia du regard les autres Douze. Sous l'impulsion d'Emerald, certains avaient pris leurs armes et s'étaient avancés. Mais voir leur sœur se faire tuer aussi brusquement les avait stoppé net dans leur élan.
— Douze pierres. Douze et j'aurai votre puissance divine au creux de mes mains. Une puissance telle que je pourrai créer des mondes parfaits. Sans dieux pour tout gâcher !
Les jumelles de la perle, deux jeune guerrière amazones se lancèrent à l'assaut. Courant l'une à côté de l'autre, Pearl aux cheveux noirs s'arma d'une lance forgé dans l'or, tandis que Nacre aux cheveux blancs déploya un bouclier aux reflets irisés pour les protéger.
Obsidian ne s'en formalisa pas... Il ouvrit ses mains sur les côtés tandis que des plaies à la surface de sa peau se mettaient à saigner. L'abondant liquide noir se mit à flotter et forma peu à peu des lames d'encre dans ses mains. Il releva ses dagues et le fer de la lance de Pearl résonna au moment du choc. Puis les coups s'enchaînèrent. Des étincelles jaillissaient du métal à chaque coup.
Les jumelles attaquaient avec une synchronisation époustouflante. Elles étaient deux, mais semblaient ne faire qu'une. Obsidian profitait de la moindre ouverture dans leur garde, mais elle était immédiatement comblée par un champs de force, servant de bouclier. Un rictus déforma le visage d'Obsidian. Le désir de victoire illumina un instant son œil jaune.
Une bulle de sang tourbillonna dans une des ses mains et il la jeta vers le ciel. Il para un nouvel assaut de Pearl, la lame de sa lance glissant sur le métal noir de la dague d'Obsidian. Il repéra une faille dans la garde des jumelles et brandit sa lame. Comme prévu, Nacre dévia son bouclier pour l'empêcher de blesser sa jumelle.
Comme prévu la bulle de sang surgit du ciel et la transperça dans son dos telle une flèche. Nacre hurla. Son bouclier se dissipa. Pearl tourna sa tête, horrifiée, vers sa sœur. Obsidian saisit l'occasion qu'il s'était lui-même créé. D'un mouvement rapide et précis, il arracha l'œil droit des jumelles. Elles se figèrent aussitôt dans la nacre...
La perle noire et la perle blanche récupérées rejoignirent le diamant et l'émeraude... Obsidian ne recula pas. Il ne fit aucune pause pour récupérer de l'énergie. Au contraire il s'avança vers le reste des Douze, qui eux s'étaient éloignés. L'une d'entre eux, une grande femme plantureuse aux cheveux rubis attachés en chignon de geisha et portant un kimono rouge pivota vers Sapphire et Peridot, à ses côtés.
Sans un mot, les trois s'élancèrent en même temps à l'attaque. Les flammes crépitèrent aux mains de Ruby, des ronces suivirent Sapphire alors qu'elle s'envolait avec ses ailes et Peridot se téléporta pour surgir dans le dos d'Obsidian.
Ren n'arrivait pas à suivre ce qu'il se déroulait. Tout allait trop vite... Tout était trop violent. Les pouvoirs des trois dieux déferlaient sur Obsidian. Et jamais il ne se prit un coup.
Toujours il évitait les assauts imprévisibles de Peridot qui se téléportait sans cesse pour frapper au corps à corps. Toujours il esquivait les flammes et les explosions de Ruby, qui se mouvait avec célérité malgré son lourd kimono. Toujours les lianes et les ronces de Sapphire frappaient dans le vide et finissaient brûlées par les flammes de Ruby.
Ce n'était qu'un souvenir. Le spectacle saisissant de ce qui s'était déroulé il y avait presque quatre milles ans, à la fin de la Guerre. Pourtant Ren savait que si il s'était avancé, il allait mourir instantanément. Une mort subite... Incapable de rivaliser avec les dieux...
Malgré les attaques, Obsidian semblait valser au milieu de ses opposants. Telle une ombre ou un serpent. Et puis un œil... Un deuxième... Un troisième. Et le dieu récupéra un rubis, un saphir et un péridot...
La moitié des Douze était déjà mort... Transformés en statue... Leur œil droit arraché...
Obsidian s'essuya distraitement une traînée de sang sur son visage, recouvrant les sortes de tatouages qu'il arborait. Des tatouages qui ressemblaient à des cicatrices, noires. Telles des traînées de couteau, sur le front, la joue, la mâchoire...
— Par les cieux, souffla Tourmaline.
Derrière elle restaient Topaz, dont le panache et l'assurance avaient disparu ; Tanzanite, un jeune garçon coiffé d'une queue de cheval bleu sombre, portant un arc d'or ; Garnet, un homme aux longs cheveux raides et bordeaux, avec des lunettes rectangulaires et des cornes sur la tête ; Amethyst dans son manteau hivernal, ses cheveux cascadant comme une chute d'eau arrêté par la glace et enfin Aguamarine, terrifiée.
Tourmaline tenta un pas en avant, mais comme s'il avait prédit avant la déesse de la vérité elle-même, Obsidian se rua sur elle. Sa main crispée se jeta sur son œil droit. Au dernier moment, Tourmaline lui dévia le poignet. Essaya de se défendre. Obsidian ne fut pas perturbé et se rabattit sur l'œil à son front. Une pierre rose et verte fut arrachée et Tourmaline se cristallisa...
— Plus que cinq, dit doucement Obsidian.
Son regard vairon se posa sur Topaz, le suivant... Sur ses gardes, poings serrés, il le défia d'approcher. Obsidian fit un pas en tendant une main en avant.
— Tu sais que ce n'est pas la peine de résister Topaz, tu y passeras toi aussi. Donne moi ton œil.
Les sourcils du dieu de la mort se froncèrent et il serra les dents. Il arracha un poignard de son fourreau à la taille et brandit la lame. Obsidian ricana.
— Tu n'appelles donc pas les cadavres qui rampent à tes pieds ? Je suis déçu. Toi qui est un nécromancien et qui a l'armée des morts à ton service, tu vas te contenter d'une lame émoussée.
La grimace de Topaz se transforma en rictus moqueur. Sa lame pivota dans sa main et chuta le long de son poignet. Il referma ses doigts sur la garde, tenant son couteau à l'envers.
— Je préfère mourir de ma propre main plutôt que de tomber sous tes coups.
Obsidian comprit alors trop tard ses intentions. Ses iris s'étrécirent et se remplirent de rage. Il s'élança sur sa jambe d'appuie et se rua sur Topaz à toute vitesse, tendant son bras au maximum. Il espérait encore arriver à temps pour lui arracher l'œil de son orbite. Mais en vain.
Topaz leva le bras et enfonça la lame de son couteau dans son propre ventre. Des cris et exclamation choquées s'échappèrent de sa fratrie. Topaz serra les dents en remuant le plus possible sa lame maudite dans ses entrailles. Lorsque Obsidian posa sa main contre le visage de Topaz, ce dernier releva les yeux vers lui pour le regarder en face. Un air victorieux brillait dans les topazes de ses iris. Le courage dans la mort...
Le dieu avait déjà quitté ce monde quand Obsidian lui arracha l'œil. Le corps de Topaz chuta à terre, emporté par l'élan d'Obsidian. Les dents serrées par la frustration, le dieu reprit son souffle, penché au dessus du cadavre de Topaz. La rage faisait trembler ses muscles. Impitoyable il fixa l'œil restant du Huitième des Douze. Figé par la mort il semblait pourtant le regarder...
Lâchant un cri de rage, Obsidian lui arracha alors le deuxième œil et le jeta furieusement au loin. Il se redressa en tentant de se calmer, la poitrine se soulevant rapidement. Il posa sa main sur son œil noir.
— Tant pis... J'ai ce qu'il me fallait. Te suicider n'aura servi à rien du tout !
Il se pencha en arrière pour éviter une flèche de foudre tirée par Tanzanite avec son arc d'or. Obsidian fit craquer ses vertèbres. Il n'avait déjà plus l'intention de s'amuser de la situation. En quelques secondes il récupéra une pierre bleu nuit, qu'il jeta dans la poche de son pantalon évasé, en compagnie des autres cristaux.
— Plus que trois...
Garnet, Amethyst et Aguamarine reculèrent horrifiés tandis qu'Obsidian s'avançait d'un pas conquérant. Amethyst attrapa alors les bras des deux autres et les tira en arrière. En courant à perdre haleine, ils partirent se mettre à couvert. Ren les suivit sur une cinquantaine de mètres. Ils s'abritèrent plus loin au milieu de rochers, s'accroupissant dans la cendre. Amethyst se mit à pleurer à chaudes larmes, les mains sur sa tête.
— Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas !!
Aguamarine respirait avec difficulté, le regard perdu dans le vide. Garnet se rongeait nerveusement un ongle avec une dent, le visage caché derrière ses cheveux sombres.
— On est perdu...lâcha-t-il d'une voix gutturale. On a perdu... Et le monde est perdu.
— J'ai jamais voulu de tout ça d'abord !! s'écria Amethyst en tapant des poings au sol. Je pensais qu'on était plus fort que ce minable !! Je pensais qu'on allait le battre sans problème. Mais regardez !! Il vient de tuer les plus forts d'entre nous comme ça !!
Amethyst s'étrangla dans ses sanglots, le visage enfoui dans la fourrure du col de son manteau.
— On a peut-être encore le temps de s'enfuir ! suggéra-t-elle. On n'est plus que trois... mais...
Une main grise se posa alors sur son épaule.
— Lâche... souffla paisiblement Obsidian.
La bouche d'Amethyst s'ouvrit en grand pour hurler mais les ongles d'Obsidian s'enfoncèrent alors dans sa gorge, lui coupant la respiration. Son autre main se posa à son visage. Puis lui arracha l'œil, transformé en améthyste pure.
Garnet et Aguamarine se relevèrent et s'éloignèrent en vitesse pour mettre le plus de distance possible entre eux et le dieu déchu. Obsidian se releva, abandonnant la statue de cristal de sa sœur à ses pieds. N'ayant plus d'option hormis le face à face, Aguamarine tendit les mains en avant pour créer une lance d'eau, dont les lames aux extrémités tourbillonnaient comme les flots furieux de l'océan.
— Toi je te garde pour la fin... dit Obsidian.
Il se jeta sur Garnet sans que sa sœur ne puisse faire quoi que ce soit. Au moment où il lui arracha l'œil droit, Garnet réussit alors à le griffer en plein visage, geste sans doute désespéré... Le dieu tomba raide mort à terre, changé en cristal. Obsidian exhiba le grenat entre ses doigts. Avant de tourner son visage terrifiant vers Aguamarine. La déesse déglutit...
— Tu es désormais toute seule ma sœur...
— Pourquoi tu fais tout ça ??
— C'est simple non ? Les humains sont tellement pitoyables quand ils rampent aux pieds des dieux. Réclamant bêtement une rédemption... Pensant que des prières et des offrandes pardonneront leurs actes et offriront une place au paradis. Pathétique. Ils sont capables de tant de choses... Mais tant que des dieux existeront... Tant qu'il restera sur cette terre des êtres soit disant absolus, ils continueront à obéir à des règles dénuées de sens...
— Tu veux nous éliminer parce que les humains croient en nous ?
— Une croyance aveugle...
Obsidian toussa et porta une main à sa bouche. Il éloigna sa paume et loucha sur la giclée de sang qui venait de remonter de ses poumons. Il passa son autre main sur la griffure à son visage. La blessure était violacée...
Garnet l'avait empoisonné avec son pouvoir...
— Ton temps est désormais compté, dit Aguamarine. Dire qu'une petite blessure et un peu de poison vont t'emporter alors que tu as survécu à bien pire...
Elle fit tournoyer sa lance aquatique, créant des arabesques avec l'eau qui s'en échappait par gouttes. Une détermination de guerrier brillait dans ses yeux d'aigue marine. Elle pointa Obsidian avec une des lames de son arme aqueuse.
— Quant à moi je vais te combattre jusqu'à mon dernier souffle s'il le faut ! Et si jamais je t'emporterai avec moi.
Aguamarine passa à l'attaque, agile et rapide avec sa lance. Obsidian fabriqua deux lames d'encre pour dévier la lame, évitant de justesse un coup fatale dans l'estomac. Aguamarine planta sa lance dans le sol et s'en servit pour tournoyer et donner un coup de pied au visage de son adversaire. Obsidian glissa en arrière et dérapa dans la cendre, griffant le sol pour garder l'équilibre.
Aguamarine divisa son arme en deux dagues et repartit à l'assaut. Elle lacéra furieusement l'air, l'eau de ses dagues pivotant autour d'elle dans la traînée de ses mouvements. Obsidian avait perdu la domination qu'il avait eu depuis le début de la bataille contre les Douze. Il était en position de faiblesse. De plus en plus diminué à cause du poison, il ne faisait que reculer et retarder le moment où il se prendra un coup mortel.
— Avant, il y a longtemps, tu étais renfermé, taciturne, introverti mais il y avait de la bonté en toi ! cria Aguamarine.
Elle pivota sur elle-même et frappa le plexus d'Obsidian avec le pied.
— On était de vrais frère et sœur ! Mais tout a changé chez toi d'un seul coup ! Tu es devenu mauvais et sinistre ! Manipulateur et fourbe. Froid et apathique... Tu n'as plus rien du garçon qui était mon frère...
L'eau de ses arme se rassembla au creux de ses mains et se transforma en jet d'eau qui fonça sur Obsidian. Englouti, il fut projeté au loin dans la plaine de cendres. Aguamarine marcha d'un pas conquérant, une lance aquatique dans la main. S'il ne devait rester qu'un seul dieu vivant, autant que ce soit elle.
Obsidian referma son poing sur la garde d'une lame d'encre et de sang. Les deux dieux s'élancèrent au même moment l'un vers l'autre. Yeux dans les yeux. Bras tendu pour empaler et tuer l'autre...
Le temps s'était figé... Le souffle rauque d'Aguamarine et d'Obsidian semblait résonner sur la plaine morte. Face à face, le visage presque collé, chacun soutenait le regard de l'autre. Le soumettant d'abandonner. Leur bras tremblait, tenant chacun une arme plantée dans le corps de l'autre...
Aguamarine toussa et un filet de sang coula sur son menton. Sa respiration sifflait. Enfin, elle tituba en arrière, le regard vide. Le poignard d'encre d'Obsidian était planté dans son cœur, noircissant ses veines. Presque au ralenti, elle bascula en arrière. Son regard vide épingla celui de son frère et elle tomba sans un bruit sur la cendre.
Tremblant, Obsidian baissa les yeux pour découvrir une lame d'eau plantée dans sa poitrine... L'arme était en tain de disparaître, laissant un trou béant ruisseler de sang... Le dieu s'effondra à terre aux cotés de sa sœur...
Il avait si froid...
Tremblant de fatigue, il rampa jusqu'au visage d'Aguamarine. Sa tête était tournée sur le côté, son regard mort et vide comme il ne l'avait jamais été. Une profonde plaie noire s'ouvrait au niveau de son cœur...
Obsidian sentit ses forces l'abandonner. Il serra le poing. Pas comme ça... Il n'allait pas échouer comme ça, aussi près du but. Il avait tout. Il y était presque... Mais il allait lui aussi mourir. Sans jamais être le Dieu qu'il aurait toujours dû être.
Il récupéra l'œil d'Aguamarine, la dernière pierre qui lui manquait. Il pivota sur le côté et posa son carnet de cuir sur le sol, en train de s'imbiber lentement du sang des deux dieux. Les pierres précieuses arrachées du corps de ses frères et sœurs se mirent à luire doucement quand il les plaça autour de ses écrits. Il feuilleta un moment l'œuvre de toute sa vie.
Il avait passé tant d'années à rédiger les moindres détails de ses mondes parfaits... Un ensemble de descriptions, de règles, de caractéristiques pour donner vie au nouvel ordre établi. Au final il ne pourra pas admirer son travail tout de suite...
Il toussota et revint sur la toute première page de son carnet. La seule encore vierge. À l'aide d'une plume décrochée de sa ceinture il traça plusieurs phrases... Un plan de secours au cas où la phase ultime de son plan de base aurait échoué. Il laissa l'inspiration du moment le porter et noter les dernières idées qui lui traversèrent l'esprit. Puis il écrasa le point final.
Il serra le poing au dessus des pages de son carnet, laissant de nombreuses gouttes de sang s'y imbiber... Le sang d'un dieu qui avait reçu un pouvoir d'un monde disparu....
Une lumière colorée se propagea entre les pierres représentant l'âme de ses frères et sœurs. A l'intérieur du carnet, les lettres s'illuminèrent de cette lueur prismatique. Le pouvoir de douze dieux qui se concentrait dans une simple histoire écrite par Obsidian. Une histoire de mondes nouveaux, qui n'attendaient qu'à naître.
Obsidian se tourna sur le dos et ferma les yeux. Il sentait le flot continu de sang qui s'écoulait de sa poitrine, le vidant peu à peu de sa vie... Il rouvrit ses yeux... Le gauche aussi noir que les ténèbres, vide et mort... L'autre jaune vif, maudit et englouti pas les abysses...
Un rayon de soleil perça alors la couche nuageuse... Des traînées de lumière qui descendaient du ciel... Les yeux d'Obsidian s'ouvrirent en grand et il se surprit à admirer la beauté simple de ce phénomène. L'astre diurne l'éblouissait, mais c'était un beau cadeau d'adieu de la part de ce monde... Obsidian soupira et un fin sourire naquit sur ses lèvres.
— C'est une belle journée pour renaître... N'est-ce pas grande sœur ?
Le corps d'Aguamarine étendu à ses cotés ne lui répondit pas... Puis Obsidian ferma les yeux et laissa la vie quitter son corps. Son carnet et les pierres précieuses étincelèrent de milles feux... La lumière blanche avala ensuite les corps des dieux, la plaine alentours, puis finit par engloutir le monde...
Ébloui, Ren ne rouvrit les yeux que quelques instants plus tard. Tout était d'un blanc immaculé autour de lui. Il regarda dans toutes les directions, cherchant où étaient passés les Douze. Il ne vit qu'un carnet de cuir, entouré par les douze âmes des dieux... Les cristaux se dispersèrent alors dans trois directions différentes, par paquet de quatre. Le carnet se liquéfia peu à peu et se changea en encre...
Ren se mit en marche, ne sachant où se rendre. À sa gauche il aperçut au loin, perdu dans le brouillard, un monde dans lequel les hommes s'étaient relevés de la Guerre. Un endroit dans lequel la magie était omniprésente, dans l'air et dans le sang... Des hommes rendant hommage aux Douze partis rejoindre leur demeure céleste. Remerciant jour après jour ces dieux de leur accorder leur protection et leurs pouvoirs...
Ren vit devant lui un autre monde dans lequel la mort avait disparu. Les hommes vivaient cent ans, ni plus ni moins, avant de retourner à la terre qui les avait vu naître. Peu importaient les actes, bons ou mauvais, tous devenaient cendres, sans aucun espoir de rédemption ou de paradis. On oublia peu à peu que des dieux avaient un jour veillé sur ce monde. On oublia de se racheter une conscience avec des prières. On vivait simplement sa vie durant un siècle, sans questions, sans peur ni crainte devant la mort...
Ren pivota la tête à sa droite. Là bas le monde s'effondra. Engloutit dans les entrailles de la terre. L'humanité condamnée à errer éternellement dans un réseau de cryptes sombres... Tournant le dos aux divinités. Les haïssant pour les avoir punis et enfermés sous terre. Sans dieux, sans croyance, les hommes se serrèrent alors les coudes, mettant leurs différences de côté pour avancer. Chercher le progrès pour survivre dans un environnement inhospitalier. Sans divinités pour leur dicter des règles...
Trois mondes aux destins si différents, issus d'une seule dimension scindée par un dieu déchu...
Ren venait de voir la dislocation.
Ses pas l'amenèrent à la surface lisse et miroitante d'un lac, sous un ciel bleu et limpide. Il cligna des yeux, pensant à une hallucination. Des personnes se tenaient presque alignés devant lui. Il s'avança au milieu de la procession, croisant d'abord le regard ambré d'un jeune garçon aux cheveux bouclés, vêtu d'une toge romaine.
— L'ordre établi... Les mondes et leurs règles... De l'encre et des mots sur une page.
Ren s'avança encore. Un homme le suivit du regard, habillé d'une tunique en lin.
— L'éternité immuable... Le temps qui s'écoule, inchangé. L'état stable des mondes et leur capacité à absorber le moindre changement.
Ren poursuivit sa route, suivit par les regards de ses prédécesseurs. Aucun n'arborait d'œil en aigue marine. Il aperçut une jeune femme en armure de chevalier. Une femme aux yeux d'or qu'il avait déjà vu dans les livres d'histoire.
— Un voyage entre les mondes... Une personne qui ne vit pas dans son monde d'origine.... Les liens qui existent entre des personnes de différents mondes... Il s'agit d'anomalies qui perturbent l'ordre établi, mais qui s'effacent dans le temps...
Jeanne d'Arc suivit Ren des yeux sans rien ajouter de plus. Il reconnut ensuite l'ancienne Gardienne Claudine, avec sa lourde tresse et ses yeux mordorés.
— Certaines rencontres et certains liens sont spéciaux. Un tissage fait avec un pacte de sang entre les Gardiens perturbe l'éternité immuable. Une anomalie qui ne peut être absorbée par le temps.
— Les Gardiens enfreignent les règles de l'ordre établi et de l'éternité immuable... chuchotèrent les prédécesseurs en cœur. Ils seront les derniers Gardiens, sauvant le monde.
Ren s'arrêta en apercevant le gouffre au milieu du lac, menant aux chutes d'eau et au bassin de son esprit. Là où allait l'attendre Aguamarine. Il se retourna et se fit fixer par les anciens Gardiens. Des fantômes, des restes de consciences qui avaient encore quelque chose à raconter...
— Ça semble si simple...
— Ça semble être si évident...
— Ça semble être la seule solution...
— Et si ça ne l'était pas ?
— Et si depuis le début tout était une erreur ?
Les chuchotements se mêlèrent peu à peu au bruit des cascades au loin. Ren sentit le sommeil le gagner peu à peu. Les images des Douze, d'Obsidian, de la dislocation, des trois mondes et maintenant de ses prédécesseurs se mélangeaient dans sa tête...
Le battement lent et régulier de son cœur de cristal murmura une berceuse... Le plan métaphysique s'effaça autour de lui. Yeux clos il se laissa chuter dans les abîmes du sommeil...
Ren inspira, comme s'il sortait d'une longue apnée. Il se redressa d'un coup dans son lit, les yeux exorbités, souffle court. Il scanna rapidement son environnement, une manière de se dire qu'il était de retour à la réalité. La chambre de son internat à Occlasia Academy. Ses colocataires encore endormis. Noël et le nouvel an étaient passés. Il était revenu au lycée pour le second semestre.
Et il venait de rêver de la dislocation. Il s'en souvenait à la perfection, comme s'il l'avait réellement vu au travers des yeux des Douze. Quelques pièces manquantes venaient de s'emboîter dans les défauts de l'immense puzzle qu'il devait résoudre avec les Gardiens. Certaines choses trouvèrent enfin du sens et une explication.
Il devait parler à Gabi.
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