Chapitre 15: Le temps de la vérité
Contrairement à ce qu'il pensait, les deux semaines de vacances à la Toussaint furent un calvaire à encaisser pour Ren. Il ne s'était pas déroulé une seule journée sans que ses parents ne lui demandent trente fois si tout allait bien ou que ses sœurs arrêtent de le prendre pour un mourant. Il avait passé ses vacances cloué au lit par sa mère, de peur que son pauvre cœur ne lâche en montant ou descendant les escaliers. Toute la famille était aux petits soins pour lui, et il ne supportait pas ça...
Ce fut pourquoi il accueillit avec joie la reprise au mois de novembre. Il jubila intérieurement quand enfin la voiture familiale quitta le parking de l'école et que sa sœur Zoé le laissa tout seul, d'un air inquiet. Il n'était pas en sucre non plus !
Évidemment il n'y avait encore personne à la salle commune. C'était samedi et les élèves débarquaient souvent le dimanche, veille de la reprise. Ren fut tranquille pour ranger ses vêtements dans son armoire. Il avait profité des vacances pour troquer quelques affaires pour des vêtements de saison, mieux adaptés à la météo sinistre et automnale qui avait envahi le pays et à l'hiver qui s'annonçait.
Il sortit enfin de son sac à dos une petite boîte à médicaments, qui était une nouveauté depuis deux semaines. Il ouvrit le couvercle pour jeter un œil au contenu. Au fond il ne restait plus qu'un seul somnifère et un peu de poudre... Avant la Toussaint, lorsqu'il était allé chercher ses médicaments de l'ordonnance donnée par l'hôpital, la médecin de l'école lui avait rajouté un supplément : une boite de somnifères...
Ren avait en effet passé une nuit chaotique après sa sortie d'hôpital. Cauchemars, terreurs nocturnes et insomnies avaient rythmé sa nuit. Il avait donc réclamé dès le lendemain de quoi l'aider à dormir et on lui avait filé des somnifères. Il en avait consommé plus que de raison durant les vacances mais au moins il dormait comme une pierre et ne se réveillait qu'à l'aube, lorsque la lumière du jour avait chassé l'obscurité angoissante de la nuit.
Il soupira et referma la boîte en se disant qu'il devrait passer à l'infirmerie pour se réapprovisionner. Son subconscient lui souffla qu'il était quand même assez inhabituel pour un ado de seize ans de faire des infarctus et de se gaver de somnifères pour dormir... Qu'est-ce que ce sera dans cinquante ans...
Il quitta ensuite le bâtiment d'internat pour se rendre près du CDI, implanté dans l'ancien pigeonnier de l'établissement. Emmitouflé dans sa veste, ses rangers faisant crisser les feuilles mortes du sol, il se rendit auprès de l'air de livraison. Sans surprise, Gabi était là, sur un banc, à regarder Emi jouer avec les feuilles d'automne. Ren se glissa lui aussi sur le banc et regarda la fillette sautiller sous une pluie de feuilles.
— Tu t'es bien reposé ? demanda Gabi.
— Ça c'est sûr... Mes parents m'ont interdit de faire quoi que ce soit et même mes sœurs étaient aux petits soins...C'était glauque, d'habitude on se bat et là elles étaient adorables.
— T'as quand même fait un infarctus. C'est grave.
— C'était pas à cause de problèmes de santé. C'était à cause d'Aguamarine. Quand elle m'a accordé plus de puissance, c'est là que mon cœur a lâché.
— Wow... Moi quand ça m'arrive ça me fous la migraine, mais rien de plus... Enfin, ça c'est quand Emerald daigne à venir m'aider... Mais si t'es venu, c'est pas pour parler de nos déesses respectives.
— Juste des explications, s'il te plaît...
Gabi mit les mains dans les poches de son anorak et remonta ses pieds sur le banc. Elle souffla longuement.
— Tous ces gens fous autour de nous... Ce sont des détraqués. On a connu ces individus dans le Troisième monde. Ce sont des gens avec des pouvoirs, qui se font attaquer et détraquer par des Ombres. Elles les possèdent, les rendent fous et consomment leur magie comme un carburant... On en avait parlé avec les autres... Ces choses n'étaient présentes que dans le monde souterrain. Mais là pour une raison inconnue, ce phénomène de détraqués commence à se propager dans notre monde. C'est mauvais signe...
— Des détraqués...
— Et l'autre soir, dans cette forêt, on s'est fait attaqué par une dizaine d'Ombre. D'après ce que je sais, c'étaient des créatures qui grouillaient « normalement » dans le Troisième monde... J'ignore un peu d'où ça vient...
— Ces Ombres. Elles étaient déjà là il y a quatre milles ans... dit Ren.
Gabi lui jeta un regard presque abasourdi.
— Ah mais oui ! réalisa-t-elle. Ça m'était sorti de la tête, mais ces Ombres étaient bien là au temps des Douze.
— Elles avaient aussi envahi leur monde avant la dislocation... C'était... C'était Obsidian qui les invoquait. Pour pouvoir posséder des gens et en faire des pantins... Des soldats des ténèbres.
— Des pantins... C'est ce qu'ils semblent être. Les détraqués d'aujourd'hui seraient l'armée des ténèbres que les Douze ont combattu jadis.
Gabi soupira, épaules basses.
— L'histoire se répète visiblement... Les Douze ont raison en disant qu'une menace se profile à l'horizon. Et tout ça, les détraqués, les Ombres, ce sont des signes avants-coureurs.
— En se réunissant, on sera apte à se défendre contre Obsidian.
— Mais on ignore où il est pour le moment...
— C'est pour ça qu'on doit rassembler les autres Gardiens. Pour le trouver, l'affronter et le tuer avant qu'il ne revienne dans ce monde...
Gabi hocha la tête. Son œil visible suivit une feuille morte qui tourbillonnait jusqu'au sol.
— Quant à Pix... dit-elle. On aurait dû vous mettre au courant le plus tôt possible... Encore désolé.
— Qu'est-ce qui lui arrive ? Avant notre voyage il était si gentil... Un gars timide... Mais là. Il a tellement changé. Il est devenu... bizarre quoi. Complètement dément. Et absent... Comme si c'était une autre personne.
— Parce que c'est le cas... dit Gabi. Il s'est passé des tas de choses dans le Troisième monde. Des choses horribles qui ont réveillé en lui des souvenirs refoulés... Ainsi qu'une deuxième personnalité qu'on a baptisé Styx.
Ren se tourna vers elle et écarquilla les yeux.
— Une deuxième personnalité ? répéta-t-il.
— Oui tu as bien entendu. Avant son arrivée dans notre monde, il a servi de... cobaye pour des expériences. Eileen Saurac voulait se servir de lui comme d'une arme. Sauvage et incontrôlable, profitant du traumatisme qu'il avait subi enfant et de sa fragilité mentale... À cause de tout ça, il a en quelque sorte stocké des souvenirs et une partie de sa personnalité dans un coin de sa tête. Et avec les années et ce qu'il s'est passé dans cette tour au mois de mars, cela a créé un autre lui. Styx.
— Alors... Toutes les fois où il ne semblait pas lui-même, ce n'était pas lui. C'était ce Styx ? C'est à cause de lui qu'il délire ?
— C'est ça... Ils sont bien deux personnes distinctes, mais prisonniers du même corps... Et ils ne s'entendent pas du tout. Forcément aucun ne veut que l'autre prenne le contrôle... C'est pour ça que Pix parle bizarrement par moment. En fait il ne s'adresse pas à nous mais à son autre lui... Parfois Styx cale une phrase ou deux dans ce que Pix dit... Parfois il prend le contrôle et ça se voit tout de suite : il reprend sa vraie apparence, celle d'un démon à cinq yeux...
— Ça explique beaucoup de choses... réalisa Ren.
Les informations se gravaient peu à peu dans son disque dur de mémoire. Les liens de causes à effets se tissèrent progressivement. Même si ça semblait invraisemblable comme explication c'était pourtant celle que lui offrait Gabi...
— Voilà... C'est ce que tu dois savoir. Pix possède un alter. Une deuxième personnalité complètement opposé à la sienne qui se bat sans cesse pour avoir le contrôle du corps hôte. C'est pour ça que Pix écoute en permanence de la musique. Déjà Styx n'aime pas ça mais il écoute en plus une mélodie avec une fréquence spéciale, qu'on a réussi à obtenir à la tour. C'est cette même fréquence qui permet de guérir les détraqués.
— C'est ce que Nya écoutait avant les vacances, se rappela Ren.
— Les Ombres ne supportent apparemment pas cette fréquence. C'est un moyen de guérison efficace et définitif, jusqu'à qu'on se fasse détraquer à nouveau. Et ça marche aussi contre Styx. Mais là ce n'est que temporaire.
— Donc l'autre soir dans la forêt, en retirant son casque vous avez délibérément laissé « Styx » venir....
— Exact. Il est plus violent et agressif que Pix. Il n'hésite pas une seule seconde et c'était donc notre meilleur et dernier atout face aux Ombres... Mais c'était à double tranchant... Styx en a profité comme toujours et voilà le résultat...
— Il m'a attaqué...
Il comprenait mieux à présent. Tous ces mystères entourant leur ami avaient enfin une explication...
— Merci.... D'enfin m'expliquer.
— Désolé. On n'aurait jamais dû vous cacher tout ça, répéta Gabi. C'était une énorme erreur...
Mais Ren la pardonnait quand même... Certes tous les non-dits et les mensonges n'avaient pas arrangé les choses dernièrement et étaient sources de tensions dans le groupe. Mais il imaginait bien que ça ne devait pas être facile de parler des problèmes de Pix...
— Bref tu sais tout...
— Et maintenant ?
— Maintenant on reprend juste les cours... répondit Gabi. On fait comme tout le monde, on attend le bal de Noël pour les trois cents ans de l'école ainsi que la nouvelle année.
— On passera en 3994... Dire qu'on sera là pour le quatrième millénaire.
— On aura tous vingt deux ans d'ici là... Ça fait loin pour l'instant.
Le silence retomba entre eux. Ils regardèrent les nuages gris sombres amoncelés dans le ciel. Le vent se levait et arrachait peu à peu les dernières feuilles d'automne. Sans s'en rendre compte le temps filait et faisait son effet. Un beau jour ils se réveilleront en se disant que tout s'est écoulé à grande vitesse. Le temps d'une respiration, d'un battement de cil...
Mais pour eux, pour les Gardiens, le temps était compté... Chaque seconde les rapprochait d'un futur de plus en plus incertain. L'ombre d'Obsidian, omniprésente, les survolait en silence, attendant son heure pour leur fondre dessus... Et quand cette heure viendra, le monde n'ira plus qu'en s'écroulant, sombrant dans les ténèbres et la destruction... Tout comme le monde des Douze il y a des millénaires, leur monde connaîtra le même sort...
À moins que les Gardiens se réunissent... Comme la prédécesseur de Ren l'avait dit dans son rêve, ils seront les derniers Gardiens, ceux qui changeront l'ordre établi pour sauver le monde. À ce propos, Ren demandera plus de détails aux Douze quant à cette mystérieuse formulation. L'ordre établi et l'éternité immuable qui régissaient les mondes....
Un mouvement à leur droite les tira tous les deux de leurs pensées. Emi cessa de sauter dans les tas de feuilles mortes pour observer l'intrus avec des yeux ronds. Ren lâcha un soupir se rapprochant plus d'un râle et se leva du banc.
— Donner jolis cailloux à moi ? demanda l'élève qui venait de se rapprocher.
Comme si Ren et Gabi étaient débiles, le garçon qui devait être en terminale se pointa lui-même puis les deux.
— À moi les jolis pierres précieuses ?
— Quand on parle du loup... ronchonna Gabi. Ren je te présente officiellement un détraqué...
Le terminal avait un sourire dément au visage, une lueur jaune au fond des yeux et il se tenait courbé. Ses membres étaient crispés et chaque pas qu'il faisait mettait en lumière son manque d'équilibre. Ses veines étaient noires par endroit... Au niveau de ses bras, dans le creux du coude, aux poignets, sous ses paupières...
— Donc, il est possédé par une Ombre si j'ai bien compris... poursuivit Ren.
— Exact... C'est juste un pantin. Une coquille vide dont les ficelles sont tirées par cette créature.
— Jolis yeux ! Jolis cailloux.
Ren sentit Emi se rapprocher de lui et se cacher derrière ses jambes, agrippant son jean avec nervosité.
— C'est le moment d'utiliser ton super pouvoir hypnotique, suggéra Ren.
— Je peux pas... marmonna Gabi.
— Déconne pas s'te plaît...
— Je te dis que je peux pas. Quand j'utilise mon pouvoir je visualise... euh des sortes de fils tout autour de la personne et j'ai qu'à « gratter » ces fils pour manipuler l'esprit de ma cible. Or là, c'est plus une sorte de « pelote » compacte et pleine d'encre qu'une toile d'araignée en gros...
— Sois plus claire.
— J'aimerai t'y voir toi à expliquer comment tu marches sur l'eau, répliqua Gabi. Et en clair j'ai pas accès à son cerveau !
— C'est pas plus simple comme ça ?
— Hihi, ricana le terminal.
Il s'avança un peu plus avec un sourire sinistre. Ren remarqua alors trois autres personnes qui s'étaient rapprochées par curiosité. Des détraqués... Leurs pas chancelants et leur dos courbé les apparentaient réellement à des zombies. Tous marmonnaient, ricanaient et se mirent aux côtés du terminal. Gabi fit un pas sur le côté pour se rapprocher de Ren et Emi s'agrippa un peu plus à lui, le corps grelotant de peur.
— Pierres précieuses...
— Le banc... C'est notre banc.
— Hihi, vous prenez notre territoire et notre pouvoir.
— Magie puissante. Sang goûtu !
Ren eut juste le temps de les voir tous les quatre se jeter à leur gorge avec un cri strident et synchronisé. Un lent et lourd tic tac retentit alors à ses oreilles et le monde se tinta de gris. Puis se figea...
Le brun cligna des yeux, pour essayer de dissiper cette étrange illusion d'optique. Mais elle persista. Les couleurs restèrent grises... Lentement Ren regarda autour de lui. Le temps s'était littéralement suspendu. Plus rien ne bougeait. Ni les oiseaux, ni le feuillage des arbres, ni le vent et encore moins l'air. Tout s'était figé.
— Bon sang, on déguerpit, souffla Gabi.
Seuls Ren, Emi et Gabi avaient conservé un semblant de couleur tandis que le reste du monde s'était transformé en vieux film monochrome. Les quatre détraqués en face d'eux avaient été mis sur pause, gelés dans leur position d'attaque. Ren put détailler avec soin chaque trait de visage déformé par la folie. Chaque gueule grande ouverte, chaque ongle acéré comme des griffes. Avec leurs regards fixes on aurait dit des statues de cire...
— Bordel qu'est-ce qu'il se passe ? lâcha Ren.
— Je vais t'expliquer ça dans deux secondes en attendant on devrait se mettre à l'abri, conseilla Gabi. Le CDI devrait faire l'affaire. Venez.
Ren jeta un dernier coup d'œil aux détraqués toujours silencieux et immobiles en face de lui. Puis il se baissa pour ramasser Emi. La fillette était toujours cramponnée à sa jambe et se blottit immédiatement dans ses bras quand Ren la hissa. Elle enfouit sa tête dans son cou et ses cheveux et Ren emboîta le pas de Gabi jusqu'à la porte du CDI.
La jeune fille attrapa la hanse de la porte vitrée puis ils entrèrent dans la sorte de sas du bâtiment. Gabi referma et expira un bon coup. Ils restèrent quelques instants entre les deux portes du CDI, aux côtés de la boite aux lettres de la remise des livres.
— Alors surtout pas de panique, commença Gabi. Tout ça, ce monde figé, c'est juste le pouvoir d'Emi.
Ren jeta un coup d'œil à la fillette dans ses bras, qui suçotait son pouce, la tête appuyée contre son épaule.
— Elle peut arrêter le temps pour quelque minutes, poursuivit Gabi.
— Ah carrément...
Le temps s'était bel et bien littéralement arrêté.
— J'avais jamais vu le pouvoir de Diamond à l'œuvre, c'est impressionnant, avoua Ren. Dis donc toi, t'es plus forte que t'en a l'air, ajouta-il en tapotant une des cornes d'oni d'Emi.
— Ça nous a tiré d'affaire, dit Gabi. On ferait mieux de rester à l'intérieur le temps que ces fous furieux s'en aillent. Ils ne nous poursuivront pas je pense. Quand le temps reprendra son cours, on aura juste disparu, de leur point de vu. Ils ne nous auront pas vu partir.
— Je remets le temps ? demanda Emi.
— Oui tu peux, autorisa Gabi avec un sourire.
À ce moment au autre « tic tac » résonna dans l'air et le monde reprit alors progressivement ses couleurs et ses mouvements. Cette transition dura deux secondes à peine et le temps reprit son cours. Ren en resta bouche bée.
Gabi poussa ensuite la deuxième porte du CDI et ils entrèrent au milieu des étagères à livres et des postes informatiques. Si la bibliothèque du château contenait uniquement des ouvrages destinés à l'étude des différentes matières enseignées à l'école, le CDI possédait divers bouquins, des romans, des bandes dessinées, tout pour des lectures détentes. Avec en supplément un service d'emprunt, des ordinateurs, du wifi, des imprimantes et une commère de documentaliste.
Cette dernière leva son nez surmonté de lunettes en direction des nouveaux venus, les sourcils froncés car elle n'avait sûrement entendu qu'une seule porte s'ouvrir et non deux. Puis elle secoua la tête comme si elle avait rêvé. Le trio se faufila entre les étagères croulant sous les encyclopédies imagées puis ils se postèrent à la fenêtre pour guetter le départ des détraqués.
Comme prévu ils étaient en train de les chercher après leur brusque disparition, reniflant autour du banc et de la grille du parc l'établissement. Aucun ne songea à tourner sa petite tête vide vers le CDI et les yeux braqués sur eux derrière la vitre.
— Pfiou on a eu chaud... fit Ren.
— Ils sont quand même pas fut-fut... commenta Gabi. Et tant mieux pour nous. C'est ça ouais, allez voir plus loin si on y est...
Les détraqués étaient en train de s'éloigner progressivement puis quittèrent définitivement les lieux. Un soupir synchronisé s'échappa de la bouche de Ren et de Gabi, formant de la buée sur la vitre.
— Veux ça ! piailla Emi en s'agitant dans les bras de Ren. Stoplé !
Il se retourna pour voir ce qu'elle pointait du doigt dans son dos. La fillette se pencha en avant en pointant un livre de l'index et Ren s'avança pour sortir une encyclopédie imagée d'animaux, à la couverture joliment illustrée. Le brun posa Emi au sol qui se mit à réclamer le livre en lui sautillant autour.
Il vit entre les étagères que la documentaliste ne les avait pas quitté des yeux depuis leur arrivée. Elle les soupçonnait sûrement de préparer un mauvais coup, au vu de son regard méfiant. D'autant plus qu'avoir des élèves présents au CDI un samedi après midi en pleines vacances était plutôt inhabituel.
— On va te le prendre, décida Ren en cédant l'imagier à Emi.
Emprunter un livre rendra leur présence plus naturelle... La fillette lâcha un cri de joie, des paillettes dans les yeux. Elle sautilla entre les rayonnages, suivit des deux adolescents. L'oni posa son livre sur le bureau de la documentaliste avant de partir se cacher derrière Ren. Déjà beaucoup moins méfiante, la femme attrapa une feuille pour noter l'emprunt.
Sur son bureau s'entassaient des dizaines de fiches soigneusement rangées dans des trieurs. Une radio crachouillait tranquillement la fin d'une musique culte avant de basculer sur le bulletin d'information régionale de l'après midi. Des nouvelles habituelles défilèrent, comme l'anniversaire du café du coin, un accident sur la route nationale ou encore les orages plutôt violents annoncés dans la semaine.
— Vous pouvez monter le son s'il vous plait ? demanda Gabi.
La documentaliste tourna la molette du volume tandis que le chroniqueur évoquait ce qui tenait du fait divers. Apparemment un bar dans une ville de la région avait été attaqué par plusieurs personnes au comportement dément. Vitrine et salle de restauration saccagées, garde manger pillé et clients blessés. Certains avaient été interpellés et placés en cellule de dégrisement, mais leur comportement n'était visiblement dû ni à l'alcool ni aux stupéfiants... Synthétisants les témoignages, le journaliste décrivait les agresseurs comme des bêtes sauvages.
— Et bien... Les gens deviennent fous, commenta la documentaliste. Franchement. Où va notre pays si des cinglés comme ça se mettent à attaquer de pauvres cafés dans des villes moyennes. Enfin bref. Voici votre livre, à rendre dans un mois au plus tard, ajouta-t-elle en tendant l'imagier.
Gabi le récupéra et le fila à Emi qui, toute contente, se mit à le feuilleter, s'émerveillant à chaque photographie colorée.
— C'est cro beau les c-o-l-i-b-r-i-s ! déchiffra-t-elle en suivant les lettres avec son doigt.
Ren et Gabi lancèrent un au revoir à la documentaliste puis le trio quitta le CDI, vérifiant qu'aucun élève détraqué ne soit resté en embuscade dans le coin. Serrant son imagier contre elle, Emi les suivit d'un air insouciant, aux anges. Rien que son sourire avait le don de réchauffer n'importe quel cœur.
— Et ben, sacrée après-midi, marmonna Gabi, mains dans les poches de son anorak.
— Une petite histoire d'Ombres, de détraqués et de double personnalité, puis des débiles de possédés qui viennent nous agresser et ce fait divers à la radio, résuma Ren. Tu penses que c'étaient des détraqués aussi, pour ce café ?
— Sûrement. On dirait que les Ombres sont en train de changer de terrain... On devrait rester sur nos gardes.
— Hé Ren t'as vu le beau zoizeau ? demanda Emi en montrant une photographie de chouette posée sur sa branche.
— Il est aussi joli que toi, complimenta Ren.
— Ben ouais je suis trop belle moi ! sourit Emi. Gabi aussi est cro belle. Et toi aussi t'es cro beau Ren.
— Et ben ça fait plaisir. Y a quelque mois j'étais moche...
— Non t'es trop beau ! postillonna Emi. Comme le piou-piou !
Le piou-piou en question était un rapace élégant, un milan royal aux yeux jaunes. Gabi demanda ensuite ce qu'ils allaient faire, pour tuer la fin de la journée. Ren se rappela que sa boite de somnifères était quasi vide. Il devait passer à l'infirmerie.
— Pas de soucis, dit Gabi. On se rejoint au gymnase ? Sarah est là bas, on pourra la voir à sa séance au dojo.
Tout comme Gabi, la démone passait presque toutes ses vacances scolaires à l'internat, car très souvent ses parents militaires étaient en déplacements. Plutôt que de moisir toute seule au manoir familial comme elle le répétait souvent, Sarah préférait rester avec Gabi à l'école. Ren prit congé des deux filles et rejoignit le château de l'établissement.
Après deux coups polis contre le battant, Ren entra dans l'infirmerie, qu'il avait souvent fréquenté après des bagarres ou des cours de magie pour se faire soigner. Étant encore en période de vacances, les lits de repos étaient vides, sauf un. La médecin de l'école était affairée à réaliser un pansement au bras d'un collégien, assis sur le matelas.
— Oh, salut Ren, s'exclama Coco quand il s'approcha. Je suis à toi dans deux secondes !
Elle termina le pansement du jeune garçon puis fit rouler son tabouret à roulettes en arrière et se leva.
— Apparemment une baston qui a mal tourné, informa-t-elle. Son camarade l'a mordu jusqu'au sang...
— Ah.
— Qu'est-ce que je peux pour toi ? T'as besoin de points de sutures ?
— Euh je venais juste chercher une boite de somnifères...
Coco ramena ses cheveux blond et courts derrière ses oreilles en écarquillant ses yeux noisettes.
— Ne me dis pas que tu as déjà terminé ta première boite ?
Ren confirma avec une grimace et la médecin lui rappela que c'était important de respecter les doses. Et que normalement un seul cachet suffisait à une bonne nuit... Mais Coco partit quand même explorer sa réserve à la recherche des fameux somnifères. Elle sortit de sa pharmacie quelques minutes plus tard.
— C'est bien parce que c'est toi, mais sache que tu peux créer une forme de dépendance à prendre des somnifères comme ça. Surtout aussi jeune.
— Tant que je dors, marmonna Ren en récupérant sa boite.
Il remercia la médecin et s'apprêtait à repartir quand il remarqua que quelqu'un avait investit la chaise de bureau de Coco. Pieds croisés sur le meuble, à côté du clavier d'ordinateur, Phyllis avait l'air de se prélasser tranquillement en mâchouillant une cuillère à soupe de muesli. Son bol rempli de fromage blanc, de flocons d'avoine, de myrtilles et de raisins secs était posé sur son ventre.
— Chalut, fit-elle d'une voix trainante.
— Ah Ren je ne sais pas si je vous ai déjà présenté ! se rappela Coco. Donc voici Phyllis Oli, notre psy qui squatte très souvent mon bureau au lieu du sien.
— Faut bien une compensation pour l'utilisation de ma machine à café, se justifia Phyllis.
Ses cheveux d'un bleu vif étaient ramenés en queue-de-cheval et ses yeux rouges de la même couleur que ses cils étaient mis clos et tranquilles. Vraiment à la cool cette psy...
— Des gommes magiques sommeil ? demanda-t-elle en pointant la boite avec sa cuillère à soupe visiblement gagnée dans des boites de céréales.
— Des somnifères un poil plus efficaces... C'est pas encore des sédatifs mais c'est plus efficace que les gommes aux plantes, expliqua Coco.
Elle contourna son bureau et chassa les baskets de Phyllis de son clavier.
— Pourquoi tu manges à seize heures toi au fait ? Tu prends encore un goûter à ton âge ?
— À mon âge... répéta la psy en roulant des yeux. J'ai que quarante ans. Puis ça c'est mon petit déjeuner, rectifia-t-elle en quittant le fauteuil.
— Ah tu viens de te lever de ta nuit...
Phyllis confirma en léchant sa cuillère avec sa langue bleue. Puis posa un regard blasé sur Ren.
— Des somnifères ? Vraiment ?
— Je dors pas la nuit... répondit Ren.
— Tu cogites le soir en te couchant ? Moi c'est souvent quand je cogite que je fais la crêpe jusqu'à deux heures du matin.
Ren arqua un sourcil, ne saisissant pas l'image. Puis Phyllis mima une crêpe avec sa main, la tournant et retournant comme dans une poêle. Ren comprit alors et retint un rire tant cette comparaison était ridicule...
— Non je cogite pas... Pas plus que ça. Disons juste que j'ai pas le sommeil tranquille en ce moment. Je fais des cauchemars agités et au réveil... Je suis en panique et j'ai du mal à me calmer... avoua-t-il piteusement.
Phyllis hocha la tête en gobant une myrtille.
— Et tu ne te rendors pas ? déduit-elle.
— Non.
L'obscurité abyssale de la nuit l'angoissait clairement... En se réveillant en pleine nuit il avait l'impression d'étouffer à cause du noir... La sensation de se faire observer par quelqu'un ou quelque chose dans un coin de la pièce rendait l'endormissement impossible... Et tout ça, cette terreur de l'obscurité, tout ça était plutôt récent...
— Souvent je me mets sous ma couette avec une lape torche et un manga et j'attend que le réveil sonne.
— Mmmh... Si tu veux on peut en discuter un peu plus ? proposa Phyllis. Je t'offre le chocolat chaud.
Réformant alors un masque impénétrable, Ren se rendit soudain compte qu'il avait totalement baissé sa garde face à cette psy aux allures de dragon... Immédiatement il dressa d'épaisses murailles surmontées de barbelés entre le monde extérieur et son esprit. Son subconscient, toujours serviable, rajouta deux rangées de tranchées avec des pieux au fond. Ren déterra sa méfiance naturelle à l'égard des inconnus, se renferma sur lui-même et marmonna du bout des lèvres qu'il était attendu ailleurs.
Il quitta l'infirmerie en ronchonnant contre lui-même. Il ne connaissait absolument pas Phyllis et pourtant il lui déballait naturellement qu'il avait peur la nuit, à rester en boule sous ses couettes avec sa lampe torche. Un peu plus et il annonçait qu'il avait déstocké sa veilleuse à la maison !
Ses derniers nerfs furent massacrés quand il se prit l'averse sur le chemin du gymnase. Il arriva trempé à l'intérieur, ses cheveux noirs lui dégoulinant sur le visage comme de l'encre. Ses rangers détrempées laissèrent des empreintes humides sur le terrain de basket. Il se dirigea vers la partie dojo du gymnase. C'était souvent dans cette annexe que se déroulaient tous les sports de combat ou encore la gymnastique.
Gabi et Emi étaient étendues sur des matelas de gym et observaient l'unique combattante présente sur le tatami. Ren s'arrêta un instant pour observer. Face à un mannequin d'entraînement , les bras relevés et en garde, sautillant doucement d'avant en arrière, le regard de Sarah était fixé sur son adversaire imaginaire. Elle était vêtue d'un débardeur noir par-dessus sa brassière de sport, d'un pantalon blanc de taekwondo noué par une ceinture noire et de pièces de protection aux genoux, aux tibias et aux pieds.
La démone souffla lentement, se concentrant à son prochain coup. Ren le savait, mais il était toujours étonné de voir à quel point ses bras était musclés. C'étaient des muscles fins, jouant sous sa peau rouge et luisante de la même manière que les tendons de son cou et ses clavicules saillantes...
Enfin Sarah passa à l'attaque. D'abord frappant en vitesse avec ses poings protégés par des mitaines de combat, elle recula avec un pas chassé, prit son élan, pivota sur elle-même, leva une jambe et frappa d'un puissant coup de pied le mannequin d'entraînement, le décapitant au passage.
La tête en bois fusa comme une balle à travers le dojo et roula à l'autre bout de la pièce. Sarah reposa son pied au sol et arqua un sourcil en remarquant les spectateurs.
— Casse pas tout le matos, lança Ren.
Sarah afficha un rictus féroce et partit ramasser la tête en bois du mannequin. Elle la vissa sur le buste constellé de marques de coups. Elle repêcha sa gourde au passage puis se rapprocha de son public.
— Déjà là ? demanda-t-elle. On est que samedi hein, les cours reprennent lundi.
— J'ai préféré venir plus tôt, répondit Ren. Joli coup de pied.
— Ça ? Bah ! fit Sarah en haussant les épaules. Un coup de pied basique quoi.
La démone oubliait assez souvent que le commun des mortels ne possédait pas un tiers de sa souplesse ou de sa force...
— Dis, commença Gabi. Je voulais profiter de ta présence pour te dire deux trois trucs.
Ren devina où elle voulait en venir. Elle allait mettre Sarah au courant pour cette histoire d'Ombre et de détraqués. Et certainement pour Pix aussi. La démone vida la moitié de sa gourde avant de jeter un regard curieux à Gabi.
— Deux trois trucs ? Sur quoi ?
— Sur ce qu'on a discuté avec Ren tout à l'heure.
— Ah... Vous avez papoté tous les deux...
Si son "ah" avait été accompagné d'un regard suspicieux, elle avait ensuite feint le désintéressement le plus total, tout en se faisant les canines sur le goulot de sa gourde.
— Ouais, juste après que je me sois installé, compléta Ren.
— Hum hum... fit Sarah, l'air de dire « m'en moque ».
— Bref c'est de ça qu'on voudrait te parler, donc grouille, pressa Gabi en s'arrachant du matelas de gym qui l'avait avalé.
Sarah marmonna un « okay » et ramassa son sweat de sport qu'elle enfila par-dessus son débardeur moulant. Elle baissa les yeux sur Emi qui s'était rapproché d'elle, d'un air méfiant. La petite la défia du regard, menton haut, puis lui lança sans prévenir :
— T'as des gros nénés !
Avant de partir se réfugier dans les jupes de Gabi, toute contente d'elle. Sarah lui jeta un regard amorphe. Visiblement les insultes polies d'une gamine de six ans n'avaient aucun effet sur elle. Elle n'en avait juste rien à faire.
— T'es quoi toi comme bestiole au fait ? demanda Sarah à propos d'Emi tandis qu'ils quittaient le dojo. Elle ressemble à un démon, mais elle en a pas les cornes.
— C'est un oni, comme dans les légendes japonaises, répondit Gabi.
— C'est vrai que t'as ramené un monstre du Troisième monde toi... Bon vous vouliez me parler de quoi ?
Le quatuor s'arrêta devant la porte du gymnase pour regarder le rideau de pluie qui tombait à l'extérieur. Le sol en terre battue était martelé par les gouttes d'eau et des ruisseaux cascadaient sur le terrain en pente. La visibilité était réduite à cinq mètres tout au plus. La silhouette spectrale de la forêt de sapins n'était plus qu'une tâche baveuse d'aquarelle...
— On va attendre que l'averse se tasse, proposa Gabi.
Ils rejoignirent un des bancs de touche du terrain de basket et s'y installèrent. Emi partit faire des tours de terrain, bras écartés pour imiter un avion.
— Tu vois les gens débiles en ce moment ? commença Ren.
— Comme Etienne and co ? Bien sûr que je les vois... Pendant les vacances on en a croisé pas mal en train de piquer des quignons de pain à la cantine et de se fourrer les poches avec un air hystérique...
Gabi confirma quand Ren haussa les sourcils tant cette anecdote était ahurissante... La brune commença alors son histoire, reprenant presque mot pour mot ce qu'elle avait dit à Ren un peu plus tôt. Elle évoqua les Ombres qui les avaient attaqués durant la sortie, les détraqués aux propos incohérents et au comportement violent, pour enfin arriver sur Pix et son autre lui...
Durant tout son récit, Sarah buvait chacune de ses paroles, se demandant à chaque fois si on ne parlait pas plus d'un scénario de film catastrophe que de la réalité. Emi continuait de trotter sur le terrain de basket. Tête levé en direction de la verrière du gymnase, Ren observait la pluie y tomber avec fracas.
— Quelle histoire... fit Sarah à la fin du récit de Gabi. En tous cas merci de ton honnêteté...
— Plus de mensonges maintenant... dit la brune. Ça nous a causé beaucoup de tensions pour rien...
— Ça fait quand même froid dans le dos tout ça... D'après ce que tu me dis, j'ai l'impression qu'on fait face à une apocalypse zombie, ou un truc du genre.
— Et encore c'est pas trop étendu pour l'instant...
— Quant à Pix, j'aurais jamais imaginé tout ça... Le pauvre. Ça doit pas être simple. Enfin bon, maintenant qu'on sait, on va savoir réagir et adapter notre comportement avec lui.
Une accalmie dans l'averse les fit se lever de leur banc et ils en profitèrent pour rejoindre l'internat en vitesse, pataugeant dans la boue et les flaques d'eau sous une fine bruine. Emi résista mal à la tentation de sauter dans les mares et termina couverte de gadoue, au grand désarroi de Gabi. La brune raccompagna la fillette à sa salle commune, puis tous trois rentrèrent à leur bâtiment.
— Je déteste la pluie, maugréa Sarah en entrant dans leur salle commune.
— D'après les infos on en a pour la semaine avec les orages... dit Gabi, la suivant d'un pas trainant.
— Pfff, je sens que ça va être long jusqu'à Noël, grogna Sarah. Entre l'hiver qui arrive, les journées de plus en plus courtes, le temps et les examens de fin d'année, ça va être interminable...
— Vois le bon côté des choses, on aura le bal de Noël le vingt décembre, dit Gabi.
— À part la bouffe, je vois pas en quoi ça va être bien ! Bon d'accord ça sera l'occasion de bien s'habiller, se coiffer et utiliser la boite à maquillage...
Ren se rappela soudain qu'il n'avait pas pris la moindre tenue de soirée en prévision du bal... Faisant écho à ses pensées, Gabi ajouta que elle non plus n'avait aucune robe à se mettre.
— Pourquoi je m'en doutais, ricana la démone. Ta garde robe se constitue uniquement de vieilles fringues pour aller faire la chasse aux araignées dans le marais. Mais t'inquiète, on trouvera certainement quelque chose au service d'approvisionnement du château.
Cette solution rassura immédiatement Ren. C'est bon, il était sauvé...
— Ouais, on pourra y faire un tour, dit-il l'air de rien.
Sarah éclata de rire tandis qu'ils montaient l'escalier en colimaçon direction les dortoirs.
— Ça va faire trop bizarre de tous se voir sapés comme jamais ! Ils ont bien fait d'exiger une tenue digne d'un gala !
— Tout ça pour aller profiter du buffet et rester assis toute la soirée, dit Ren.
— Bah oui, évidemment que tu comptes pas danser, railla Sarah. Allez, en attendant je vais me doucher un coup. On se voit tout à l'heure au dîner !
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