Chapitre 6


L'écran de son téléphone affichait encore un numéro masqué.

— C'est moi, dit une voix en russe. Petite sœur, il faut que je te parle.

Il s'agissait donc de Lev.

— Il y a eu un guet-apens lors d'un échange, Konstantin est mort, ainsi que Dmitri. Les ennemis connaissaient notre position exacte, je pense que le traître a encore frappé, annonça-t-il sans états-d'âme.

Natalya recula lentement, l'information se frayant un chemin jusqu'à son cerveau. Deux hommes loyaux avaient trouvé la mort à cause d'un homme sans aucun sens de l'honneur. Ce traître était plus dangereux qu'ils ne l'avaient imaginés.

— Je sais que Dmitri comptait beaucoup a tes yeux, continua Lev, et je suis désolé.

- Oh, mais tu peux l'être, gronda Natalya en réléguant la peine qui menaçait de l'envahir dans un coin de sa tête. Si j'avais été là-bas, j'aurais...

— Tu aurais été blessée ou tuée! la coupa Lev. Je te dis que c'était un guet-apens.

— Et toi? murmura la jeune mafieuse. Il y a un traître dans nos rangs! C'est toi qu'il finira par viser!

— Ne t'inquiètes pas, Nat. Je suis formé pour gérer ces choses-là. Continue de jouer la comédie pour les américains et reste discrète.

Natalya raccrocha brusquement, frustrée. Lev l'éloignait sciemment de la mafia pendant que leurs frères se faisaient tuer. Elle s'arrêta de marcher, accusant enfin le coup. Dmitri était mort pendant qu'elle était tranquillement en train de se tourner les pouces. « La mafia est une famille » se rappela-t-elle. Et on éloignait pas les membres de sa famille pendant que d'autres se faisaient tuer.

L'adolescente ne voulait plus jouer son rôle de fille innocente pendant que la Bratva était en danger. Elle ne s'appelait pas Brooke Inchov mais bien Natalya Ivanov, fille de Vladimir Ivanov et sœur de Lev Ivanov.

Elle récupéra son sac et marcha à pas résolus vers la sortie du lycée, ignorant tous ceux qui voulaient lui parler. Y compris les professeurs. Elle sortit et alla chercher sa moto, les yeux brûlants de tristesse et de colère. Alors qu'elle roulait à toute vitesse à travers la ville, une envie s'imposa à elle.

Boire

Natalya ne se saoulait presque jamais, d'ordinaire. Elle savait parfaitement qu'elle ne pouvait pas se le permettre car il était dangereux pour quelqu'un comme elle de ne plus être maîtresse de ses actes.

Cependant, cette fois, la jeune mafieuse en avait besoin. Elle voulait se noyer tout au fond d'un grand verre d'alcool et oublier. Oublier que son frère comptait dans ses rangs un traître, un meurtrier chargé de tuer les membres de la Bratva. Oublier que son frère pouvait se faire tuer chez lui, dans son bureau. Qu'elle était impuissante face à la situation, bien loin de la Russie.

Ainsi, Natalya gara sa moto à l'angle d'un muret et pénétra dans le premier bistrot venu. Des hommes étaient assis sur les sièges disposés à travers la pièce, discutant à voix basse. De partout, dans toutes les mains, elle pouvait voir des verres remplis d'une boisson vert fluorescent dégageant une fumée vert pâle légèrement opaque.

Peu encline à consommer cette boisson à l'aspect douteux apparemment très populaire, l'adolescente s'approcha du bar, interpellant le serveur. Il s'approcha d'elle, la dévisageant avec une curiosité amusée.

— Bonjour, miss. Qu'est-ce que je te sers?

A cette phrase, Natalya se méfia du serveur. Il semblait légèrement circonspect.

— En fait, je me demandais si vous aviez de la Vodka, demanda-t-elle.

— Vodka, hein? Répéta le serveur. T'es une habituée, on dirait. Mais tu me semble un peu jeune pour boire de l'alcool. Enfin, quoi, t'as quoi, seize ans? Dix-sept? Je respecte la loi moi. Pas de vente d'alcool aux mineurs.

Natalya lâcha un petit rire incrédule. Cet homme était un très mauvais menteur. Les boissons fluorescentes qu'il servait n'étaient sûrement pas autorisées et ce barman n'avait pas l'air très convaincu par ce qu'il disait.

Durcissant ses traits, la jeune mafieuse se pencha sur le bar comme si elle allait dire un secret.

— Vous m'avez prise pour une débutante? siffla-t-elle. Je vous ai demandé une Vodka, alors faites votre boulot sans poser de questions. Compris?

Le barman lui jeta un coup d'œil étonné avant de se retourner et de préparer la boisson alcoolisée.

— Voilà, miss. 

Elle jeta un regard appréciateur au verre et le but d'un trait. Cette saveur forte lui enflammant la gorge lui rappelait son pays natal et l'adolescente ferma les yeux de bonheur jusqu'à ce que la sensation s'estompe. Elle demanda quatre autres verres remplis, attendant l'euphorie complète provoquée par le liquide. Malheureusement, elle possédait une bonne résistance à l'alcool et, alors qu'elle terminait son huitième verre, la petite voix de sa conscience lui dicta d'arrêter. La jeune mafieuse posa brusquement son verre sur le comptoir et articula:

— La prochaine fois, faites-le plus corsé.

Elle tituba ensuite jusqu'au siège le plus proche, une brume épaisse flottant entre ses pensées. Elle ne savait plus vraiment ce qu'elle était venue trouver ici, mais il était certain que boire autant n'avait pas fait diminuer sa colère. Bien qu'elle ne sache plus pourquoi non plus elle était en colère; cette émotion remontait le long de sa colonne vertébrale, se propageait dans tout son système nerveux et l'envahissait toute entière alors qu'elle regardait le pli de sa manche avec un intérêt étrange.

En la voyant affalée au creux de son fauteuil, il paraissait évident qu'elle était ivre. Ce qui n'avait pas échappé à la plupart des autres clients. En particulier deux hommes, jusque-là postés en retrait dans un coin de la salle, qui s'approchèrent d'elle.

En les voyant arriver, les idées brouillées par l'alcool, Natalya fut incapable de réagir, de se demander ce qu'ils lui voulaient. Elle ne leva même pas la tête vers eux.

— Bonjour, miss, dit le premier. Ce n'est pas courant de voir une jolie demoiselle comme toi dans un endroit pareil...

— Oui, les gens peuvent être dangereux dans les environs, ajouta son comparse. Mais peut-être que tu n'es pas juste une petite demoiselle sans défense.

A travers les brumes de l'alcool, Natalya fronça les sourcils. C'était si évident que ça ? Elle ne devait pourtant pas avoir l'air très dangereuse, avec ses joues rosies, son regard vitreux et son air hébété.

— Vous savez qui je suis ? Demanda-t-elle lentement, chaque syllabe faisant ressortir son accent russe. Qui je suis vraiment?

Le premier homme, celui à la courte crinière pâle, la regarda comme si elle était la créature la plus hilarante qu'il n'ait jamais vue avant de se pencher vers elle et de lâcher dans un murmure amusé:

— Evidemment que nous le savons, Natalya Ivanov.

Dès l'instant où ces mots atteignirent le cerveau de Natalya, tout se passa très vite. Elle avait beau être saoule, elle n'en avait pas perdu la mémoire. Et Lev avait été très clair: personne ne devait connaître sa véritable identité aux Etats-Unis. En moins d'une seconde, et ce sans que quiconque ait pu le prévoir, l'adolescente se leva, planta son premier couteau dans la gorge du blond et un deuxième dans celle de son compagnon. Puis, elle se rassit comme si de rien était, essuyant ses lames sur les vestes des deux hommes au passage.

Le sang se mit rapidement à couler à flot des deux morts, seule preuve qu'ils étaient encore en vie quelques secondes auparavant.

Peu à peu, les clients comprirent ce qui s'étaient passé et braquèrent des regards incrédules sur la jeune fille.

— C'est gênant, là, marmonna-t-elle. Ne me dites pas qu'ils n'ont jamais vu quelqu'un se faire assassiner.

La démarche houleuse, Natalya sortit du bar, décidant qu'il valait mieux qu'elle ne reste pas sur les lieux plus longtemps. Elle avait vraiment l'impression de regarder à travers une lunette déformante. La chaussée se confondait avec le trottoir, les voitures se dédoublaient tout comme les passants. L'adolescente était à peu près sûre qu'elle ne marchait pas droit. « Bon, d'accord, songea-t-elle, j'ai peut-être un peu trop forcé sur la Vodka, cette fois-ci »

Cette impression se confirma quand, au coin d'une rue, elle s'emmêla les pieds et s'écroula durement au sol avant de rendre tout ce qu'elle avait pu avaler dans la matinée.

— Et merde, marmonna-t-elle, fermant les yeux de dépit.

Si son frère la voyait ainsi, nul doute qu'il serait déçu et exaspéré. Il l'aurait regardé avec dégoût, assurant qu'elle était la honte des Ivanov. «Et il n'aurait pas tort» songea-t-elle en essayant de se relever, sans succès. La jeune mafieuse avait la sensation de se trouver dans un manège tant le monde tournait autour d'elle. Vaincue, elle finit par se recroqueviller contre une poubelle, essuyant négligemment la salive au coin de ses lèvres. La température de ce mois de septembre était assez clémente mais Natalya transpirait abondemment, ce qui pour une raison inconnue la fit éclater de rire. Au diable Lev et ses principes de société! Toutes ces précautions n'étaient que de la poudre aux yeux. Natalya venait de tuer deux hommes en toute impunité, mais c'était nécessaire. Elle en avait assez de cette fausse identité stupide. Elle en avait assez de se cacher.

Soudain, un passant s'arrêta et la rejoint, intrigué, sans être trop près d'elle.

— Tout va bien, mademoiselle?

Natalya leva sur lui un regard trouble, esquissant un sourire étrange.

— Je vous fait peur? demanda-t-elle en chassant une mèche de cheveux plaquée de sueur contre son front.

— Pardon ?

— Oui, je vous fait peur. J'ai envie de vous ficeler contre cette poubelle, puis de prendre un couteau et de vous dépecer, lentement, très lentement afin d'entendre vos cris de douleur jusqu'à ce que vous n'ayez plus assez de voix pour supplier. Je veux voir l'effroi danser dans vos yeux, ce regard de proie apeurée et agonisante, votre sang couler sur mes mains, sur mes vêtements, colorer mes cheveux pendant que je retire chaque centimètre carré de votre peau, entendre ce gargouillis délicieux... J'imagine déjà l'odeur entêtante du sang, celle qui vient avant la mort. J'en salive d'avance. Si vous tentez d'obtenir de l'aide, je pourrais, par exemple, briser chacun de vos os et vous obliger à entendre chaque craquement, voir chaque déchirement. Ce serait un jeu, un jeu comme un autre. Mais il n'y aurait qu'un seul vainqueur, et ce serait moi: au moment ou la vie vous quitterait, quand je...

— Mais tais-toi! s'écria enfin l'homme, dégoûté, pétrifié, se demandant comment des mots aussi horribles et dits avec une conviction aussi forte que désinvolte pouvaient être prononcés par une adolescente.

— Vous avez peur, rit Natalya alors que le passant tournait les talons et partait loin. Comme vous êtes faible!

En plein délire, la jeune mafieuse repartit dans un grand rire, attirant les regards surpris des passants, confondant souvenirs et réalité.

«Tu ne dois pas être saoule. Jamais, ou seulement lors de nos soirées privées. Et encore, quand je suis près de toi»

Natalya hausse un sourcil. Elle ne comprend pas.

« Mais les autres, ils peuvent, non? Alors pourquoi pas moi?»

Il soupire et se rapproche d'elle, une lueur d'humanité brille un instant dans ses yeux. Mais il reprend bien vite son apparence neutre et froide.

«Les autres, comme tu dis, peuvent être remplacés. Ils font ce qu'ils veulent de leur vie, tant qu'ils restent intégralement loyaux à la Mafiya. Mais toi... tu m'es bien trop précieuse. Je ne peux pas te remplacer. Et tu es plus vulnérable, tu le sais»

Elle soupire à son tour. Comme toujours, il a raison.

«Je suis trop émotionnelle» répond-t-elle.

«Exactement»

Oui, Natalya était trop émotionnelle. Le problème, c'est que ses émotions se trahissaient par la violence. Ce qui, après tout, n'était pas surprenant: elle avait été élevée dans la mort, l'intimidation, la loi du plus fort et la violence. Elle n'avait pas la même notion que tout le monde de « vie normale »
La vision trouble, elle fut aveuglée par une puissante source de lumière, sûrement une voiture qui avait oublié de baisser ses phares.

Épuisée, Natalya laissa son menton retomber sur sa poitrine et sombra dans les vapeurs de l'alcool.

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