Chapitre 10

Natalya s'affaissa contre un muret, les sourcils froncés. Les paroles de Jayden résonnaient encore dans sa tête. Pourquoi choisissait-il ce moment pour lui dire qu'elle avait une dette envers lui ? Ce problème sans réponse s'ajoutait à une longue liste, à moins qu'il n'ait un lien direct avec les derniers évènements. Une foule de questions assaillait Natalya et elle commençait à avoir du mal à tout gérer en même temps. Bien évidemment, son orgueil lui interdisait de rejoindre Jayden après les cours, mais ne pas pouvoir assembler les pièces du puzzle l'exaspérait.

L'arrogant jeune homme l'avait bien manipulée : profitant de la situation, il était venu la narguer en sachant parfaitement qu'elle ne résisterait pas à la tentation de savoir ce qu'elle lui devait. Si, pour lui, cela devait être grisant, Natalya n'appréciait pas du tout, surtout qu'elle n'avait rien fait à Jayden depuis un petit moment maintenant. Non, il y avait quelque chose qu'elle ne saisissait pas. Et d'ailleurs, qui lui disait que Jayden ne lui avait pas fait une mauvaise plaisanterie ?

« Comme si je n'étais pas assez tourmentée en ce moment... » pensa la jeune mafieuse en passant sa main dans ses cheveux sombres.

Puis, elle repensa aux hommes qu'elle avait tués. De ce qu'elle se souvenait, ils avaient un accent russe et savaient qu'elle était Natalya Ivanov. Se pouvait-il qu'ils aient une quelconque relation avec le traître ? Si c'était le cas, elle devait en informer Lev. Car si des russes avaient été envoyés aux Etats-Unis, c'est qu'ils étaient au courant de leur plan pour la mettre à l'abri.

Soudain, une fille de sa classe passa dans la cour en sautillant, un grand sourire aux lèvres. Si elle se souvenait bien, elle s'appelait Cherry... non, Cheryl. De petite taille, se démarquant des autres grâce à ses tenues excentriques et ses éternelles lunettes aux verres teintés en rose, Cheryl se posta en plein milieu de la cour et hurla :

—    Eh, tout le monde ! La prof de mathématiques est absente, donc l'emploi du temps à été décalé et on a trois heures de sport !

La réaction ne se fit pas attendre : le petit groupe autour de la jeune fille manifesta sa joie et un petit brouhaha remplaça rapidement les échanges de paroles. Pour sa part, Natalya, qui avait entendu l'essentiel, n'attendit personne et se dirigea vers le gymnase scolaire. Si elle avait bien compris, elle avait une heure de sport avant manger, puis deux heures ensuite et la journée serait terminée. Cet emploi du temps lui convenait tout à fait. Cependant, cette fois, elle éviterait de se faire remarquer en dévoilant trop de ses capacités. Inconsciemment, elle prenait cette précaution surtout par rapport à Jayden : il avait beau faire son arrogant égocentrique, il semblait très loin d'être un simple d'esprit. Il devait déjà se poser des questions, la jeune mafieuse allait essayer de ne pas aggraver son cas.

Une ou deux minutes plus tard, Natalya se changeait dans les vestiaires. Mais cette fois-ci, le silence qui y régnait ne lui disait rien qui vaille. Toutes les autres filles la regardaient curieusement ou avec dédain, comme une bête de foire. À la limite, la jeune mafieuse n'y prêtait pas vraiment attention. Mais le regard chargé d'orage que lui lança Ashley juste avant qu'elle sorte propagea un frisson le long de la colonne vertébrale et elle comprit que si il y avait bien une personne à qui elle aurait du mal à cacher son identité dans les semaines à venir, ce serait bien la jolie blonde aux yeux verts.

Enfin, l'adolescente avait hâte que son frère démasque le traître et qu'elle puisse ainsi rentrer chez elle. C'était la solution la plus facile pour qu'elle arrive à se dépêtrer de tout les problèmes qu'elle avait engendré sous sa fausse identité. Quelques heures d'avion et plus personne n'entendrait jamais parler de Brooke Inchov.

Mais plus le temps passait, plus elle avait l'impression de changer. Il n'y avait rien qu'à voir les derniers événements : quelques semaines auparavant, elle n'aurait jamais eu autant d'ennuis. Cette nouvelle imprudence dont elle faisait preuve ne lui ressemblait pas. Il lui semblait qu'en s'éloignant du cadre strict et cruel de la Mafia, elle n'était plus la même personne.

Ou alors, l'adolescente redevenait simplement elle-même ? Après tout, on l'avait tellement formatée et réfrénée pendant son enfance et le début de son adolescence qu'elle n'avait jamais pu être véritablement elle-même. Natalya avait beaucoup d'aptitudes, mais il était évident qu'elle ne savait pas comment mener une vie d'adolescente normale. Elle avait tout à apprendre de ce côté-là et ce n'était pas en quelques mois qu'elle allait y arriver.

Quelques minutes plus tard, Natalya était résolument assise non loin de son groupe. Car oui, le professeur de sport avait décidé de «mettre les pratiquants les plus à l'aise avec des élèves plus faibles pour les faire progresser». Comme par hasard, la jeune mafieuse s'était retrouvée avec cinq filles pas très motivées. Elle préféraient se raconter des anecdotes banales et pousser des gloussements ridicules. Levant les yeux au ciel, l'adolescente poussa un long soupir. Plus elle voulait que le temps passe vite, plus les minutes semblaient longues, longues, longues...

Le professeur passait dans les groupes pour voir comment ses élèves se débrouillaient, jaugeant leur technique d'un regard affûté avant de corriger la position, la précision et la force des coups sur le punching-ball, l'amplitude des mouvements. D'ailleurs, Natalya remarqua que certaines filles, à part bien sûr celles de son groupe, s'appliquaient à effectuer à la lettre les consignes et assimilaient rapidement la méthode, alliant agilité et rapidité. Les garçons cherchaient de leur côté à donner de la force dans leurs coups ainsi que de la vitesse avec peu d'amplitude de mouvement. Des frappes rapides et efficaces, mais la jeune mafieuse remarqua que la plupart des élèves, filles et garçons, avaient une mauvaise position des jambes. Ils étaient en déséquilibre et dans un combat, il suffirait de jouer sur leur instabilité pour les vaincre.

Mais bon, tout pouvait être corrigé et le trimestre n'était pas encore fini. Il ne restait plus qu'à attendre un peu pour voir ce qu'il adviendrait et peut-être Natalya trouverait-elle un intérêt au cours de sport.

—    Brooke, le prof arrive vers nous. Tu ne veux pas faire quelque chose ? Sinon, il va s'apercevoir qu'on ne fait rien.

La jeune mafieuse releva la tête pour voir qui lui avait parlé. Une fille de son groupe, Sara, la regardait avec un mélange de curiosité et de méfiance, des mèches platine lui pendouillant devant les yeux. Apparemment, elle commençait à se rendre compte qu'il s'agissait quand même d'un cours et que ne rien faire n'était pas au programme.

—    Tu crois vraiment qu'il n'a pas vu que nous n'avons pas encore commencé à travailler ? demanda Natalya en se relevant. Je pense que nous y mettre maintenant ne sert à rien. Autant attendre qu'il arrive.

—    Mais, tu n'as pas peur qu'il te colle ? questionna Hayley, adossée contre le mur en appliquant un bâton de rouge sur ses lèvres.

—    Pas vraiment. En fait, je ne me suis pas encore fait coller, avoua l'adolescente en haussant les épaules. J'imagine qu'ils savent que je ne viendrai même pas.

—    Oui, mais nous ? soupira Leelou en essayant d'enfiler rapidement des gants de boxe malgré ses faux ongles trop longs. J'ai déjà pris deux heures, si j'en ai une autre, mes parents vont me tuer. Ils sont très axés sur la discipline.

« Si elle savait ce qu'est réellement la dicipline...» songea Natalya en avançant en direction du punching-ball. Elle fit signe aux filles de s'approcher d'elle et fit mine de travailler avec elles.

—    C'est bien parce que je m'ennuie, marmonna la jeune mafieuse. Bon, alors, Hayley, enfile tes gants et montre-moi ce que tu sais faire. A nous quatre, on va bien réussir à faire quelque chose de potable.

—    Le truc, c'est qu'en boxe, je ne sais rien faire, répliqua l'adolescente aux cheveux magenta avant de se positionner en face du sac de boxe.

Elle serra ses pieds l'un contre l'autre avant de donner un coup timide qui fit à peine osciller le sac. Natalya secoua vivement la tête et se rendit à côté de sa camarade.

—    Non, non, Hayley, pas comme ça. J'ai bien observé les garçons, l'autre fois, ils écartaient les jambes à largeur d'épaule et engageaient leur coup avec plus de conviction.

Le professeur arriva juste à ce moment là, jetant un regard appréciateur au petit groupe. Natalya faisait encore semblant d'être au même niveau que les autres mais glissait quelques conseils, l'air de rien, pour motiver son groupe. Au bout d'un moment, Mr. Lawrence décroisa les bras, un léger sourire de satisfaction flottant sur ses lèvres.

—    Vous faites un très bon travail, mesdemoiselles. Je suis agréablement surpris de voir que vous vous investissez un peu plus dans ce cours, continuez comme ça.

Il s'éloigna tranquillement tandis que les filles cessaient aussitôt toute activité, préférant largement discuter. Sara félicita Natalya : grâce à elle, le professeur n'avait fait aucun commentaire négatif.

—    Oui, renchérit Leelou, une minute de plus et mes faux ongles étaient tous à refaire. Sérieusement, la boxe, c'est trop sportif pour moi.

Natalya faillit soupirer. Leelou avait à peine fait trois minutes d'effort, et encore, et elle trouvait déjà la difficulté trop grande. Si l'adolescente commençait à se faire à ce mode de vie, elle trouvait quand même ce genre de personnes assez risible. Enfin, Ahsley, Miranda et Kylie étaient un peu comme ça aussi, mais moins, quand même.

D'ailleurs, Natalya surprit le regard d'Ashley fixé sur elle.

—    Brooke, minauda Hayley, ça te dirais de manger avec nous ce midi ? On te dois bien ça, avec les filles.

Son amie sembait décortiquer ses mouvements du regard depuis l'autre bout de la salle. Et Natalya se doutait bien qu'Hayley ne l'appréciait pas tant que ça. Elle se méfiait de cette fille comme cette dernière ce méfiait d'elle. Alors, oui, elle semblait assez sympathique. Mais il y avait quelque chose qui ne plaisait pas à le jeune mafieuse. Et elle n'avait pas envie de se retrouver dans une embrouille inutile.

—    Je mange déjà avec quelqu'un, répondit-elle enfin, ce qui n'était pas tout à fait vrai. Une autre fois, peut-être. Ou pas.

Hayley plissa les yeux en posant ses mains sur les hanches.

—    Comme tu veux. Mais je ne te le proposerai pas une seconde fois. Ne crois pas que je n'ai pas de cerveau. Je vois bien ce que t'es en train de faire, Brooke Inchov. Tu vas aller retrouver ton toutou, Ashley-la-fausse-blonde et sa compagnie pour leur montrer à quel point tu es douée !

—    Hayley... grinça Sara en l'incitant à baisser le ton.

-    C'est bon ? Tu as fini ? railla Natalya avec un calme royal. Je viens juste de refuser de manger avec toi, ce n'était pas un affront. Pas la peine de mêler Ashley ou qui que ce soit à ton caprice.

Alors qu'Hayley s'appêtait à répliquer, la sonnerie de fin de cours retentit, interrompant leur échange.

Natalya était soufflée par la vitesse avec laquelle Hayley changeait d'humeur. Elle était tout sourire et puis, l'instant d'après, absolument immature et colérique. Même si l'adolescente aux yeux glacier se doutait qu'Hayley était assez capricieuse, elle ne s'était pas attendue à une réaction aussi virulente. D'ailleurs, pourquoi avait-elle parlé d'Ashley ? Il y avait apparement une relation assez tendue entre ces deux-là.

Natalya secoua la tête en se dirigeant vers les vestiaires pour se changer. La pièce était déjà emplie d'un léger brouhaha rassemblant toutes les conversations des filles. Si elle avait momentanément oublié Jayden, son impatience ne faisait maintenant que croître. L'envie de savoir ce qu'il allait lui dire la tiraillait au plus haut point : et si il était au courant de tout ? Sous sa façade de garçon arrogant et prétentieux, il était assez mystérieux. Et puis, Natalya ne savait rien de lui. Après tout, elle ne s'y était pas vraiment intéressé non plus, et ne connaissait pas ce que lui savait à son sujet. Elle avait sûrement suscité des interrogations chez Jayden avec le comportement qu'elle avait eu. Mais Natalya n'était pas vraiment inquiète de ce côté-là : c'était Mikhaïl qui s'était occupé de créer tout le dossier lié à sa fausse identité tout comme ses papiers.

Il faisait partie des personnes dans lesquelles Lev avait placé sa confiance et était sûrement l'un des meilleurs hackers de la Russie entière. Si quelqu'un était capable de créer une fausse identité fiable à partir de rien et en un temps record, c'était bien lui. Il avait escroqué des millions et des millions à plusieurs personnes importantes sans jamais se faire tracer et avait permis à Lev de mener à bien un bon nombre de transactions d'armes ou de drogue en toute discrétion. Non, même si Jayden avait recherché tout ce qu'il voulait sur Brooke Inchov, il n'avait pas pu établir le lien avec Natalya Ivanov. Tout ce qui avait du apparaître sur son écran, c'était le dossier bien sage monté de toutes pièces par Mikhaïl.

«Je vais finir par devenir folle, songea Natalya en secouant la tête. Bon sang, qu'à-t-il voulu dire ? »

Elle finit d'enfiler son pantalon et sortit du vestiaire pour aller en direction du self, même si manger était le dernier de ses soucis, pour le moment. Tout ce qu'elle voulait, c'était se démêler du pétrin inextricable dans lequel elle s'était fourrée. Son portable vibra de nouveau. Elle hésita à regarder de qui il s'agissait, évaluant toutes les possibilités. En soupirant, elle regarda l'écran avec un petit a priori, constatant rapidement que son frère avait décidé de ne pas la laisser tranquille.

Mais Natalya fut prise d'un frisson, hésitant un instant à répondre et, accessoirement, à subir la colère de son frère. Oh, oui, elle imaginait très bien la scène. Quand Lev était en colère, c'était pire que tout. La plupart des personnes furieuses criaient, injuriaient, brisaient des objets. Mais pas Lev Ivanov.

En digne Parrain de la mafia, il restait pour ainsi dire assez calme, mais il émanait de lui une rage contenue, maîtrisée, froide et dangereuse. Le peu de fois ou elle avait réussi à le faire sortir de ses gonds, elle n'avait plus son frère devant elle mais un prédateur. Calme, silencieux, il n'en était pas moins effrayant. Et quand sa proie se trouvait acculée au mur, il l'achevait d'un coup de griffes net et précis. Natalya se souvenait du seul mot qu'il lui avait jeté, ce jour là, face à elle. Il avait été sur le point de faire quelque chose, mais s'était ravisé et l'avait dominée de toute sa taille, avant de cracher entre ses dents serrées, son visage fermé et ses traits durs n'exprimant aucune émotion : « incapable ». Si ce mot n'était pas très violent, le ton qu'il avait employé l'avait refroidie jusqu'aux os. Elle avait croisé son regard aussi bleu et glacial que le sien avant qu'il se détourne, dans une invitation à ce qu'elle sorte de la pièce.

La jeune mafieuse se souvenait parfaitement de la punition qui avait suivi, une semaine entière d'entraînement sans répit. Mais elle ne faisait jamais assez, jamais assez bien, jamais assez longtemps. Depuis, elle avait toujours essayé ne pas mettre Lev en colère. De ce fait, Natalya ne répondit pas à l'appel, décidant qu'elle ne répondrait à son frère que lorsqu'elle aurait trouvé une solution à ses problèmes.
Ce qui devait se révéler être une erreur.

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