Monsieur Dupont



Monsieur Dupont marche seul dans la ville. Une ville austère, grise. Huguenote!

Une ville qui s'est longtemps refusée à lui. Mais une ville qu'il a su conquérir à force de volonté.


Il est exactement dix-neuf heures trente. L'heure où les derniers clients se pressent avant la fermeture des magasins. L'heure où Monsieur Dupont ne se sent plus seul au monde.

Comme il aime remonter l'avenue Gambetta à contre-courant de la foule. C'est pour lui un exercice des plus physiques, qu'il ne manquerait pour rien au monde.

Qu'il vente, qu'il neige, il se trouve toujours fidèle au rendez-vous.

Il apprécie ce contact furtif, ces coudes qui s'égarent, ces épaules qui cognent... Et ces regards mauvais.


Ce soir-là, l'air est vif. Le vent du Nord vient de se lever. Plus d'une fois, Monsieur Dupont a failli perdre son chapeau melon qu'il tente en vain de garder solidement accroché sur le sommet de son crâne.

Ce soir-là, Monsieur Dupont a aussi pris soin de changer volontairement de trottoir. Il ne souhaitait pas passer devant la salle aux enchères.

La salle où tout a commencé.

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Mais quelle mouche l'avait donc piqué ce soir-là, pour qu'il se décide à pousser la lourde porte vitrée de cette salle? Cela remontait à dix jours, maintenant.

Il avait du mal à expliquer son geste encore aujourd'hui. Sans doute ces lumières vives à l'intérieur... L'attrait d'un monde inconnu de lui?

Toujours est-il que c'est sur la pointe des pieds qu'il s'était présenté à l'accueil. Il s'agissait d'une vente aux enchères de tableaux. L'entrée était libre. Et puis dehors la température menaçait de chuter dangereusement.

Monsieur Dupont consulta toutefois sa montre. Dix-neuf heures dix. Cela lui laissait cinquante minutes de liberté avant le journal de vingt heures.

Il prit son courage à deux mains et entra . Il fut accueilli par une hôtesse d'un certain âge qui le conduisit directement dans la salle principale. Il cligna des yeux, tant les néons renvoyaient une lumière crûe.

La charmante dame tout de rose vêtue, l'invita à s'asseoir au dernier rang, là où restaient encre quelques sièges vacants.

Une fois installé, Monsieur Dupont s'amusa à compter mentalement le nombre de rangées. Sept, au total. Chacune contenait huit chaises.Et toutes étaient occupées.

Il porta ensuite son regard sur le devant de la pièce, là où trônait une imposante estrade en bois. Sur la gauche se trouvait un homme jeune, plutôt austère dans son complet trois-pièces sombre. Il tenait à la main un maillet levé bien haut, qui menaçait à tout instant de s'abattre sur le bureau derrière lequel il était assis.

Au centre de cette estrade, deux sémillantes demoiselles blondes encadraient un tableau style dix-huitième, représentant un paysage bucolique.

L'homme au maillet annonça alors un prix de départ, suivi presque aussitôt de mots aussi incohérents que: "A ma gauche, à ma droite, une fois, deux fois... "dès lors qu'un bras se levait et que résonnait un nombre parmi l'assistance.

Puis, le silence, lourd, pesant,... jusqu'à ce que le maillet s'écrase sur le bureau.

On entendait alors quelques murmures de déception parmi le public suivi du départ précipité d'un petit nombre de personnes. Les sièges laissés vacants étaient immédiatement pris d'assaut. Si bien que monsieur Dupont, suivant le mouvement, se retrouva dans la sixième rangée, coincé entre une grosse femme et un homme ridiculement maigre qui le toisa du regard du haut de son lorgnon.


Un autre tableau fut exposé. Une immense toile sombre représentant le Christ agonisant sur sa croix.

Le même rituel se répéta. Des "à ma gauche". Des "une fois...". Des nombres lancés à haute voix. Et au final, le bruit strident du maillet.


De fil en aiguille, monsieur Dupont finit par se retrouver au premier rang. Parmi cinq autres personnes. La grosse dame et le bignoclard étaient partis depuis un bon moment déjà.

Ce serait la dernière vente. C'est du moins ce qui fût annoncé. Les deux charmantes demoiselles en robe blanche apportèrent un minuscule tableau. En tous les cas, c'est l'impression qu'il donnait après les monumentales oeuvres précédemment exposées.

Il avait comme particularité d'être blanc. Sans cadre. On aurait pu croire, de loin, à une toile totalement vierge.

Mais non. L'homme au complet sombre affirma qu'il s'agissait là d'une oeuvre unique, encore méconnue du grand public, mais qui ne tarderait pas à exploser.

Exploser! Cette remarque fit sourire monsieur Dupont. Toujours est-il que ces belles paroles n'avaient pas l'air de convaincre le club des cinq.

Un prix fût annoncé. Mais monsieur Dupont n'écoutait plus. Il fatiguait sérieusement. Il tenait dans la main une vieille photographie qu'il venait de sortir de la poche de son pardessus. Une photo en noir et blanc de SA ville. Photo qu'Il retournait dans tous les sens, fermant les yeux et  revivant son enfance heureuse... Il fût pris soudain d'une folle envie de se gratter le crâne. ça lui faisait cet effet, à chaque foi. Il ôta son chapeau melon et leva légèrement le bras au dessus de sa tête.

- Oui, à ma gauche... Cinq mille euros... Une fois... Deux fois... Le maillet s'abattit sur le bureau. Adjugé, vendu.

Ouf! C'était terminé. Monsieur Dupont se leva comme les cinq autres personnes et s'apprêtait à rejoindre la sortie quand l'homme au maillet l'alpaga de sa voix puissante.

- Et vous! Oui, l'homme au chapeau melon. Où allez-vous comme ça?! 


Et c'est ainsi que pour avoir voulu se gratter la tête, monsieur Dupont repartit avec un tableau blanc sous le bras, et cinq mille euros en moins.


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