Chapitre 4. L'espoir, ça va, ça vient.

« Toutes les douleurs de la séparation, disparaissent à l'instant des retrouvailles. » Lamaslim.

𝔸𝕃𝔹𝔸 ☾

Assis à même le parquet du salon, je trempe mon doigt dans la peinture orange et pose l'index sur la toile. Deux jours que je suis sur ce semblant de coucher de soleil. Je n'ai jamais mis autant de temps pour réaliser un paysage, mais je tiens à en venir à bout. Il faut que ça sorte. D'une manière ou d'une autre.

Le dégradé rosé du ciel me plaît, mais je tiens à l'agrémenter de touches cuivrées, mélancoliques, pensives. Penchée au-dessus de mon travail, je plisse les yeux et me concentre sur les nuances que j'apporte. Et, à force de patience, le résultat final se dessine petit à petit.

La forêt borde la toile d'un rideau de sapins, comme ceux d'un théâtre. Au centre, la route s'éternise jusqu'au ciel, nappée de flaques d'eau de pluie qui reflètent les éclats du soleil qui décline. J'aime le rendu, cette impression que la nature nous intime un secret et nous invite à la découvrir, si nous l'osons.

Non, il manque quelque chose.

Bien sûr. J'ai failli oublier.

Après avoir rincé mes doigts dans le bol d'eau, je les essuie contre le papier journal et attrape mon pinceau pour plus de précision. Le blanc apporte un soupçon de lumière, tout en restant timide. Juste ce qu'il faut. Je me charge du remplissage avec un peu de jaune, j'estompe, j'ajoute des cratères, du réalisme. Et la lune reprend ses droits, là où elle doit être. Partout dans ma vie. Dans tout ce que je touche.

Non, toujours pas.

Pour prendre un peu de recul, je pose mes fesses sur le sol et dégage la masse de cheveux qui me tombent sur les yeux avec mes poignets. Je ne supporte pas cette sensation d'inachevé, la frustration de ne pas aller au bout de mon inspiration. Elle a encore des choses à me dire, je le ressens.

Je sais.

Du noir.

Oui, voilà. Du noir, encore plus de noir. Toujours plus de noir.

Je me repositionne sur les genoux, prends un autre pinceau et me remets à la tâche.

Une silhouette. Floue, abstraite, sombre. Au milieu de la route, on ne saurait dire si elle avance, recule ou s'échappe. Mais elle est là, perdue dans l'univers, dans cette nuit qui menace de tomber et de l'engloutir. Et maintenant, je sais qu'il ne manque rien. Parce que je ne connais pas encore la suite de son histoire.

Un jour, je la peindrai. En espérant qu'elle soit plus...

Optimiste.

Et qui sait ? Peut-être que cette silhouette solitaire finira par saisir la main tendue qu'elle désire tant.

Après une durée indéterminée pendant laquelle j'ai louché sur cette toile, la porte d'entrée s'ouvre. Aussitôt, je me mets sur mes pieds et éponge mes doigts contre le tee-shirt XXL à l'effigie de Game of Thrones que j'adore porter quand je joue les Frida Khalo.

— Hello, ma Baboche ! s'enjoue Oscar en filant directement dans la cuisine ouverte. T'es pas censée être en cours ?

— Et toi ?

Malicieuse, je rejoins l'îlot central pour m'y attabler.

— Ah... Tu m'as eu. J'étais chez... un mec.

Je lui tends mon gobelet pour qu'il y verse le soda qu'il commençait à se servir.

— Et il a un nom ce « mec » ? Que tu veuilles pas en parler à Gab et Léon, passe encore, mais à moi, tu peux bien me le dire !

Son sourire espiègle me laisse penser qu'il est prêt à cracher le morceau. Pour effacer ses dernières traces d'hésitation, je lui fais les yeux doux et ma petite moue.

— Il s'appelle David, lâche-t-il. Mais je te dirai rien de plus tant que c'est pas concret ! Je veux pas mettre la charrue avant les bœufs. On verra bien.

Les joues plus colorées que lorsqu'il est arrivé ici, Oscar s'empare d'un paquet de biscuits fourrés, l'ouvre et verse le contenu dans une assiette creuse.

— Tiens, pendant qu'on est en pleine séance de confessions, j'ai un truc qui me trotte dans la tête que je veux absolument partager avec toi, m'explique-t-il en s'asseyant sur le tabouret de bar. Mais pas un mot aux autres, hein !

Pour lui prouver ma bonne foi, je fais mon signe de croix et mime une fermeture scellant mes lèvres.

— Tu penses pas qu'il y a clairement plus que de l'amitié entre Romy et Gab ? J'sais pas. Je trouve ça bizarre qu'ils soient autant collés ensemble, aussi proches et secrets.

Alors, celle-là, je ne l'ai pas vue venir. Interloquée, je repose mon verre de soda sur le comptoir.

— Hm... Je connais mon frère. Il est avec Emma, je le vois mal tomber dans l'infidélité, rétorqué-je, la bouche pleine de gâteau au chocolat. Peut-être qu'il y a autre chose entre lui et Romy, mais il fera rien tant qu'il est en couple. Ils aiment juste faire de la musique ensemble, je pense.

Ou suis-je trop naïve ? Maintenant que j'y réfléchis, il est vrai que leur complicité m'a déjà rendue perplexe. Le seul qui pourrait être au parfum d'un potentiel rapprochement, c'est Léon. Il sait tout sur tout, sans même qu'on ait besoin de lui dire quoi que ce soit. Il faut impérativement que je tente de lui soutirer des informations.

— Ah, mais je dis pas qu'ils ont fait quelque chose. C'est... Leur relation. Enfin, même, tu m'enlèveras pas de la tête que c'est louche. Ils ne font pas que lire des partitions jusqu'au bout de la nuit, j'en mettrais ma main à couper.

Je soulève une épaule devant la persuasion d'Oscar.

— Ouais, mais Gabriel et Romy sont pas comme ça.

— Alors ça, désolé, mais t'en sais rien, conteste-t-il en se dirigeant vers l'évier. Tu crois que tu le connais parce que c'est ton frère, mais c'est faux. On a aucune idée de ce qu'il se passe dans la tête des autres ou derrière les portes fermées. On sait ce que les gens veulent bien nous dire, c'est tout.

Oscar se penche sous le robinet pour boire un filet d'eau et je ne réponds pas. Ses mots font écho à mes derniers tourments mis en sourdine. Ils résonnent en moi, me pointent du doigt, quémandent leur besoin de se sortir.

— Bon, t'façon, ils se parlent plus trop en ce moment. Il doit y avoir de l'eau dans le gaz. J'essayerai d'en toucher deux mots à Romy, poursuit-il en me ramenant à la réalité.

Tout à coup, cette histoire me semble être d'une futilité affligeante. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent, après tout. Ça ne regarde qu'eux et il nous manque sûrement des éléments pour comprendre ce qui les lie autant l'un à l'autre.

Mon colocataire lève sa monture de lunettes vers la lumière du jour, nettoie les verres avec son polo et avance vers le couloir.

— Je vais faire une sieste, je suis crevé, annonce-t-il en bâillant. Si les gars arrivent, dis-leur de pas faire de bruit, surtout à Léon.

— Compte sur moi.

Et le silence refait surface, juste animé par le grésillement du moteur du frigo et le tic-tac de l'horloge. Je descends du tabouret, sans savoir où aller. Même ici, je ne suis pas chez moi. En théorie, je suis chez les garçons, dans leur monde. Et puisque j'ignore encore où se trouve le mien, celui des autres me paraît être un peu plus rassurant, finalement.

La pluie s'abat sur Calfort par vives trombes d'eau qui me mouillent jusqu'aux os. Le maigre parapluie que j'ai déployé n'arrange rien et se retourne à chaque rafale de vent. À vrai dire, je me fiche de tout ça. Mon esprit est ailleurs, encore épris par l'angoisse. Les lampadaires municipaux guident ma trajectoire, tout comme la main de Gabriel que je tiens fermement, comme si elle était la dernière liane qui me sauverait du vide.

Respire.

Nous ne disons rien et c'est mieux ainsi. Le moindre mot pourrait me faire craquer, je le sais. Nous marchons dans la nuit, inquiets d'être de plus en plus proches du lieu de rendez-vous. J'ai envie de faire machine arrière et d'annuler mes promesses trop ambitieuses, mais d'un autre côté, je refuse de prendre le large en étant aussi près du but.

Il est là. Debout au milieu du trottoir, encore plus ému que nous.

Un halètement de surprise m'échappe. C'est fou, même après six longues années sans le voir, c'est comme si je l'avais quitté hier. J'ai l'impression d'être face à une version de Gabriel en plus âgée. Soudain, guidée par une force que je ne soupçonnais plus, je lâche la main de mon frère.

Et je cours.

Mes pieds frappent les flaques d'eau qui gisent au sol et face à moi, mon père écarte les bras pour me réceptionner. Je m'écroule contre lui, littéralement. Les larmes se mêlent aux gouttes de pluie, les mots d'excuse fusent et Gabriel s'introduit dans cette étreinte. Comme toujours, papa nous souffle ses éternels mots d'amour en italien et mes sanglots redoublent d'intensité. J'aurais préféré ne jamais en arriver là ; devoir me réjouir de retrouvailles ponctuelles plutôt que de savourer des moments de vie ordinaires, comme de nombreuses familles lambdas.

Depuis ma naissance, rien n'a jamais été banal. Je n'irai pas jusqu'à croire que mes parents en sont responsables, disons qu'ils ont fait de leur mieux, mais parfois, les plus grands efforts ne suffisent pas. Les enfants règlent souvent les impayés des adultes. C'est comme ça...

Après plusieurs minutes, Gabriel nous entraîne à l'intérieur du bar dans lequel il travaille. Je reste silencieuse et fais semblant de m'attarder sur le Jukebox qui trône dans l'entrée, tandis que papa se balade entre les allées de vinyles. Je les entends parler du job de mon frère, de musique et de banalités, mais je n'interviens pas. Les mots me manquent pour exprimer l'ampleur de mes blessures, ce que je ressens au fond de moi, réellement. Comment l'avouer aux autres puisque je me mens à moi-même ? Au moins, j'en ai conscience. En espérant que ce soit le premier pas vers le bonheur que je mérite.

Ouais, espérons.

— C'est chouette, mon fils ! Tu dois être heureux comme un prince, ici.

— Je le suis, confirme Gabriel.

Nous nous installons dans un coin tranquille, à l'écart des autres clients qui consomment dans un chahut monstre. Gênée, je tapote le bois de la table, sans trop savoir quoi dire pour combler mon malaise.

Mio Dio, plus le temps passe et plus tu ressembles à ta mère ! s'enchante papa en me prenant les doigts. D'ailleurs, comment va-t-elle ? Ça fait longtemps que je n'ai pas eu de ses nouvelles.

— Toujours pareil. Des hauts et des bas, mais ça va, elle va bien.

Papa me répond d'un sourire rassuré que je préfère ignorer. Le patron de Gabriel dépose nos commandes au centre de la table et j'attrape mon soda pour m'occuper les mains.

— Et comment vont Livia et les enfants ? s'enquiert mon frère.

— Très bien ! Vous devriez voir ça... Giulia a déjà fait sa rentrée au collège ! C'est fou ce que le temps passe vite.

Le menton dans le creux de ma paume, je détourne le visage vers le déluge qui dégringole derrière la vitre. L'entendre parler de sa nouvelle famille me serre le cœur. Pourtant, je suis ravie pour lui. Refaire sa vie est une étape importante pour se remettre d'un divorce et je lui souhaite d'être heureux. Mais au fond de ma conscience, je ne peux pas m'empêcher de jalouser. Jalouser ses filles qui ressentent l'affection paternelle qui me manque cruellement.

Peut-être qu'il les aime plus que moi. Comment pourrait-il en être autrement ? Ouais... Je dois être une enfant ingrate. La preuve en est dans mes réflexions. Je pense comme une petite fille pourrie gâtée.

— Alba, chérie, regarde-moi, insiste papa. Je sais que c'est encore difficile pour toi, et je le comprends très bien. Mais je te...

— Non, tu n'as aucune idée de ce que je peux ressentir et de tout le reste, répliqué-je plus sèchement que je ne l'aurais voulu.

— Je t'assure que si, j'ai...

— Quel âge j'ai, papa ? Je fais quoi comme études ? Quel est mon signe astrologique ? Quelles sont mes passions ? C'est quoi mon plus grand rêve ? Tu ne sais rien de nous. Rien du tout.

Je reprends mon souffle, les larmes au bord des paupières. C'est sorti, j'ignore comment, mais j'ai dit ce que j'avais sur le cœur. Enfin. Touchée par le mutisme de mon père, je cache mes yeux brillants derrière mes cheveux bouclés.

— Tu as vingt-deux ans, tu fais des études d'art et tu es scorpion, intervient-il dans un rire, après un court silence. Tu es passionnée de peinture et d'architecture. Et ton plus grand rêve, c'est de visiter le Musée Frida Kahlo à Mexico. Non, mais tu crois vraiment que je ne connais pas ma propre fille ?

En esquissant un sourire ému, je lâche un sanglot.

— Et toi, mon fils, tu es mélomane comme ton grand-père, poursuit-il en attrapant le poignet de Gabriel. Tu rêves de devenir musicien et tu le seras.

Lui aussi avait besoin d'entendre ces mots, je le ressens. Alors, attentive au discours des deux hommes de ma vie, je me blottis contre le bras de mon frère et les écoute parler de ce rêve que Gabriel nourrit depuis toujours. Une vague de douceur me remplit la poitrine, à défaut de ces éclairs d'angoisse qui me foudroyaient ces derniers jours. J'ai la sensation de reprendre mon souffle, petit à petit.

Le reste de la soirée se déroule dans la joie et la bonne humeur. Naturellement, comme si nous ne nous étions jamais séparés. Parce que malgré tous les coups de vent, il y a des éléments qui demeurent intacts, même après la tempête. Et ce qu'elles sont précieuses, ces choses-là.

Après avoir terminé nos commandes, nous nous levons pour quitter le bar. Sur le parvis de l'établissement, papa nous prend tour à tour dans ses bras, sans oublier de me charrier concernant notre grande différence de taille. Il nous promet que nous nous reverrons avant qu'il ne retourne en Italie pour rejoindre sa famille, et j'y crois. Dur comme fer.

— Tu avais raison, dis-je à l'intention de mon frère.

Immobile, Gabriel suit le départ de notre père d'un œil de lynx, sans cacher son émotion.

— Comment tu te sens ?

— Bien. Merci d'avoir autant insisté.

En m'envoyant un sourire, il m'attrape le bras pour que je m'abrite sous le parapluie. Nous reprenons notre marche en silence, comme à l'allée. Cette fois, c'est un silence serein.

— Dis... ça va toi ? Pourquoi on te voit plus avec Romy depuis quelques jours ?

Ma question l'embarrasse, je le ressens à son sourire qui s'efface instantanément. Le rythme de nos pas est lent, mais je sens Gabriel presser un peu plus la cadence. Moi non. Je veux prendre le temps de savourer tout ça ; l'odeur de l'humidité de l'air, la sensation du vent qui s'infiltre sous ma veste, l'effervescence de la circulation. La vie.

— C'est compliqué, mais tout va bien. Elle a préféré prendre ses distances, mais bref. Et toi, t'es sûre que ça va ?

Je fronce les sourcils. Oscar a peut-être raison. Leur amitié n'est pas si innocente qu'ils veulent bien nous le faire croire. Mon frère a beau être en couple avec Emma, je ne l'ai jamais vu aussi épanoui qu'en la présence de Romy.

— Ouais. Ces derniers jours, je me sens juste un peu angoissée, mais ça va passer, je pense.

— Change-toi les idées, alors, propose-t-il comme s'il évoquait l'évidence. Lâche prise, Alba. Trouve-toi des passe-temps qui t'occuperont les pensées, amuse-toi. Vis ta vie.

Pour le coup, c'est le roquefort qui dit au camembert « tu pues », mais j'apprécie la démarche de mon frère, même si elle est utopiste.

— Peut-être...

— Ah, mais c'est sûr. Moins tu te rongeras les sangs, mieux tu iras. Et ça commence bien, non ? Tu as revu papa, tout s'est bien passé.

Je n'ose pas lui préciser que ce n'était pas l'unique ombre au tableau et que ma vie ne résume pas qu'à nos histoires familiales. Alors, je me tais, comme à chaque fois que les sujets de conversation sont pointés sur moi.

Une fois arrivés face à notre immeuble, nous grimpons les marches de la cage d'escalier, le cœur plus léger que lorsque nous sommes descendus, quelques heures plus tôt. Pour combien de temps ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais j'ai besoin de me satisfaire que cette quiétude, aussi éphémère soit-elle.

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