Chapitre 3. Les bons choix.

« Appuyons-nous sur les principes, ils finiront toujours par céder. » Édouard Herriot.

𝕃𝔼𝕆ℕ ☼

Le Lovely club. Alors, j'ignore qui est l'imbécile qui a eu l'idée de donner un nom aussi merdique à une boîte de nuit, mais ça n'enlève rien au fait que c'est mon endroit préféré de la ville. La musique pulse dans mes tympans à l'instant où nous passons l'étape des vestiaires. Ce soir, l'ambiance est à son apogée. Il faut être paré d'une certaine motivation pour braver les ivrognes qui s'agglutinent, mais ça tombe bien, j'en ai à revendre. Les jeux de lumière multicolores bombardent les danseurs, donnant l'impression qu'ils se meuvent au ralenti, accablés par les stroboscopes.

— Je sais pas si on va se recroiser, mais bonne soirée à vous, les potes. Puisse le sort vous être favorable.

— Eh, tu vas où comme ça, sans lumière ? m'interrompt Gabriel.

— Je vais à la pêche, minaudé-je en jouant des sourcils.

Sur ces mots, je m'écarte de mes colocataires dans une chorégraphie approximative. Je m'engouffre dans la foule aussi facilement que dans du beurre. Après une journée barbante à rester le cul sur une chaise, j'avais besoin de ça. Rien de mieux que cette boîte miteuse où tout le monde se connaît et semble se satisfaire des playlists ringardes diffusées par le DJ. Au loin, des mecs de ma promo me font des signes de la main que je leur rends, uniquement parce qu'ils sont accompagnés de trois demoiselles à mon goût. Mes pieds glissent sur la piste de danse, encouragés par la chanson pop remixée. Après cinq minutes, mon meilleur ami me rejoint.

— Tiens, Don Juan.

J'attrape le verre qu'il me tend et le porte à mes lèvres, sans me soucier du contenu.

— C'est dégueulasse, avoué-je.

— Ouais, je sais.

— Pas grave, ça fera l'affaire.

Dépité, je constate que derrière Gabriel, le reste de la bande a fait le déplacement.

— Allez danser ailleurs. C'est notre terrain de jeu, ici.

— Pourquoi ? déplore Alba.

— Parce que ton frère et moi, on serait heureux de ne pas vous avoir dans les pattes pour faire ce qu'on a à faire.

— Vous êtes vraiment lourds. Viens, Romy. On va plus loin, soupire-t-elle en attrapant la main de son amie.

J'observe les deux brunes partir en direction des banquettes, satisfait de leur coopération.

— C'est vrai que vous êtes chiants, ajoute Oscar. On peut jamais faire de soirée entre nous sans que vous fassiez des plans comme ça.

— Oh, tu vas pas t'y mettre, Oscarito. On en a pas pour longtemps, donc va rejoindre Alba et ta copie conforme. On revient plus tard.

— Ma jumelle, me corrige-t-il.

— Ouais, si tu veux.

Après avoir levé les yeux au ciel, il s'exécute. Une fois seul avec Gabriel, j'en profite pour scanner la piste de danse à la recherche d'une proie pour la nuit. Il y a bien cette jolie brune dans le coin que j'ai repéré en rentrant, mais vu la façon dont elle gesticule avec un type aux allures de rugbyman, je pense m'abstenir.

— À quoi je te sers, moi, au juste ? s'enquiert Gabriel.

— Comment ça ?

— Bah, aux dernières nouvelles, je sors avec Emma.

J'avais presque oublié ce détail.

— Ah ouais, m'en parle pas. Qu'est-ce qui t'as pris, d'ailleurs ? Tout ça pour fricoter avec Romy dans son dos, en plus. Chapeau l'artiste, c'est du propre.

— Je fricote pas avec Romy... C'est compliqué et tu le sais.

YMCA des Village People retentit dans la boîte de nuit. Plus beauf, tu meurs, qu'on se le dise. Mais comme je ne rechigne jamais à extérioriser mon côté ringard, je lève le bras en l'air et me déhanche.

— Ça va, je dis ça pour dédramatiser le truc ! m'écrié-je sans interrompre ma chorégraphie. C'est ta vie, je m'en mêle pas. Et tu sais que je suis là, si t'as besoin.

— Je vois pas ce que tu pourrais faire pour arranger la situation, mais merci.

— Bah, en fonction de celle que tu choisiras, je récupèrerai l'autre. T'inquiète.

— Ouais, j'imagine, répond-il en levant les yeux au ciel. Je te connais.

Sa remarque m'arrête net dans mes mouvements de danse. Pour me donner un peu d'aplomb, j'avale quelques gorgées de mon cocktail.

— Mais nom de Dieu, qu'est-ce que vous avez, ce soir ? On dirait que vous me découvrez. Eh oh, c'est moi, Léon Marchal, tu me remets ? T'as perdu ton sens de l'humour ou quoi ?

— Ouais, désolé, je suis blasé... C'est pas contre toi.

Démotivé, je quitte la piste et retrouve les autres sur les banquettes.

— Alors, la pêche a été bonne ? raille Alba dès que j'affale à côté d'elle.

— Vous m'avez coupé l'envie.

Et c'est peu de le dire. À bien y réfléchir, il se passe toujours quelque chose à chacune de nos sorties. Soit je me fais virer de la boîte parce que je ne tiens plus debout, soit ça part en disputes. La dernière en date concernait Alba et son frère. Gabriel a du mal à supporter que sa sœur se trémousse avec des types qu'il ne connaît pas ou qui sont trop entreprenants. Je n'ai pas de sœur, loin de moi l'envie de le juger, mais sur ce point-là, il en fait des caisses.

Soudain, alors que j'étais prêt à me tirer fissa du Lovelyclub, une charmante blonde attire mon attention sur la banquette voisine. Je dépose mon coude contre l'appui-tête et m'étends vers elle, mine de rien.

— Salut...

— On se connaît ? lance-t-elle, un sourcil arqué.

Mon sixième sens me souffle de lâcher l'affaire, mais je fonce dans le tas, en dépit de son air contrarié. Sur un malentendu, ça peut marcher.

— Bah les gens m'appellent Léon, mais toi, tu peux m'appeler, ce soir.

— Je suis fiancée avec le videur.

— Bonne soirée à toi aussi.

Et merde.

Le nez dans mon cocktail immonde, je retourne sagement à ma place, moqué par le regard rieur d'Alba.

— Tu le savais ?

— Que Bérénice était en couple avec Titi ? Ouais.

— Pourquoi tu m'en as pas empêché ?

— Eh, mais c'est à toi de savoir de te tenir, mon gars, rit-elle. Et si c'était pour louper cette scène, j'aurais été bête de te prévenir.

Pas faux. Sur cette provocation, Alba se lève et file sur la piste, main dans la main avec Romy. Cernant ma solitude et ma contrariété, Gabriel fait glisser ses fesses jusqu'à moi et passe son bras autour de mes épaules.

— C'est terrible la frustration, hein ?

— À qui le dis-tu...

— Oh, tiens ! s'écrit-il en haussant le ton pour mieux se faire entendre, même s'il me hurlait déjà dans l'oreille. Alice est au bar, tu l'avais vue ?

Aussitôt, je dirige mes yeux vers l'endroit désigné par l'index de mon meilleur ami. Attablée au comptoir, aussi belle qu'à l'accoutumée, Alice s'esclaffe et se dandine au rythme de la musique. C'est l'occasion rêvée pour clôturer cette soirée comme il se doit.

— Je reviens, annoncé-je après m'être levé.

Si je devais résumer notre relation, je dirais qu'Alice est une partenaire de jeux régulière. Non pas que j'en aie des centaines, mais elle est celle avec qui j'ai le plus souvent remis le couvert, pour parler vulgairement. Jamais elle n'a envisagé autre chose que du sexe avec moi et c'est pour cette raison que tout s'est toujours déroulé sans accroc. Ce n'est rien de plus qu'une amitié avec quelques bonus.

— Léon ! s'écrit-elle quand j'arrive à sa hauteur. Je te cherchais justement.

Avec cet air tentateur que je ne connais que trop bien, elle joue avec la bretelle de son top en le faisant chuter de son épaule.

— Ah ouais ?

— Ouais.

Un regard suffit à clarifier ce que nous attendons l'un de l'autre. En dégageant ses cheveux bruns de son visage, elle descend du tabouret et m'entraîne avec elle, sans préambule. Évidemment, je ne me fais pas prier pour la suivre. Notre course nous emmène dans le couloir qui longe les toilettes, là où nous nous sommes souvent retrouvés dans diverses soirées. À l'abri des yeux curieux, cet endroit est idéal pour que chacun fasse tranquillement ses petites affaires.

J'ai à peine le temps de souffler, que la voilà qui me pousse contre le mur, les iris gorgés de désir.

— Ah, donc on s'éternise pas dans des banalités du genre « Comment ça va ? Et les cours, ça se passe bien ? ». Tu perds pas de temps, je te connaissais pas aussi pressée.

— Ça te dérange ? s'étonne-t-elle faussement.

— Y'a rien qui me dérange, tu sais bien.

Rassurée, elle plaque ses lèvres contre les miennes en mêlant nos respirations déjà endiablées. Je souris et agrippe sa nuque pour intensifier notre baiser. Les choses débutent souvent de cette façon, entre nous. C'est l'avantage de connaître les intentions de l'autre, sans qu'il n'y ait besoin de règles ou de conditions. Pas de bavardages inutiles, pas de conversations qui pourraient tout gâcher, pas d'emmerdes.

Dans mon dos, la cloison pulse sous l'éclat de la musique assourdissante. Alice se presse davantage contre moi, tandis que mes mains se font un peu plus baladeuses.

— Faut qu'on fasse vite, précise-t-elle, prête à m'entraîner dans les toilettes. Mon copain est dans la boîte, j'ai un truc comme dix minutes devant moi.

— Attends, quoi ?

Je l'interromps alors qu'elle s'apprêtait à me débarrasser de ma ceinture.

— T'es en couple ? Depuis quand ?

— Deux semaines, mais bref, aucune importance, me presse-t-elle.

— Wow, wow, wow ! Tout doux, le biniou. Y'a personne qui a un minimum de morale de cette boîte ?

Décidément, je vais finir par croire que tout mon cercle amical s'est donné le mot pour expérimenter l'infidélité. Hors de question que je participe à ça, ni de près, ni de loin. Alice s'immobilise et me dévisage, sans comprendre.

— De quoi tu parles ?

— Mais je vais rien faire du tout si t'es avec quelqu'un. Je veux bien croire que j'ai la dalle, mais j'ai mes limites.

— Oh, pitié, Léon, tu vas pas réagir comme ça, si ? Allez, fais comme si je t'avais rien dit.

Nouvelle déception. Manifestement, nous n'étions pas sur la même longueur d'onde. Je me suis encore trompé. En douceur, j'attrape ses hanches et l'oblige à s'écarter de moi.

— Alors, j'en suis le premier navré, hein, mais c'est mort. Et même si j'en avais envie, je vais pas prendre ce risque pour que ton mec nous surprenne et qu'il me refasse le portrait.

— Il surprendra rien du tout si tu sautes sur l'occasion tout de suite, insiste-t-elle.

— Quand tu seras célibataire, et y'a de grandes chances pour que tu le sois bientôt si tu te comportes comme ça en étant en couple, reviens vers moi. Là, tu m'en demandes trop.

Et pour une fois, elle ne pourra pas m'amadouer avec des battements de cils ou son délicieux décolleté échancré. La bouche entrouverte, Alice cale son corps contre le mur et croise les bras sur sa poitrine.

— Tu me juges, alors ?

Ses mots me stoppent dans ma fuite. Je pivote lentement vers elle et hausse les épaules, contraint de reconnaître que :

— Un peu.

Pour couronner cette journée pourrie, la soirée aura, elle aussi, été un gigantesque fiasco. Bon, je ne parle qu'en mon nom, puisque depuis plus d'une demi-heure, Gabriel et Romy sont enfermés dans la chambre pour « jouer de la musique ». Je cherche encore à entendre ne serait-ce qu'une petite note, mais rien. S'ils pensent me faire croire qu'ils se contentent de titiller les touches du piano, ils me prennent pour un rigolo de kermesse. J'espère au moins qu'ils s'amusent plus que moi.

Je sais que je ne devrais pas, mais je n'arrête pas de penser à Élias et la façon dont je l'ai envoyé sur les roses. J'ai peut-être un peu abusé... Il a sûrement une autre vision des choses. Après tout, il y a toujours plusieurs versions à une histoire, mais je ne reviendrai pas vers lui. La rancune m'oblige à ignorer les gens qui m'ont blessé, même si ces derniers font partie de ma famille. Dans certains cas, ça n'excuse rien d'avoir cette étiquette. Ce n'est pas une circonstance atténuante et je ne supporte pas qu'on sorte cet argument pour passer l'éponge sur les évènements.

Pour vaincre l'ennui, celui avec qui j'entretiens une espèce de relation amour/haine, j'ai lancé un épisode de Tragiques Destinées. Je suis fidèlement cette série B minable, sans trop savoir pourquoi. Au départ, c'était pour faire plaisir à Oscar et au fil du temps, toute la coloc y a pris goût. Au moins, je n'ai pas besoin de réfléchir et il arrive même que je ressente certaines émotions durant les scènes dramatiques. Ce n'est pas si mal, si on omet les dialogues niaiseux et des jeux d'acteurs ridicules.

Alors que je commençais à piquer du nez, un claquement de porte me réveille en sursaut. En furie, Romy apparaît dans le salon, larmoyante, comme bien souvent, d'ailleurs.

— Eh oh, du bateau ! Qu'est-ce qu'il se passe ? Gabriel a confondu un LA mineur avec un SOL majeur ?

— Rien. Bonne nuit.

Prête à quitter notre appartement pour rejoindre le sien, elle poursuit sa route. Je bondis hors du canapé et accours dans l'entrée.

— Faudra me passer sur le corps, dis-je en me dressant devant la porte.

En essuyant ses yeux humides, elle me fusille du regard.

— C'est pas une proposition, hein. C'est juste une expression pour dire que... Enfin, bref. Dis-moi ce qu'il se passe, je peux peut-être t'aider.

— Non, Léon. Tu peux pas et c'est pas grave. Tu me connais... je suis trop émotive.

En effet, j'avais cru le comprendre. Touché par sa forte sensibilité, je lui pince la joue et chasse quelques-unes de ses larmes. Romy pleure beaucoup, tout le monde le sait et en aucun cas je ne vois ça comme un problème ou une faiblesse. Au contraire. Elle n'a pas peur d'évacuer ce que moi, je m'obstine à ensevelir dans un coin de ma tête.

— Je sais pas pour qui, ni pourquoi tu pleures, mais tout rentrera dans l'ordre. Y'a pas de raison...

Bien sûr, je mens. Elle l'ignore, mais je suis au courant de ce qui semble la tracasser. Comment la rassurer sans trahir la confiance que Gabriel m'a donné en me racontant les détails de leur relation ? Je ne peux pas, alors je m'abstiens d'en rajouter, d'autant plus que je ne sais rien de plus que ce que mon ami a bien voulu me dire.

Sans un mot de plus, je dépose un baiser innocent sur le sommet de son crâne, elle me sourit et s'échappe.

— Je te jure que c'est pas moi qui l'ai mise dans cet état.

Je fais volte-face vers la voix qui vient de me surprendre. Debout au milieu du salon, Gabriel soupire et s'affale dans le canapé.

— Toi, tu t'es fourré dans une sacrée merde, ajouté-je en revenant vers lui.

— Ouais, je sais.

— Nan, mais là je suis archi sérieux. T'es conscient que tu vas en faire souffrir une ? Peu importe ce qu'il se passera, Romy ou Emma payera pour ça. Peut-être même les deux.

— Tu penses ? Wow, c'est cool que tu m'éclaires de ta lanterne, parce que j'avais pas capté, tu vois.

Autant de susceptibilité me fait lever les yeux au ciel. Impossible d'avoir un avis contraire au sien, sans que monsieur ne prenne la mouche. Je veux bien croire que la vérité est parfois difficile à entendre, mais le déni n'a jamais fait avancer personne.

— Je me tais, je vais pas en rajouter une couche, mais arrange ça vite, dis-je avant de changer de sujet. Tu veux boire un truc ? Faut qu'on trinque.

— Qu'on trinque à quoi ?

En trémoussant mon postérieur jusque devant le frigo, j'attrape deux bières, les décapsule et retourne dans le salon.

— Je sais pas, c'était une excuse pour me servir à boire. T'as une idée ?

Je lui tends sa boisson et claque ma bière contre le goulot de la sienne en provoquant l'éruption de la mousse. Soucieux de ne pas en renverser sur le tapis, Gabriel porte aussitôt la bouteille à ses lèvres pour réceptionner le contenu.

— Ouais, soupire-t-il en s'essuyant la bouche. On peut trinquer à ta connerie.

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