Chapitre 2. À l'ombre du soleil.

« Atteindre le doute du doute, c'est le commencement de la certitude. » - Léon Daudet.

𝕃𝔼𝕆ℕ ☼

Je m'emmerde sévère.

Et s'il y a bien une chose que je ne supporte pas (en plus des cons qui ne connaissent pas le principe de la priorité à droite), c'est de ne rien faire.

Je suis trop hyperactif pour rester le cul sur une chaise à compter les mouches. Pourtant, j'ai choisi d'être là et cette décision est la plus judicieuse de ma vie. Disons que tous les bons choix apportent aussi leur lot d'inconvénients.

Avide de sucre et d'un coup de fouet qui ne serait pas de refus, j'ouvre ma cannette de boisson énergisante. Le bruit résonne dans l'amphithéâtre et alerte aussitôt mes voisins de devant. J'avale trois longues gorgées et soupire, satisfait.

— Quoi ? Vous en voulez ?

Mes camarades se contentent de lever les yeux au ciel et de pivoter face à l'enseignante en plein speech. Bientôt deux heures que je suis assis ici, à écouter le discours barbant de madame Leblanc. Elle est chiante à mourir, et c'est peu de le dire. Si encore elle y mettait du cœur. Là, c'est à se demander si elle croit en ce qu'elle baragouine.

— Tu prends pas de notes ? me chuchote ma voisine de gauche.

— Si, dans ma tête.

Dubitative, Cassandra lève un sourcil.

— C'est passionnant l'Histoire grecque, intervient Oscar, sans arrêter de pianoter sur son ordinateur. Surtout ce chapitre-là.

— Ah ouais ? Perso, j'hésite entre me défenestrer ou me frapper le crâne contre le coin de la table pour abréger mes souffrances.

Mon colocataire balaye l'air d'un revers de main, tandis que Cassandra, ma première fan, étouffe son rire dans son foulard.

— Ce qui est bien avec toi, c'est que t'es jamais dans l'excès, raille Oscar.

Je ne relève pas son reproche déguisé et m'allonge sur la table pour piquer un somme. Bien sûr, c'était sans compter sur la voix nasillarde de madame Leblanc qui résonne dans les enceintes. Elle parle si près de son micro que c'est à se demander si elle ne va pas le gober entre deux anecdotes sur la Grèce antique. Remarque, ça ferait de l'animation.

— Ça me gonfle, je comprends rien à la chronologie et cette affaire de guerre du Péloponnèse. Alexandre Le Grand, il arrive quand ? râle Cassandra en balançant son stylo dans sa trousse en cuir.

— Elle vient de le dire, soufflé-je. Sparte gagne la guerre contre Athènes. Ensuite, le roi Philippe II construit une armée de ouf, il part en conquête, il contrôle la Grèce et va créer la Ligue de Corinthe, des Hellènes ou je ne sais plus quelle connerie, pour rassembler les cités. Il se fait assassiner et son fils, Alexandre, prend le pouvoir.

— Ah ouais, c'est bien ce qui me semblait. Merci.

— À ton service.

Nous frappons nos poings clos l'un contre l'autre. En cessant tout mouvement, Oscar me dévisage par-dessus ses lunettes rondes.

— C'est quand même rageant. T'écoutes rien, tu dors en cours, mais t'arrives toujours à décrocher les meilleures notes.

— Le talent, Scar. C'est rien de plus que ça.

— Tu parles. Allez, avoue. Tu passes sous le bureau, hein ?

—  Celui de madame Leblanc ? Nan, mais tu m'as vu ? Par contre, le bureau de madame Silva je peux rouler dessous carrément. Quand elle veut, où elle veut.

J'esquisse un sourire pervers rien que d'imaginer la scène. Louise Silva est la professeure la plus attirante de l'université. Son cours est le seul durant lequel je suis attentif et sage comme une image. Je ramasse volontiers son stylo lorsqu'elle le fait tomber, je hoche la tête à chacune de ses fins de phrases, sans oublier de lui souhaite une charmante journée avant de la quitter. Un jour viendra où elle verra en moi plus qu'un simple élève.

Après dix minutes durant lesquelles madame Leblanc nous a conseillé une liste de livres à lire, elle clôture sa leçon et nous libère. Oscar s'est échappé si vite de l'amphithéâtre que je n'ai pas eu le temps de le suivre. Soit l'appel de la nicotine est trop insoutenable, soit il se trame un truc. Sans perdre une minute, je range mon bloc-notes dans le fond de mon sac et le rejoins à l'extérieur, là où tous les fumeurs en manque se réunissent pour prendre leur dose.

— Mec... On peut parler deux minutes ?

Il hoche la tête, visiblement peu surpris par ma démarche.

— Par rapport à hier, je suis désolé si t'as pensé que...

— J'ai rien pensé, Léon.

Je n'arrive pas à savoir si son ton sec résulte de sa sincérité ou d'une ferme envie d'en finir avec cette histoire. Peut-être les deux. En tout cas, ça ne me dit rien qui vaille. Pour m'assurer qu'aucune oreille curieuse ne surprenne notre échange, je scrute les environs.

— C'était pas une bonne idée. T'es mon ami et... en règle générale, je couche pas avec mes potes, tu vois. Enfin, même sans ça. Je suis pas sûr d'être prêt à faire ce pas. J'en sais rien, en fait.

Demi-mensonge. En vérité, j'ai déjà batifolé avec des amies, mais ça s'est souvent mal terminé.

— Arrête, rit-il en crachant sa fumée. Ça arrive. Parfois on croit avoir envie d'essayer des choses et finalement, non. Moi, ça m'est égal. Tant que ça change rien entre nous, évidemment.

Rassuré de constater que nous sommes sur la même longueur d'onde, je souffle et m'adosse contre le mur en crépis.

— Bien sûr. Je te l'ai dit, t'es un super pote.

— Alors, pourquoi tu te prends la tête ? continue-t-il. Je suis d'accord avec toi, c'était pas une bonne idée de faire ça ensemble et il s'est rien passé. Si un jour, t'as vraiment envie de tenter, tu le sauras. Là, c'était peut-être pas le bon moment. D'ailleurs, peut-être même qu'il y aura jamais de bon moment pour toi. Tu verras bien.

Pour être honnête, je ne me suis jamais trop questionné quant à mon orientation sexuelle. Du moins, je n'ai jamais cherché à savoir qui j'étais, quel mot posé sur mes désirs et la définition exacte. Sûrement parce que je n'ai pas besoin de comprendre les choses pour les vivre, malgré la frustration de ne pas pouvoir les expliquer. Oscar a raison. Peut-être qu'un jour, je souhaiterais creuser cette réflexion en ayant une relation avec un homme. Ou peut-être que non. Tout ce dont je suis sûr, c'est que je ne suis pas prêt et encore moins avec lui.

Perdu dans mes pensées, je louche sur la cigarette qu'il écrase contre le rebord du muret.

— Ouais, mais j'ai pas envie d'être vu comme un enfoiré qui comptait se servir de toi, pour au final reculer.

— Qu'est-ce que tu racontes ? C'est moi qui t'ai proposé, glousse-t-il. Sans rire, t'es le seul à penser ça. Et d'ailleurs, tu te poses trop de questions pour une histoire qui a même pas eu lieu.

En accord avec lui, je souris et redresse la lanière de mon sac à dos contre mon épaule. Je tiens trop à mon amitié avec Oscar pour rabâcher cette affaire et prendre le risque de tout foutre en l'air.

— T'as raison. On sait pas de quoi demain est fait, t'façon. Bon, et toi, t'en es où de ce côté-là ? Y'a pas quelqu'un qui fait chavirer ton petit cœur tout mou ?

Tandis que nous longeons l'université pour rejoindre le centre-ville de Calfort, Oscar m'explique qu'un jeune homme, dont il préfère taire le nom pour le moment, lui a tapé dans l'œil depuis deux semaines. Je suis prêt à parier ma collection de figurines que c'est le mécheux que j'ai trouvé dans la salle de bain, jeudi dernier. Je revois encore son visage décomposé quand il m'a sorti, la voix tremblante : « Euh, bonsoir, je suis un ami d'Oscar, je viens juste me laver les dents ». Mon hilarité a disparu au moment où je me suis aperçu qu'il tenait MA brosse à dents dans la main. Je lui ai d'ailleurs gentiment offert, ça va sans dire.

Après une dizaine de minutes de marche, nous arrivons aux abords de Disk & Drink, le bar/disquaire dans lequel mon meilleur ami travaille depuis plusieurs jours. Pour le surprendre, nous pénétrons silencieusement dans l'établissement presque désert.

— Grrrr, ce tablier moule si bien ton corps, Moretti. Je sais pas ce qui me retient de te l'arracher avec les dents.

— Ouais, bah retiens-toi bien, rit Gabriel, derrière le comptoir. Je vous sers quoi, les gars ?

— Je vais faire comme si t'avais pas posé cette question, parce que tu me connais assez pour savoir que c'est bière ou rien.

— Moi aussi du coup, ajoute Oscar.

Gabriel humidifie deux verres et descend franchement le robinet de la tireuse pour faire couler cette bière que j'imagine délicieuse. Il nous donne nos commandes, ainsi qu'une coupelle de biscuits apéritifs. Comme à son habitude, il refuse les pièces que nous lui tendons en précisant que « c'est pour lui ».

— T'as pas vu qui était installé en terrasse ? grimace mon meilleur ami, occupé à faire tremper des tasses dans l'évier.

— Euh, non. Qui ça ? Marine ?

— Ton frère.

Je manque de m'étrangler avec ma cacahuète.

— Lequel ?

— Élias.

Alors ça, c'est le litchi sur le cupcake. Si seulement c'était Édouard, l'aîné, mais non, il a fallu que ce soit le deuxième de la fratrie, donc le plus lourd de tous. Je soupire et avale une gorgée de bière.

— Mais t'as combien de frères, au juste ? s'étonne Oscar.

— Trois. Dans l'ordre : Édouard, Élias, Pierre et moi, je suis le dernier.

— Tu vas pas lui dire bonjour ? reprend Gabriel.

— Pour quoi faire ? Qu'est-ce qu'il branle, là, déjà ?

En soulevant les épaules, Gabriel se sert un grand verre d'eau fraîche.

— Bah il habite à Calfort, il a le droit de venir traîner dans les bars. Tu le fais bien, toi.

— Mouais, j'crois surtout qu'il me cherche. Élias est pas du genre à venir siroter des limonades en terrasse. Il a dû savoir que tu bossais ici et il veut mettre la main sur moi.

— Peut-être. Il avait pas l'air étonné de me trouver là. Il m'a commandé un Perrier, m'a demandé où tu...

— Ah, tu vois ! le coupé-je. Même sa commande est chiante. Ceux qui prennent de l'eau gazeuse de leur plein gré sont pas normaux.

Oui, je suis de mauvaise foi, mais peu importe. Je ne supporte pas qu'il puisse me suivre à la trace dans l'espoir de me retrouver. Par-dessus mon épaule, je jette un coup d'œil en direction de la terrasse. Dos à la baie vitrée, Élias gesticule sur sa chaise, penché au-dessus de son téléphone. Je reporte aussitôt mon attention sur mes amis, dépité par la simple présence de mon frère à quelques mètres de nous.

— Il s'est passé quoi entre vous ? s'enquiert Oscar.

— Des conneries de famille. Pour la faire courte, y'a toujours eux deux clans. Celui de mon père, Élias et Pierre, face à celui de ma mère, Édouard et moi.

— Ouais, mais ça a surtout dégénéré quand t'as voulu te barrer de la maison, réplique mon meilleur ami.

— J'en ai rien à carrer. À mes yeux, j'ai que deux vrais frères : Édouard et Gab. Point.

J'écourte la conversation, n'ayant pas la moindre envie de me replonger dans toutes ces emmerdes. Ressasser le passé, se torturer les méninges ? Très peu pour moi. Mon choix est pris et la vie continue. Sans ceux qui l'ont rendu impossible.

— Je viens régler mon Perrier.

La voix d'Élias m'oblige à m'immobiliser. Par-dessus le marché, la maudite caisse est juste à côté de moi. Je détourne mon corps vers la droite et fais mine de touiller dans la coupelle de cacahuètes.

— Ça fait trois euros vingt, annonce Gabriel.

Je sens la présence de mon frère à ma gauche. Les pièces s'entrechoquent dans le fond de son porte-monnaie pendant de longues secondes, à croire qu'il fait exprès d'instaurer cette ambiance pour faire durer le suspense.

— Salut, Léon, dit-il d'une voix blanche.

— 'Lu.

Au ralenti, je pivote sur le tabouret pour lui faire face en léchant le sel sur mes doigts. Finalement, ce n'est pas à moi de fuir. Je suis prêt à l'affronter, parce que je n'ai rien à me reprocher, moi. Il a toujours cette allure de jeune premier avec son col de chemise qui dépasse de son pull de marque et ses pompes que j'imagine aussi cirées grâce au dévouement de mon père.

— Comment se passent tes études... euh, en histoire, c'est ça ? Papa m'a appris que tu étais en troisième année. Dis donc, ça file !

— Comme sur des roulettes. Et toi, comment se passe ton entreprise de... euh, import, export, c'est ça ?

S'il savait à quel point je m'en frotte le genou contre le gravier de sa société.

— Très bien, j'ai pas à me plaindre.

— À la bonne heure.

L'air est glacial. Pour adoucir cette scène quelque peu gênante, Oscar et Gabriel ont manifestement jugé utile d'évoquer la météo.

— Et Édouard, comment se porte-t-il ? Toujours au chômage ? C'est pas de bol, ça.

Il est sérieux, ce con ?

Sa fausse inquiétude et sa grimace hypocrite me donnent envie de renverser ma bière sur ses chaussures. Non, hors de question de gaspiller ma Leffe pour ses mocassins merdiques aussi ridicules que la sacoche en cuir qu'il trimballe autour de sa taille. Pour une raison que j'ignore, Élias s'est toujours senti en compétition avec Édouard. Ce rapace a sans doute jubilé d'apprendre le licenciement injustifié de notre aîné.

— Dis-moi, Élias... Vous vendez pas des échantillons de couilles dans ta boîte ? Si tu veux des nouvelles des gens, t'en prends par toi-même, si tant est que les concernés aient envie de t'en donner.

— Toujours aussi fin dans tes argumentations, à ce que je vois, raille-t-il en rangeant son porte-monnaie dans son espèce de sac banane de luxe.

— J'argumente pas, je te dis les choses. T'as pas l'habitude, c'est tout.

Sans mon père dans les parages pour prendre sa défense, Élias a beaucoup moins de voix que par le passé. Dans un soupir, il s'accoude à côté de moi.

— On va tout de même pas régler nos comptes ici... On est pas des chiffonniers.

— Bah nan. T'façon t'as réglé ton Perrier, les comptes sont bons.

Nouveau soupir. Plus las, cette fois-ci. Sans s'attarder davantage dans une discussion qui ne mènera à rien, mon frère nous souhaite une belle fin d'après-midi et quitte le bar, la queue entre les jambes, si j'ose dire.

— Quoi ? lancé-je à l'égard de mes colocataires qui me dévisagent. Ça aurait pu être pire, j'ai été cool, j'trouve.

— Ah, mais on a rien dit, se défend Oscar, avant de minauder. Il est pas mal ton frère. Chef d'entreprise, alors ?

— Ouais et fils à papa surtout. Putain, j'vous jure que j'étais à deux doigts de balancer les cacahuètes dans sa vieille tête de moule à gaufre, là.

Gabriel se garde bien de me donner son opinion, mais je sais ce qu'il pense. D'après lui, je devrais poser cartes sur table avec les membres de ma famille pour tenter de remédier à toute cette pagaille. L'art de la communication, paraît-il. Pourtant, il a vécu avec nous, il les connaît et sait à quel point parler sereinement avec eux est aussi compliqué que de faire aboyer un béluga.

— Bon, on sort ce soir ? J'ai bien envie de me dandiner sur la piste pour oublier cette belle journée de merde.

— Te changer les idées avec une nouvelle conquête, tu veux dire ? Moi ça me va, mais pas trop tard, je commence tôt demain matin, confirme Gabriel. Tu viens, Oscar ?

— Oh, bah moi tant qu'il y a de la bonne musique et de la Vodka, je vous suis.

— Voilà, ça c'est mon Scar ! m'écrié-je en lui massant les épaules. Pas regardant sur les conditions, LUI.

En faisant le tour du comptoir pour débarrasser une table, Gabriel me tend son majeur.

— Vous êtes étudiants, vous. Si demain vous êtes trop morts, vous pouvez sécher ou dormir en cours. Moi, faut que j'assure.

— Eh, mais ça n'a rien à voir ! s'insurge Oscar.

— Laisse-le. M'sieur le pianiste a une carrière à tenir, raillé-je. En attendant, Beethoven, t'as intérêt de me raconter les derniers détails graveleux de ce que tu sais.

— Quels détails ?

Je lui réponds d'un rire trop caricatural pour être vrai, alors qu'Oscar nous regarde avec des yeux ronds comme des bouchons.

— Attends, de quoi il parle ? Y'a un truc dont je suis pas au courant ? Comment est-ce possible ? Balance, Moretti !

— Mais y'a rien ! s'offusque Gabriel. C'est Léon, tu le connais, non ? Il raconte de la merde, comme toujours.

— Ouais, ça t'arrangerait que ce soit ça, hein, nargué-je. Bon, je vous laisse, les boys. N'allez pas croire que j'ai mieux à faire que de rester là avec vous, mais c'est le cas. On se retrouve, ce soir !

La perspective de sortir en boîte m'a rendu mon sourire. Comme quoi, il m'en faut peu. Je lance un dernier pique obscène à l'égard de mon meilleur ami et m'échappe du bar, assailli par ses insultes.

Au loin, le genou replié et les bras croisés, Élias est adossé contre le mur d'un immeuble et en pleine conversation téléphonique. Ma paranoïa me porte à croire qu'il raconte nos retrouvailles houleuses à notre père ou à Pierre, mais je n'ai ni le temps, ni l'énergie à gaspiller pour réfléchir à ça. Alors, sans un regard lancé dans sa direction, j'emprunte le trottoir face au sien pour rejoindre mon appartement.

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