UN : THEO
Jeanne récupère son téléphone avant de partir en pause. C'est un réflexe qu'elle a acquis avec le temps et désormais, elle est bien incapable de quitter son bureau sans son précieux appareil électronique. Elle remercie d'une faible voix sa collègue lui tendant une tasse de café fumante avant de la porter à sa bouche. L'amertume et la chaleur la réconfortent alors immédiatement
La jeune ingénieure a mis longtemps à apprécier le goût de la boisson chaude. Elle y est désormais accro, en buvant à la pause de dix heures, puis à la fin de son repas du midi, à seize heures si elle sait qu'elle va devoir rester tard au travail ou dès son arrivée chez elle en compagnie de celui qui partage sa vie. Elle en prend même une dernière petite tasse le soir à la fin du repas. En fait, il n'y a que le matin qu'elle ne le supporte pas.
Elle allume en même temps qu'elle sirote sa tasse bleue et jaune l'écran, voyant que nombre de notifications s'affichent sur celui-ci. Elle sourit en voyant le simple Louis associé à un petit perroquet, étonnée que son petit-ami lui ait mis un message en ce début de journée, mais agréablement ravie.
On n'a pas passé la DNCG, on est rétrogradés.
Elle lit la petite phrase qui s'affiche et sent son téléphone lui glisser des mains pour aller s'écraser sur le carrelage gris de la petite cuisine où ils sont entassés.
— Ça va Jeanne ?
Elle tente de reprendre contenance alors qu'elle sent ses jambes se ramollir sous son corps. Elle se penche pour ramasser l'objet qu'une coque bleue et jaune recouvre. Il s'agit d'un ballon de baudruche jaune volant dans l'immensité du ciel. Pourtant, tous savent ici les raisons de ce choix particulier d'image. Car quand elle la change, les deux mêmes couleurs subsistent toujours.
— Louis vient de me dire qu'on est rétrogradés.
L'annonce s'élève dans la pièce et elle voit les visages se décomposer un par un alors que tous comprennent tour à tour de qui elle parle. Elle adresse un sourire désolé à Théo qu'elle croise régulièrement au stade, son maillot datant de 2003, offert par des collègues d'après lui, sur les épaules et portant toujours les boissons de son fils alors que sa fille est en âge de le faire elle-même.
— Oh merde.
Ce sont les deux uniques mots qui viennent briser le silence pesant qui s'est brutalement installé dans le lieu. Chacun se regarde sans savoir quoi dire alors que l'annonce les saisit. Les conversations enjouées qui emplissaient l'atmosphère quelques secondes plus tôt semblent s'évanouir alors que chacun réagit différemment à nouvelle qui va les impacter de façon différente.
La tristesse et le choc apparaissant sur le visage de certains font écho à l'horreur infinie qui a saisi l'ingénieure. Mais même chez ceux qui ne supportent pas le club et n'y portent pas d'intérêt, elle ne voit aucune indifférence. Comme s'ils comprenaient qu'eux aussi subiraient la vague de chaos que la rétrogradation administrative du club de la ville engendrerait. Parce qu'ils savent qu'eux aussi seront touchés par le souffle de la déflagration générée par cette situation tant redoutée depuis que leur employeur avait un beau matin décidé de vendre à des escrocs leur plus grande fierté.
La colère emplit le cœur de la brune et en cet instant, elle ne regrette nullement le choix qu'elle a fait quelques années plus tôt de revendre sa Peugeot, sa première voiture, celle qu'elle avait achetée sur ses économies pour une Renault. Elle n'était alors pas la seule à avoir boycotté la marque pour laquelle elle travaillait quand la directrice marketing du groupe à qui ils appartenaient désormais avait déclaré que le football ne reflétait pas les valeurs de leur société.
En quelques mots, tout le monde avait alors compris et fait le rapprochement avec l'endroit où ils étaient employés. La productivité du site Stellantis basé à Sochaux Montbéliard s'était envolée. Parce que si le nouveau groupe était capable de se séparer du club créé par le fondateur de l'usine, alors il était évident que ça ne les dérangerait pas non plus de se séparer de son usine historique, celle qui faisait vivre toute une ville. Si le FC Sochaux Montbéliard pouvait être dirigé par des chinois, les Peugeot pouvaient également être produites là-bas, par des ouvriers collant plus aux envies de productivité du groupe.
Stellantis avait abandonné le FC Sochaux Montbéliard et ils étaient responsables de ce qui arrivait désormais. Alors, les Peugeot même si elle les fabriquait, c'était l'une des marques que Jeanne détestait le plus, alors qu'elle ornait tous les posters dans sa chambre. Ceux de l'équipe de l'époque où le lion et le nom de la marque emplissait les maillots jaunes et bleus. Et elle a compris que ce ne serait même pas la peine de rêver à un sauvetage inespéré par le groupe qui les a abandonnés quelques années plus tôt. Quel groupe international voudrait sauver un petit club local évoluant en deuxième division française ? Certainement pas eux. Alors, à quoi bon les aider à faire encore plus de profit en roulant dans une de leurs nombreuses marques ?
— Comment je vais leur annoncer qu'on ira plus ensemble le vendredi ?
Jeanne relève son regard pour tomber sur celui perdu du père de famille. Elle lui adresse une moue désolée, parce qu'elle n'a rien à lui répondre. Elle n'a pas de réponse à cette question. Elle aussi, elle ne sait pas ce qu'elle fera de ses soirées.
À huit ans, Théo commençait le handball. C'était le sport de sa vie, celui qu'il allait pratiquer pendant des années.
À quinze ans, Théo rentrait pour la première fois dans une salle de handball. C'était un cadeau de son père. C'était la première fois qu'il allait voir du sport « pour de vrai ». C'était un match de l'équipe de France et encore maintenant, lorsqu'il fermait les yeux, il pouvait revoir les images des bleus entrant sur le terrain et entendre la Marseillaise résonner dans les gradins.
À vingt ans, Théo se rendait pour la première fois au stade Bonal. C'était avec ses amis de l'université. C'était un peu par hasard qu'il s'était retrouvé dans celle de Montbéliard. Avant, il n'avait jamais entendu parler du FC Sochaux et n'avait jamais regardé un match de football à l'exception de quelques matchs de l'équipe de France à la télévision.
À vingt-deux ans, Théo est diplômé d'un master en ingénierie thermique et énergétique est embauché pour travailler sur le site de Sochaux-Montbéliard où il effectuait son apprentissage comme un certain nombre de ses amis de promotion.
À vingt-huit ans, Théo se rendait un week-end sur deux au stade Bonal. Au départ, c'était un collègue qui lui avait proposé, et puis c'était devenu une habitude. C'était sa femme qui l'avait poussé à s'y rendre, désirant une soirée pour elle une fois dans la semaine. Assis dans ses travées, il se disait régulièrement qu'il était heureux de soutenir le club de sa ville d'adoption, même s'il n'était pas très sûr d'être un supporter.
À trente-deux ans, Théo proposait à sa compagne d'emmener sa fille avec lui. Après quelques heures de négociation, il lui vantait le fait qu'elle pourrait ainsi continuer d'avoir sa soirée à elle tandis qu'il pourrait continuer de profiter tout en veillant sur leur progéniture.
À trente-cinq ans, Théo emmenait ses deux loustics au stade Bonal et c'était désormais toute une logistique. Mais il ne regrettait pas ce moment privilégié en présence de ses deux enfants.
À trente-sept ans, Théo apprenait au détour d'une conversation qu'il avait peut-être vécu quelques semaines plus tôt sa dernière soirée tout de bleu et jaune vêtu avec son fils et sa fille. Il se demandait comment il allait pouvoir leur annoncer et ce qu'il devrait trouver comme activité pour remplacer son rituel du vendredi soir.
c'était le premier chapitre de cette histoire et j'espère qu'il vous a plu.
les chapitres se découperont toujours de cette façon. et dans le prochain nous découvrirons louis, le petit-ami de jeanne, kiné au club.
après moult et moult remous, sochaux a été "sauvé" cet après-midi grâce à des investisseurs locaux et les supporters. s'ils ne seront pas en ligue 2, ils ont eu le droit de reprendre en national normalement (ça reste soumis à une dernière validation), ce qui va leur permettre de garder leur statut professionnel et leur centre de formation. ce n'est pas le cas de sedan (national), club historique des ardennes, qui lui repart de régional 1 pour un peu les mêmes raisons (et aussi à cause de l'incompétence de la ligue qui a fait directement remonter nancy avant d'avoir statué sur le cas de sedan ce qu'il fait qu'il n'y avait plus de place en national... bref, la médiocrité totale). je continue sur sochaux parce que le club est plus intéressant par sa construction & son histoire, mais ça se rapprochera plus de ce que vivent les gens de sedan du coup :)
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