TROIS : JEAN-PIERRE

Jeanne s'arrête sur une place de parking au milieu de Sochaux alors qu'elle ne parvient plus à conduire. Les larmes roulent sans discontinuité sur ses joues alors qu'elle fait le trajet qu'elle connait par cœur entre son domicile et celui de son grand-père. Pourtant, ce jour-là, elle a beau connaitre la route sur le bout des doigts, elle est obligée de s'arrêter, ne parvenant plus à voir la chaussée à travers le flot de larmes qui peuplent ses yeux. 

Les doutes l'assaillent alors qu'elle passe en revue les phrases qu'elle pourra prononcer à celui qui l'a emmené en premier à Bonal. Elle sait qu'elle doit être celle lui annonçant, son père travaillant de soir ce jour-là. Pourtant, son courage est bien faible à l'heure de reprendre la route. Les mots ne semblent pas vouloir venir pour celle qui les manie pourtant si bien depuis des années. L'ingénieure a toujours aimé écrire et a une imagination débordante. 

Si elle n'en a jamais fait quelque chose, ses excellentes notes en dissertation et écrit d'invention lui avaient toujours valu des commentaires élogieux de la part de ses professeurs de lettres. Ils avaient d'ailleurs fait pression pour la voir partir celle qui a un esprit des plus scientifiques vers les filières littéraires.

Son index appuie faiblement sur la sonnette de la petite maison ouvrière que possède son papi depuis des années. Dehors, le jardin est parfaitement entretenu. C'est le cas depuis qu'ils payent un jardinier pour faire ce que l'ancien ouvrir ne peut plus faire aussi bien qu'auparavant. Elle l'entend résonner à l'intérieur, puis peut distinguer les bruits de pas ainsi qu'une silhouette derrière la vitre de la porte d'entrée. 

Bientôt, l'une des personnes qu'elle préfère sur Terre se trouve devant elle, un sourire planté sur les lèvres quand il la reconnait. 

Jeanne ? Je savais pas que tu passerais aujourd'hui ! 

Elle relève son visage et ses yeux rougis vers celui qui lui a appris tant de choses durant son enfance et voit son visage se transformer, son sourire disparaissant subitement.  

Jeanne, mais qu'est-ce qu'il t'arrive ? Rentre. Tu veux un chocolat chaud ? Un jus d'orange ?

Les questions lui arrachent un sourire alors que la nostalgie l'étreint. Son grand-père, c'était les goûters une fois par semaine. Ceux où elle buvait un chocolat chaud ou un jus d'orange en fonction des saisons accompagné d'une tartine cuite au four avec un carré de chocolat déposée dessus et un yaourt aux fruits. C'était les yaourts aux fruits rouges ou à l'ananas restant toujours dans le frigo pour elle quand ils mangeaient les autres auparavant. 

Elle n'est donc pas étonnée que son grand-père ne prenne pas la peine de lui proposer un café ou un thé comme elle en boit désormais à cette heure de la journée. Parce que pour lui, elle reste l'enfant au chocolat chaud et à la tartine qu'il est d'ailleurs en train de préparer. Et alors qu'elle trempe ses lèvres dans le jus d'orange et vient croquer dans la tartine, subitement, tout parait aller un peu mieux. 

Un silence apaisant s'installe entre eux alors que son grand-père l'observe avaler des petites gorgées de sa boisson sans la questionner. L'ingénieure passe en revue des phrases dans son cerveau, organisant les mots du mieux possible, espérant réussir à lui annoncer la nouvelle sans craquer. Une fois sa tartine au chocolat avalée, elle redresse sa tête vers l'une de ses personnes préférées et inspire une grande bouffée d'air. Elle dépose alors sa tasse devant elle, le sérieux naissant dans ses yeux clairs. 

Alors ma grande, qu'est-ce qu'il se passe ?

Elle secoue la tête. Peut-être qu'elle aurait préféré éviter cette conversation, penser à d'autres choses, parler de la pluie et du beau temps, raconter sa journée à la Peuge et les améliorations qu'elle apportait au nouveau modèle. Ou bien lui expliquer ses projets avec Louis, après tout, ils étaient en train de réfléchir à enfin acheter une maison ensemble après des années de vie commune dans un petit appartement au centre de la ville. 

Son compagnon voulait quitter la ville pour s'installer en campagne pas trop loin de Sochaux quand elle aurait préféré rester en centre-ville, pouvant ainsi se déplacer uniquement à vélo ou dans les quelques transports en commun traversant la bourgade. 

C'est par rapport à Sochaux.

Elle cherche à reprendre contenance alors que les larmes lui viennent de nouveau aux yeux, les piquant légèrement. L'une d'entre elles quittent ses prunelles et s'écrase sur sa joue alors que son coeur se brise quand elle voit le visage de son grand-père se décomposer quand la suite des mots franchit enfin la barrière de ses lèvres.

Ils ont déposé le bilan, y a plus d'équipe.

Sa voix casse sur la fin, brisée par un sanglot lui échappant avant qu'elle ne fonde une nouvelle fois en larmes. Alors qu'elle s'attend à être réconfortée par celui qui a toujours été doué pour cela, l'inverse se produit alors que pour la première fois, elle voit une larme roulant sur la joue de celui qui s'est toujours montré le plus fort d'entre eux tous. D'aussi loin qu'elle puisse remonter dans sa mémoire, jamais elle n'avait vu son grand-père pleurer. 

Peut-être l'avait-il fait, mais elle se souvenait son visage fermé mais incroyablement digne et la force transmise à tous ses oncles et tantes ainsi qu'à sa famille et ses cousins quand leur grand-mère était subitement décédée sans le moindre signe avant-coureur. Alors voir cette goutte salée rouler doucement sur sa joue la chamboule complètement. 

Quoi ?

Elle lui adresse une petite moue, ne voulant pas se répéter. Car dans le fond, son papi avait très bien compris. Elle secoue légèrement sa tête d'un air désolé. 

Ils l'ont détruit.

Depuis des années, elle avait été témoin au premier rang des mauvais choix fait par leurs nouveaux dirigeants. Son grand-père n'avait pas autant suivi qu'elle toutes les péripéties. Le FC Sochaux-Montbéliard, pour lui, c'était les après-midis avec des amis. C'était se sortir de sa morosité et de sa solitude pendant plusieurs heures. Il n'avait plus qu'une vocation sociale. Certes, parfois il râlait sur le niveau de jeu et certains choix, mais bien moins qu'elle-même, Louis ou son père. Il s'y rendait bien plus pour faire une sortie que pour le côté sportif de la discipline. 

Il ne les avait donc écoutés que d'une oreille distraite quand son fils et elle avaient fait part de leurs inquiétudes concernant la gestion du club qu'ils aimaient tant. Lui regrettait surtout que l'abandon par Peugeot dont la politique de l'entreprise à qui il avait donné une grande partie de sa vie qui lui brisait le cœur. Il ne s'était pas particulièrement renseigné sur les repreneurs, concentrant toute sa colère sur la marque au lion. 

Mais...

La voix douce du membre de sa famille tremble et elle sait à quoi il pense. Elle sait à quel point le club est un pan entier de son existence, qu'il est celui qui lui a permis de ne pas sombrer. Parce qu'il était cette chose qui l'avait rapproché de ses collègues et amis. Il en avait rencontré les plus importants dans les tribunes et quand il s'était retrouvé seul, sans réellement savoir quoi faire après des années à passer toutes ses journées avec sa bien-aimée, le FC Sochaux-Montbéliard était tout ce qui lui était resté. 

Et Jeanne ne peut s'empêcher d'avoir peur pour lui. Sans sa femme décédée, sans ses enfants pour lui rendre visite à cause de leurs activités professionnelles, sans le club pour occuper ses journées à se rendre au café des sports pour refaire les matchs et prévoir les prochains avec ses amis, que pourrait-il bien faire de ses si longues journées ?

Les doigts se posent sur les siens au-dessus de la table, les pressant légèrement. Le doux contact lui réchauffe légèrement le cœur et elle relève ses yeux emplis de larmes en direction de son ainé. Il lui adresse un sourire désolé et légèrement forcé alors que son visage est triste. Elle peut voir sa détresse à travers sa vision floutée par le liquide salé. 

Ne t'inquiète pas Jeanne, tout ira bien. Ils peuvent essayer de tout nous prendre, mais Sochaux, c'est nous et ça sera toujours nous.

Un semblant d'espoir nait en elle, parce que depuis qu'elle n'était qu'une petite fille à peine capable de marcher, elle a toujours cru celui qui venait de prononcer ces mots. Elle l'observe quelques secondes silencieusement. Il écrase devant elle les quelques larmes qu'il a laissé s'échapper. 

Viens on va aller regarder des souvenirs.

Elle suit sans réelle motivation le membre de sa famille depuis sa petite cuisine au salon de sa petite maisonnée. Elle s'installe dans le canapé en cuir marron qui a accompagné de nombreux après-midis et soirées depuis son enfance. Bientôt, son grand-père se retrouve assis à côté d'elle un livre dans les mains. Elle ne met pas longtemps à identifier qu'il s'agit d'un album photo.

C'était ta mamie qui les faisait. Parfois je les parcours, et...

Le silence termine une phrase qu'il n'est pas réellement prêt à finir. Alors il se contente d'ouvrir les premières pages et de les faire défiler. 

C'est celui qu'elle m'avait offert à un anniversaire juste après une montée du club. 

Elle se reconnait alors, toute petite perchée dans les bras de son papi, du maquillage sur les joues et une petite écharpe bleue et jaune nouée autour de son cou. Elle laisse ses doigts effleurer une photo où elle reconnait sous les couleurs vieillies son grand-père alors qu'il était encore jeune avec des amis, tous portant leurs maillots jaunes. Une photo à l'usine avec la moitié des employés vêtus de leurs habits de supporters. 

On travaillait mais y avait la finale le soir même, on avait tous pris le train, on avait pu finir plus tôt exprès même si la chaine n'avait pas été fermée toute la journée.

Les photos défilent et la soirée avec. Sur les visages souriants ou parfois déçus, elle ne lit pourtant que de la fierté envers un des symboles du territoire et un amour immense. Quand elle finit par dire au revoir à son grand-père tout en lui souhaitant de quand même réussir à passer une bonne soirée, elle réalise qu'une fois de plus, il avait eu raison. Le FC Sochaux-Montbéliard c'est avant tout toutes ces personnes qui peuplaient les pages cornées, qui aimaient plus que tout un bout de leur vie, de leur territoire et de leur histoire, alors s'ils y croyaient, tant qu'il y aurait une personne pour faire perdurer l'espoir, ce nouveau coup dur ne serait pas la mort mais juste une péripétie dans l'immense histoire du FC Sochaux-Montbéliard. 

À six ans, Jean-Pierre allait au stade nommé d'après Auguste Bonal pour voir son père jouer au football. Le Lillois d'origine était arrivé à Sochaux parce qu'il tapait pas trop mal dans un ballon. Le petit garçon avait les yeux émerveillés quand il pouvait supporter son héros qui partageait sa vie entre l'usine locale et le terrain de sport.

À douze ans, Jean-Pierre vivait sa première déception sportive quand le club qu'il supportait depuis désormais des années chutait en seconde division. Pourtant, comme l'intégralité des supporteurs, il continuait de le supporter la saison suivante. C'était avec fierté qu'il fêtait leur remonté, puis qu'il s'énervait sur une nouvelle descente. Pourtant, jamais il n'arrêtait de se rendre au stade week-end après week-end.

À seize ans, Jean-Pierre commençait à travailler à la Peuge, comme le reste de sa famille. C'était l'unique moyen qu'ils avaient pour subsister alors que ses parents devaient faire vivre une famille de six enfants. En tant qu'ainé, il était donc le premier à en intégrer les ateliers.

À vingt ans, Jean-Pierre et Corine se mariaient. C'était un mariage simple à l'église qui avait ravi  l'intégralité des convives. Des chants à l'honneur du FC Sochaux-Montbéliard avaient résonné à un moment de la soirée. Ce n'était pas très étonnant et même une tradition alors que l'équipe était la plus grande fierté de tout ceux qui comme lui travaillaient pour l'entreprise à qui le club appartenait.

À quarante ans, Jean-Pierre quittait la tribune latérale pour une place parfaitement au centre de la tribune principale. Les matchs passés debout à chanter et sauter étaient désormais derrière lui alors qu'il s'asseyait en début de match sur sa place qu'il avait soigneusement sélectionnée avec plusieurs amis qui avaient également pris la décision de changer de tribune pour cette nouvelle année.

À soixante-sept ans, Jean-Pierre perdait sa femme Corine. Elle s'endormait une nuit pour ne pas se réveiller et son existence s'en retrouvait complètement chamboulée. Il contenait les larmes pour rester fort, parce que c'était comme ça que cela devait être le cas. Lors de l'enterrement, une gerbe de fleurs était déposée par le club de supporters des lionceaux, parce que même si elle n'y avait jamais appartenu, ils voulaient tous lui montrer qu'ils le soutenaient. 

À soixante-dix ans, Jean-Pierre se rendait au stade tous les vendredi ou samedi en compagnie de ses vieux amis. C'était grâce à eux qu'il s'était relevé. Ils ne lui avaient pas laissé le choix. Ils avaient débarqué alors qu'il tournait en rond dans son salon et l'avaient directement emmené pour l'empêcher de se morfondre et de sombrer. Les matchs et le temps passé à côté en leur compagnie était ce qui l'avait certainement maintenu en vie.

À soixante-quinze ans, Jean-Pierre apprenait de la bouche de sa petite-fille que le club que toute la famille supportait venait de subitement s'effondrer. Les larmes se mettaient alors à rouler alors qu'il se demandait comment il allait pouvoir combler le vide que cela allait provoquer.

c'était jean-pierre. jean-pierre, c'était le papi et le papa de bcp de monde cet été quand des jeunes fans ont vu pour la première fois leurs ainés pleurer à cause de l'annonce. 

dans le prochain chap, on retrouvera isidore, un ami de jeanne & louis, qui vient d'investir dans le bar pile en face du stade & qui est toujours plein les soirs de matchs. 

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