QUATRE : ISIDORE

Quand Jeanne revient chez elle après avoir passé du temps en compagnie de son grand-père, elle est accueillie par une maison vide. Elle soupire une seconde, déçue de ne pas y trouver son petit-ami. Pendant un moment, elle lui en veut profondément qu'il ne soit pas là pour elle alors qu'elle n'allait pas bien. Et puis sa colère se dissipe quand elle pense plus sérieusement à lui.

Louis venait d'apprendre qu'il allait certainement perdre son emploi et qu'il n'était pas le seul dans le club. C'est peut-être logique qu'il veuille passer du temps en compagnie de ses collègues et amis qui étaient en train de vivre la même chose que lui. 

Elle se laisse tomber dans son canapé avant de se saisir de son téléphone portable et fait défiler les réseaux sociaux. Dessus, elle lit la tristesse et la colère de ceux qui viennent d'apprendre la nouvelle. Elle pose un cœur sur les posts de quelques uns de ses amis supporteurs dont les mots font échos au vide et à la tristesse qu'elle ressent en cet instant. 

Elle finit par se diriger vers sa cuisine. Elle dépose son téléphone sur le plan de travail avant de commencer à préparer le repas du soir. Elle reste plusieurs minutes à inspecter le contenu de son frigo, ne sachant pas vraiment quoi cuisiner. Sa détresse lui contracte l'estomac, si bien qu'elle n'a pas réellement faim. Mais elle sait que ce ne sera pas forcément le cas de Louis lorsque lui rentrera du travail et elle ne se voit pas rien manger du tout. 

Elle finit par se décider par une quiche simple à confectionner. Les éléments sont rapidement mélangés et versés dans la pâte achetée quelques jours plus tôt avant que celle-ci soit enfournée. Alors qu'elle est en train de mettre un minuteur, son portable lui vibre dans les mains et elle sourit en voyant le visage de son petit-ami s'afficher.

Elle clique immédiatement sur la notification du sms que celui-ci lui a envoyé, heureuse de voir qu'il s'est souvenu qu'elle existait. À la taverne avec les collègues, tu peux nous rejoindre :) Ses doigts tapent immédiatement une réponse alors qu'elle se décide à mettre le minuteur intégré à son four en marche. Elle ne met pas longtemps à se préparer avec l'idée de les rejoindre dans ce lieu où travaille son meilleur ami. C'était grâce à elle qu'ils l'avaient découvert et en avaient fait leur quartier général.

Quelques minutes plus tard, elle quitte son chez-elle son sac à main sur l'épaule et marche en direction du stade de la ville où le lieu de rendez-vous se trouve. Elle repère rapidement son compagnon ainsi que quelques uns de ses collègues et amis à la terrasse du bar où ils sont en train de profiter des derniers rayons de soleil. Ils sont en grande discussion avec le propriétaire du bar, devenu un de leur ami au fil de leurs soirées dans son établissement. 

Salut Isidore ! Salut les gars

Elle lui adresse un faible sourire accompagné d'un léger signe de la main alors qu'elle rejoint son compagnon. Elle pose brièvement ses lèvres contre les siennes avant de prendre possession de la chaise qu'il semble avoir gardé à son intention. 

Autour d'elle, elle reconnait un autre kiné du club ainsi que le cuisinier et un préparateur physique de celui-ci. Tous sont arrivés à peu près en même temps que Louis et font partie de sa génération, ce qui a favorisé leur rapprochement. Désormais, ils font régulièrement des soirées ensemble, qu'elles soient festives ou consistant d'un bon repas entre amis. 

Allez, à notre futur chômage !

Un rire jaune s'élève alors que des sourires forcés sont présents sur leurs lèvres. Jeanne reconnait la façon d'être de Louis lorsqu'il ne va pas bien, préférant rire de la gravité de la situation que de montrer sa souffrance. Pourtant, elle lit sur leurs visages qu'ils sont tous autant chamboulés qu'elle, même s'ils tentent de le cacher avec plus ou moins de succès. 

Les joueurs le vivent comment ?

C'est compliqué. On doit encore attendre l'appel, mais il y a peu d'espoir que les choses changent, on ne voit pas qui va venir nous sauver et ils ont déjà pratiquement annoncés la montée d'Annecy. Après y a toujours la possibilité de juste descendre en national mais...

Elle hoche doucement la tête après que le préparateur physique ait terminé son explication. 

Les tendances disent quoi ? Ils restent si le club descend juste en national ?

Ça, ça va dépendre. Je pense que certains attachés au club resteront oui. Ceux qui étaient là pour saigner le club partiront mais c'est certainement pas un mal.

Toute la tablée à des signes affirmatifs à cette remarque. Si les dirigeants s'étaient faits des sous sur le dos du club, c'était également le cas d'une partie des joueurs qui avaient bien croqué dans le gâteau.  

Après, on reste pas les pires. On retrouvera du travail, même si ce sera certainement dans un petit club ou loin d'ici. Que d'autres...

Jeanne voit les regards se tourner vers leur ami qui vient de revenir une bouteille de coca, un verre et une paille à la main. Elle le remercie avant de se servir un verre et de porter la paille en papier à ses lèvres. Il a une petite moue plantée sur le visage et elle remarque pour la première fois que le barman est bien plus pâle que d'ordinaire. Elle comprend immédiatement, bien avant que sa bouche s'entrouvre pour laisser s'échapper les mots qui sont devenus une évidence. 

Mon budget, mon prêt, mon prévisionnel de remboursement. Tout est basé sur mes ventes les jours de matchs. C'est pas avec la semaine que ça suffira.

La voix est légèrement tremblante alors qu'une légère panique est présente dans les yeux clairs et s'entend dans la voix de son ami de lycée. Elle tend la main et se saisit de celle de celui dont elle a toujours été proche, les deux ayant eu un parcours scolaire similaire. Elle a toujours été une de ses confidentes de ses divers envies et secrets. 

Ça va aller Is. On trouvera une solution, on t'aidera s'il le faut. 

Les doigts pressent les siens en retour alors qu'il lui adresse un léger sourire. Elle observe son meilleur ami. Elle sait à quel point ce bar est toute sa vie. Elle l'a entendu lui vanter Patrick pendant des années. Elle l'y a accompagné alors qu'ils n'étaient que deux collégiens à la sortie des cours. C'est là qu'il lui a confié toutes ses déceptions et tous ses doutes. C'est dans le fond qu'il lui a confié son désarroi dans la fac où il était obligé d'aller quand il s'y réfugiait le week-end pour récupérer. C'est ici qu'il lui a présenté son petit-ami, le bon cette fois-ci, comme il lui avait alors dit, les autres n'ayant même pas eu le droit de lui être présentés. 

Alors savoir que son rêve est sur le point de s'effondrer lui brise le cœur. Parce que La Taverne avait toujours été le rêve d'Isidore, mais il était aussi devenu une partie de sa vie à elle avec le temps. Et la chute d'un club à cause d'incompétents impactait bien plus que quelques salariés. 

Ici, c'est un ami qui risque de finir ruiner. Là-bas, c'est certainement un journaliste spécialisé depuis des années qui devra se reconvertir sur un autre sujet. À un autre endroit, c'est un sponsor local qui perd sa visibilité nationale. 

Tu l'as annoncé à Jean-Pierre ?

Elle sort de sa contemplation et détache ses yeux de son ami pour les reposer sur Louis.

Oui.

Ça lui échappe en un léger souffle. 

Il a pleuré. 

Elle lit le choc sur le visage de son petit-ami. Lui aussi connait Jean-Pierre. Lui aussi était là le jour où sa grand-mère était décédée. Il la serrait contre lui alors que ses jours étaient ruisselantes de larmes quand elle l'avait appris. Il lui tenait la main alors qu'elle battait des cils dans un vain espoir de ne pas pleurer lors de l'enterrement. Il était là pour relire les lignes qu'elle avait écrit et donner un avis extérieur. Louis savait donc, que pendant toutes ces choses là, Jean-Pierre ne pleurait pas. 

C'était la première fois que je le voyais pleurer...

Elle sent des doigts venir se poser sur ses épaules qui se font doucement masser. Elle relève la tête pour adresser un sourire triste à Isidore. Lui aussi était présent pour elle tous ces jours-là. Bientôt, il disparait pour revenir avec un plateau qu'il dépose au centre de la table. 

Je crois qu'on en a besoin ce soir. 

Des verres d'alcool fort se tiennent devant eux et personne ne fait rien le temps qu'il quitte la table pour récupérer une chaise à la table de derrière d'où un couple vient de partir. Jeanne sourit quand elle voit le verre d'orangina qui se tient à côté d'un contenant une boisson claire qu'elle identifie immédiatement comme du canada dry. Elle récupère la boisson présente sur la table à sa destination et chacun en fait de même. Après quelques années à les servir et les retrouver pour des soirées plus privées, Isidore connaissait sur le bout des ongles les goûts des différents membres de la tablée. 

Elle savoure la boisson réconfortante qui lui rappelle son enfance et qu'elle ne boit qu'à de rares occasions. Aujourd'hui est l'une d'elle. Isidore en a toujours dans son frigo à son intention, lui servant lorsqu'elle lui rend visite en tant qu'amie ayant besoin de parler. Évidemment qu'en cet instant, il sait que c'est ce dont elle a besoin. 

Au futur flou !

À nous !

À La Taverne !

À l'amitié ! 

Au FC Sochaux-Montbéliard ! 

Et tous savent, qu'en cet instant, ce dont ils ont tous besoin, c'est de ça. De leur amitié. Des uns des autres. Parce que c'est grâce à elle qu'ils ont déjà surmonté des obstacles. Et c'est grâce à elle qu'ils surmonteront celui-là. Ensemble. Avec leurs proches. Avec leurs amis. Avec toutes les autres personnes plus ou moins impactées qui sont certainement tristes elles aussi en cet instant-là. 

De toute façon, Sochaux, c'est nous !

Les mots perforent son esprit quand un brun vient les rejoindre, un verre à la main, et le fait claquer contre les leurs. Il s'assoie sur la chaise qu'il vient de ramener et dépose ses lèvres sur la joue d'Isidore avant de l'envelopper de son bras. Les mots font échos à d'autres prononcés un peu plus tôt. 

C'est aussi ce que m'a dit papi.

Et peut-être que s'ils y croyaient tous suffisamment fort, l'amour qu'ils portaient à leur club pourrait le sauver.   

À six ans, Isidore se rendait pour la première fois à La Taverne. C'était en compagnie de son oncle avant un match de Sochaux. À cette occasion, il avait pu boire un orangina, ce qui l'avait profondément ravi. En effet, avec une mère médecin, les sodas étaient alors pratiquement prohibés chez lui.

À huit ans, Isidore recevait un immense sourire quand il pénétrait dans La Taverne. Le patron de l'établissement le connaissait désormais bien et c'est sans poser la moindre question qu'il apporta un café expresso à son oncle et un orangina pour lui. Se poser pendant quelques dizaines de minutes sur un chaise à l'intérieur était devenue une véritable tradition pour le petit garçon.

À onze ans, Isidore passait chaque jour devant La Taverne. Il avait alors son lourd sac à dos sur le dos. Le propriétaire lui adressait alors un grand signe de la main à travers la vitre ou un bonjour s'il était sur la terrasse. Parfois, il lui offrait même une boisson que le jeune homme s'empressait d'accepter. Quand il le voyait en pleine discussion avec ses consommateurs, il se disait toujours que plus tard, il aimerait être comme lui. 

À quatorze ans, Isidore s'asseyait régulièrement sur une table dans le fond de la pièce de La Taverne. C'était là qu'il faisait ses devoirs entre deux discussions avec Patrick qui lui apportait toujours un goûter et un verre de sirop à l'eau. Assis à sa petite table que les consommateurs habituels semblaient lui réserver, il écoutait les diverses discussions des clients présents, souriant aux diverses anecdotes et enfermant au plus profond de son esprit toutes les histoires que chacun se confiait. 

À seize ans, Isidore rentrait en compagnie d'un ami de lycée dans La Taverne. Un sourire éblouissant l'accueillait. Il s'installait à sa table habituelle et un orangina arrivait avant même qu'il n'ait eu à passer sa commande. Ici, il se sentait particulièrement en sécurité, c'était pour cela qu'il avait choisi ce lieu pour cette sortie. 

À vingt ans, Isidore rentrait la main glissée dans celle du brun dont il partageait la vie dans La Taverne. Quelques inconnus les suivaient du regard avant qu'ils ne les détournent quand ils saluaient celui qui dirigeaient le lieu. Ils discutaient avec lui pendant plusieurs minutes avant de quitter le bar pour se diriger vers le stade où ils rejoignaient des amis qu'ils avaient rencontrés au lycée dans la tribune supporters. 

À vingt-deux ans, Isidore terminait ses études en géographie et fêtait son diplôme en privatisant La Taverne. Ces études étaient loin d'être son rêve et même s'il avait trouvé un emploi, en étant embauché à la sortie de son stage de fin d'études, il doutait de se faire plaisir au sein de celui-ci. Mais il avait été obligé de faire des études, ses parents ne lui laissant pas le choix. L'avocat qu'était son père et la médecin qu'était sa mère ne pouvaient pas comprendre que son rêve était de reprendre La Taverne quand Patrick partirait en retraite. Alors, il avait mis ses envies de côté, commençait à travailler et à économiser pour un jour pouvoir l'accomplir. 

À vingt-six ans, Isidore apprenait que c'était la dernière année où Patrick allait être le patron de La Taverne. Le soixantenaire lui annonçait au détour d'une conversation amicale avec lui et son petit-ami, tandis qu'ils s'étaient arrêtés boire un café en rentrant du travail. C'était à cette occasion qu'il lui proposait de reprendre sa boutique. Pour le futur retraité, il ne voyait personne de plus adapté à reprendre le bar en face du stade que le jeune homme qui y passait plusieurs jours par semaine depuis qu'il était gamin. Et dans l'esprit d'Isidore, son rêve revenait et semblait pour la première fois prendre des teintes de réalité.

À vingt-sept ans, Isidore s'endettait pour vingt ans à cause de La Taverne. En effet, les études terminées et le premier emploi ne lui correspondant finalement pas, il achetait le bar en face du stade. C'était celui où il avait passé une grande partie de son enfance et adolescence et en devenir le barman était un véritable rêve d'enfance. Il était le plus heureux du monde quand les supporteurs des lionceaux arrivèrent et le félicitèrent lors du premier match après le changement de propriétaire. Le lieu devenait petit à petit un immense lieu de convivialité également au cours de la semaine, mais malgré tout, Isidore savait que pour le voir survivre, il lui fallait absolument les week-ends.

À vingt-neuf ans, Isidore discutait en compagnie de l'ancien patron désormais à la retraite et de son compagnon quand il vit ses amis débarquer à La Taverne. Il comprit immédiatement que quelque chose ne tournait pas rond et c'est complétement retourné qu'il termina la soirée. 

j'espère que le concept des différents personnages découverts et qui vont petit à petit se mêler vous plait.. 

c'était le chapitre où tout le monde prend conscience qu'il n'y a pas que les salariés qui vont être impactés mais une grande partie de la ville qui profite de la présence du club sur le territoire. 

dans le prochain, lendemain d'annonce difficile chez peugeot et découverte de mathilde, une collègue dont la vie pourrait rapidement devenir très compliquée. 

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