HUIT : ZÉPHYR
Jeanne se sent particulièrement fatiguée quand elle retourne au travail ce matin-là. Sa nuit a été ponctuée par les réveils réguliers suite auxquels elle ne parvenait pas à retrouver le sommeil. Ses yeux clairs se posent sur son écran et se perdent dans le vague. La liste des tâches à faire ce jour-là diminue bien trop lentement à son goût mais elle ne parvient pas à s'y mettre malgré son énervement de n'avancer à rien.
— Je vais reprendre un café, quelqu'un en veut un ?
— Moi.
La voix de Yanis résonne dans le couloir alors qu'elle passe devant son bureau, filant en direction de la machine à café installée un peu plus loin. Elle en a déjà avalé trois ce matin-là mais semble en manque perpétuel de caféine. Elle se dit que celle-ci va peut-être l'aider à se mettre à travailler avec efficacité. Au plus profond d'elle, elle sait pourtant que la molécule ne pourra jamais concurrencer les trop nombreuses heures de sommeil manquantes.
— Attends, je viens avec toi.
Elle entend les pas qui se rapprochent d'elle à vive-allure et se retourne vers le responsable de production. Ses traits sont également fermés, la joie vive s'y trouvant d'ordinaire paraissant en avoir été drainée.
— Pas de bonnes nouvelles ?
— Pas qu'on sache malheureusement. Y a une réunion aujourd'hui, on en saura plus ce midi.
Mais à la gravité présente sur le visage de son collègue et ami, elle ne doute pas une seconde qu'il a des informations auxquelles elle n'a pas accès qui ne lui donnent pas le sourire.
— Et le projet de rachat ?
— Le truc de socio ?
Elle a un léger mouvement de tête.
— Il est intéressant mais ça dépend entièrement du repreneur. S'il lui manque des sous, on pourra toujours entrer au capital, mais c'est une possibilité parmi des dizaines. En tout cas, la cagnotte augmente comme jamais. Et les dons des supporters des autres clubs font particulièrement chaud au cœur.
— C'est ça d'être une part du patrimoine français.
Un léger sourire s'installe pendant quelques secondes sur ses lèvres alors qu'il récupère à son tour sa boisson.
— La chute d'un titan, ça ferait un beau nom de documentaire.
— Je crois qu'il y a un copyright sur le nom.
Ses prunelles brillent une seconde quand elle réussit à lui arracher un vrai rire avec sa réponse.
— Dommage...
Elle récupère un sucre qu'elle coupe en deux et fait tomber au fond de sa tasse avant de s'armer de la petite cuillère présente dans l'objet et remuer sa boisson.
— Il faudrait un nom qui se rapproche d'un film plus heureux pour quand on se remettra de tout ça et qu'on brillera de nouveau au plus haut.
— Ouais, bonne idée.
La main se pose une seconde sur son épaule, la pressant doucement avant qu'il se retourne vers le couloir et qu'elle l'y suive. Elle se fait bataille quand elle se retrouve devant son ordinateur pour ne pas aller s'intéresser à ce projet et lire les avancées effectuées par celui-ci. Mais malgré sa crainte du futur de son club, ce n'était ni le lieu, ni le moment. Pourtant, en traversant le parking en arrivant ce matin-là, le nom du club au lion jaune était une nouvelle fois sur toutes les lèvres.
— Il faut que j'appelle papi.
Elle grimace alors qu'en face d'elle, son petit-ami est désabusé. Son visage est perdu comme c'est le cas depuis plusieurs jours et ce n'est pas la nouvelle de l'après-midi qui va arranger les choses. Elle lui adresse un maigre sourire de réconfort avant de quitter la table où ils ont pris leur goûter, la jeune femme rentrant rapidement dès qu'elle avait appris l'annonce. La larme roulant lentement sur la joue de Louis lui arrache le cœur.
Ce jour-là, il s'était rendu au club pour ranger sa salle de massage et la préparer afin qu'elle soit prête pour un éventuel communiqué positif. Ce n'avait pas été le cas, la chute du club quatre divisions plus tôt ayant été acté sans qu'il n'y ait plus la moindre possibilité de recours. Avec elle, c'est sa vie qui s'écroulait.
Mais le pire avait certainement été de voir les jeunes enfants quittant le centre de formation pour le week-end après un stage de début d'été en sachant qu'ils n'y remettraient certainement plus jamais les pieds. Il avait été témoin des regards hagards et des larmes roulant sur leurs visages encore parfois poupons alors qu'ils ne savaient pas s'ils se reverraient ni où ils joueraient quelques semaines plus tôt.
Jeanne contient ses propres larmes alors que les mots prononcés et les descriptions les lui ont fait monter aux yeux. Elle tente d'avoir la voix stable et d'en limiter les tremblements quand une voix résonne dans le combiné.
— Papi. J'ai une mauvaise nouvelle.
Elle entend du bruit à côté du téléphone et les mouvements que fait son grand-père pour quitter un lieu particulièrement bruyant.
— Désolé, j'étais avec les copains à La Taverne. Je sais Jeannou, ils en ont parlé aux informations.
Elle laisse rapidement celui-ci avec ses amis, n'ayant pas envie de le gêner alors qu'il profite avec eux en sachant que bientôt, les occasions de se voir se feront peut-être plus rares. Il faudrait dans tous les cas en trouver d'autres.
— Alors ?
Elle s'installe à table, pressant une seconde les doigts de son compagnon.
— Il savait, il est à La Taverne.
— Il va là-bas ?
— Je l'ai découvert aujourd'hui. On le rejoindrait ?
Un hochement faible du bas vers le haut lui répond.
— Rien n'est pire que de rester ici à tourner en rond. Il faut que je me change les idées.
Jeanne ne fait aucun commentaire. Elle sait qu'elle n'y arrivera pas seule. Louis ne va pas bien et être là pour lui ne suffira pas forcément. Elle sait déjà tout. Elle l'a écouté se confier. Elle l'a pris dans ses bras. Elle a séché ses larmes. Mais elle ne sait pas quoi dire. Parce qu'elle est tout autant retourné et elle n'arrive pas elle-même à regagner la surface et chasser le FC Sochaux-Montbéliard et sa descente aux enfers de son esprit.
— Tu peux aussi inviter Jasmine, elle sera certainement contente de nous y retrouver.
Elle hoche la tête avant de lui envoyer un message auquel la brune répond qu'elle arrivera plus tard car elle doit fermer sa boutique.
— Salut Is. Salut Matt.
Ses lèvres se portent aux joues de son meilleur ami et de son compagnon une nouvelle fois présent ce soir-là.
— Ça t'arrive de bosser ?
— Pas de copies le vendredi !
Elle rit avec le professeur de mathématiques pendant quelques dizaines de secondes, se moquant de ses horaires et lui de ses trop nombreuses rtt accumulées au fur et à mesure de l'année. Et puis elle l'abandonne pour le fond du bar où elle aperçoit celui qu'elle veut saluer, tournant le dos à la salle et attablé avec des personnes de son âge.
— Coucou papi !
Elle vient doucement l'embrasser avant de relever les yeux vers le reste de la tablée donc elle ne connait qu'un membre.
— Jeanne ! Je savais pas que tu venais ici !
— Isidore est mon meilleur ami depuis le lycée papi.
— Je vous présente ma petite fille Jeanne. Elle aussi c'est une grande supportrice. Elle est en latérale.
Elle rit quand les trois autres membres se mettent sur le champ à raconter des souvenirs de cette époque où ils sautaient encore au milieu des autres avant qu'ils se soient assagis et aient rejoint la tribune principale pour profiter plus calmement du spectacle.
— Et son compagnon est kiné au club !
La fierté dans la voix de son grand-père est telle qu'elle ne lui rappelle pas que le futur est plutôt sombre pour lui aussi. Elle aura l'occasion de lui en reparler à un autre moment. Elle lit pourtant dans le regard et sourire désolés que lui adresse celui qui lui fait face qu'il a bien identifié le problème qui pourrait se poser prochainement.
La porte claque dans le fond et elle tourne la tête pour voir une mère et un adolescent entrer dans les lieux. Ses lèvres et ses épaules s'affaissent devant les yeux rougis de celui qui porte un T-shirt du club et traine un sac de sport avec lui. Elle observe Louis le rejoindre et lui adresser quelques mots avant de lui presser doucement l'épaule dans un signe de réconfort et puis aller s'installer à la table pour deux dans un coin de la pièce.
— Un enfant du club ?
Il hoche la tête quand elle le rejoint à leur table quelques secondes plus tard.
— Zéphyr. Ça fait deux ans qu'il jouait dans les équipes jeunes. Je sais pas ce qu'ils vont devenir tous. Ils savaient même pas ce qu'il se passerait quand ils partaient tout à l'heure. Je l'aimais bien. C'était rare que je m'occupe des jeunes mais j'avais pris en charge plusieurs de ses séances de kiné quand il s'était blessé. Il était à l'internat donc c'était plus simple pour qu'il se soigne vite.
Les mots coulent encore et encore alors qu'il lui raconte sa joie quand il avait pu rejouer. Le cupcake de remerciements qu'il lui avait ramené le lundi d'après. La lettre de sa part qu'il gardait épinglée dans son bureau dans les locaux du club. Et puis tous les rêves qu'il lui avait confiés quand il était allongé sur la table en train de se faire masser sa cuisse blessée. Ses doigts glissent doucement dans les autres quand elle entend les tremblements naissant dans la voix.
Elle laisse trainer ses yeux sur le visage triste de l'enfant aux rêves éparpillés. Des rêves en jaune et bleu apparemment. Parce qu'il fallait croire que malgré la Ligue 2, malgré les descentes et les difficultés, malgré la globalisation du milieu et les clubs toujours plus riches et puissants, ici, certains continuaient de rêver d'une carrière FC Sochaux-Montbéliard. Et Jeanne trouve ça particulièrement beau même si son rêve vient certainement de se briser comme bien des autres.
Peut-être que plus tard Zéphyr comme il s'appelle pourra raconter à ses enfants qu'il a joué pour le club de ses rêves. Mais cela reviendra à leur expliquer qu'il n'existe plus, engloutit par les hommes véreux qui avaient mis un pied dans le football national et mondial des années plus tôt. Elle espère que le projet fonctionnera malgré la chute, que d'ici quelques années ils rebâtiront un club qui leur appartiendra, dont ils pourront tous être fiers. Un club dans lequel Zéphyr pourra jouer avec fierté lorsqu'il aura l'âge d'être dans la meilleure équipe.
Elle ne peut s'empêcher de penser en même temps au mari de cette collègue qui devait connaître le jeune garçon pour travailler dans ce domaine au sein du club. Quand elle voit la douleur présente sur les traits de son compagnon, elle ose à peine imaginer celle qu'il doit ressentir à l'idée de leur dire aurevoir sans savoir s'il pourra un jour les revoir. Alors que les distances sont parfois grandes, elle sait que des amitiés viennent certainement de voler en éclat si les équipes jeunes ne sont pas sauvées.
— Tenez !
Elle adresse un franc sourire à son meilleur ami alors qu'il vient de déposer des boissons devant eux. Elle lit sur ses traits une baisse de son inquiétude alors que son bar est bondé en cette belle journée d'été. Elle se demande comment elle sera d'ici quelques mois. En attendant, il avait un peu de répit. Elle a des idées à lui soumettre, un changement de cap qui pourrait l'aider. Et puis Matthieu a toujours aimé les jeux, elle sait qu'il la soutiendra dans le débat sur un éventuel changement, même si Isidore devrait pour cela remettre en question l'image qu'il a de ce lieu datant de son enfance.
Elle n'a pas le temps de discuter avec lui, pas aujourd'hui alors qu'il vole de tables en tables et que les rires sont présents pendant quelques secondes sur les visages d'amis se retrouvant. Pendant quelques secondes, tout semblait comme avant et Jeanne avait envie de graver à tout jamais cet instant.
À six ans, Zéphyr commençait le volleyball. À l'époque, ce n'était que des jeux de ballons. Il comprit bien rapidement qu'il n'était pas très doué de ses mains quand il s'agissait de jouer avec une balle.
À sept ans, Zéphyr faisait de la course à pieds. Son oncle était entraineur d'athlétisme et il l'emmenait au stade tous les samedis. Il aimait beaucoup courir sur la piste qui était agréable sous les pieds. Une fois, il avait même fait un cross. Il avait fini par tomber dans la terre et il était rentré couvert de boue. Il aimait beaucoup courir, mais il préférait l'année d'avant quand il pouvait jouer avec les autres : à plusieurs.
À huit ans, Zéphyr testait le football. Ses parents avaient trouvé que c'était un bon compromis entre course et sport d'équipe. Et puis, il n'y avait pas besoin d'être trop doué de ses mains. Eux-mêmes n'étaient pas particulièrement fan de ce sport, mais ils souhaitaient que leur enfant en pratique un, quel qu'il soit. Ce fut le début d'une belle aventure. Il mêlait à peu près tout ce qu'il aimait et il adorait changer d'endroits sur le terrain. Mais ce qu'il préférait, c'était quand il se retrouvait devant le but à empêcher les gens de marquer.
À onze ans, Zéphyr jouait défenseur depuis plusieurs mois. Ils n'étaient pas beaucoup à vouloir jouer à ce poste-là, mais ça l'arrangeait, parce que c'était son préféré. Et quand il jouait ce jour-là, il ne voyait pas celui qui se trouvait sur le bord du terrain et le suivait du regard d'un bout à l'autre du match. À la fin du match, il l'attendait avec sa maman et avait une proposition pour lui : le FC Sochaux-Montbéliard voulait qu'il rejoigne leur club.
À douze ans, Zéphyr rentrait sur le terrain en tenant la main d'un vrai joueur, un joueur du FC Sochaux-Montbéliard. On lui avait proposé de prendre celle d'un marseillais, mais lui, il voulait celle de son joueur préféré et il était habillé en jaune et bleu. Il avait des étoiles dans le fond des yeux quand les lueurs du stade se reflétèrent dans ses prunelles alors qu'il pénétrait sur le carré vert la main glissée dans celle du héros local.
À treize ans, Zéphyr faisait régulièrement le même rêve. Un rêve de gloire. Un rêve en jaune et bleu. Un rêve de maillot au lion brodé sur la poitrine. Un rêve où il gagnait des matchs avec le FC Sochaux-Montbéliard plus tard. Pourtant, ce soir-là quand il quitta le centre d'entrainement où il avait joué pendant deux ans, il ne savait pas s'il y remettrait un jour les pieds.
et voilà j'aurais certainement pu continuer de développer sur d'autres personnes, mais je trouve qu'on a déjà eu un beau panel. donc le prochain chapitre sera l'épilogue :)
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