Chapitre 44: Un, deux, douze.
Les coups de feu et les explosions retentissaient autour de lui. Ren ouvrit les yeux et découvrit un paysage d'apocalypse qui lui semblait bien familier. Une rue en flamme, les pavés couverts de cendre et de sang. Le feu rougeoyant se déployait tout autour de lui, léchant le ciel noir et orageux.
Au sol un peu plus loin, Nya rampait, une blessure violette au mollet. Elle respirait avec difficulté à mesure que du poison circulait dans ses veines. Couverte de sang et de cendre, elle finit par chercher son air. Enfin elle s'immobilisa sous le regard perdu et horrifié de Ren.
Un cri strident retentit et le sang du jeune homme ne fit qu'un tour. Il pivota la tête. Il vit Sarah se prendre une balle en plein cœur. Une tâche de sang sombre se dilata sur sa poitrine. Un filet écarlate coulait de sa bouche quand elle tendit une main suppliante vers Ren, larmes aux yeux avant de s'effondrer au sol
Ren hurla comme il n'avait jamais hurlé et se précipita en avant mais un seul pas et le voilà dans un métro aérien filant à toute vitesse. Le ciel dehors était toujours aussi noir, les couleurs grisées. Ren aperçut Matt en bout de rame, puis un coup de feu en pleine tête le fit tomber raide mort au sol. Le cœur cognant Ren vit Stone s'avancer avec son pistolet à la main, un sourire de psychopathe sur les lèvres.
— Bang !
Ren vit avec précision le coup de feu lui faucher son muscle cardiaque. La douleur brûlante de la blessure le fit hurler tandis que du sang chaud et poisseux lui dégoulinait de la poitrine. Il tomba en arrière lorsque le monde bascula et que l'horizontale se transforma en verticale.
Le son de son cœur battant à un rythme chaotique le réveilla et Ren se redressa d'un seul coup, souffle court et le corps couvert de sueur froide. Il posa son oreiller sur ses genoux et mit sa tête dedans, le temps de comprendre qu'il était réveillé et que ce n'était qu'un cauchemar. Il alluma sa lampe murale qui diffusa une lumière faible et orangé qui perça l'obscurité. Il était dans sa chambre, à l'internat. Il souffla doucement et reprit une respiration normale. Au dessus de lui le matelas de Matt bougea et la tête à l'envers de l'elfe apparut, ses yeux de myope plissés et éblouis par la lumière.
— Ça va ? s'enquit-il.
— Cauchemar, répondit Ren à voix basse.
— Ça m'étonne pas, chuchota Matt en se grattant une oreille. Mes rêves sont pas du genre tranquilles en ce moment. J'ai l'impression d'être mort à chaque fois que je me réveille.
— C'était un peu ça quand on était là bas... La moitié du temps, quand on se réveillait, c'était après s'être fait tué...
— Vous allez la fermez ?? Y en a qui veulent dormir !!!
Ren et Matt sursautèrent et pivotèrent la tête en direction de l'autre lit superposé, plongé dans l'obscurité. Angoissés et osant à peine respirer ils gardèrent le silence quelques instants avant d'oser parler.
— C'était qui ? demanda Matt.
— Vu la phrase je dirais Derak... Mais c'était pas sa voix...
— Finalement je veux pas savoir. Viens on dort...
— Ouais...
Ren éteignit la loupiote et se tourna conte le mur, avec la furieuse sensation d'être observé dans son dos. La bizarrerie de la situation l'empêcha de se rendormir tout de suite.
Le lendemain, il y eut la vieille bagarre pour la place à la salle de bain. Puis, après un pierre feuille ciseau rapide, Derak et Matt furent commis à l'infâme tache de la lessive. Chargés des paniers à linges, deux chacun, ils quittèrent la chambre comme s'ils partaient pour un voyage sans retour.
— Tu arroseras mes plantes ? demanda Matt, dépité.
— Pas de soucis, fit Ren avec un salut militaire.
Derak agita une chaussette sale comme un mouchoir et ils partirent pour la buanderie. Ren s'étira longuement pour se dérouiller le dos et jeta un coup d'œil à Pix, sur son portable. Se sentant épié, il releva les yeux et rougit. Il regarda à gauche, puis à droite avant de sourire, mal assuré.
— Euh... On fait un Smash Bros en attendant ?
— Pas envie...
Le plus grand tapota un ongle sur l'écran de son portable.
— C'était... comment de votre côté ? demanda-t-il.
— T'as pas écouté l'autre jour ou quoi ? On en a déjà parlé.
— Ah c'est vrai...
— Je t'ai senti tendu et ailleurs dernièrement, poursuivit Ren. Y a un truc qui va pas ? Il s'est passé quoi exactement dans le Troisième monde ?
Ren baissa les yeux et remarqua que l'index de Pix venait d'appuyer cinq fois sur le bouton pour augmenter le volume de son portable, et donc de sa musique. Il réajusta son casque.
— J'ai un peu oublié. Et les autres ont déjà dit l'essentiel. Maintenant c'est derrière nous...
À son ton, il n'y croyait pas une seule seconde. Ren haussa les épaules.
— Je vais boire un truc au café, tu viens ?
Pix déclina poliment, son timide sourire d'autrefois sur le visage.
— Je vais rester là et me reposer un peu.
— Comme tu veux.
Laissant le garçon derrière lui, Ren sortit des dortoirs puis de la salle commune. Il s'échappa du bâtiment et souffla dans l'air frais du matin. Le parc de l'école respirait la quiétude, chose qui faisait du bien à Ren. Seul avec ses pensées il traversa les allées sous les arbres verts vifs. Le vent faisait se balancer les feuilles, créant un murmure agréable.
Ses pas l'emmenèrent jusqu'au café attenant à la cantine. La carillon de l'entrée lui rappela le bistrot dans lequel il avait retrouvé ses amis, dans le Deuxième monde. Un instant il crut voir arriver le cafetier Jipé, avec sa moustache grise et son tablier de cuir au comptoir. Scorpio aurait été assis au bar en buvant un verre, avec son sourire charismatique et ses yeux de topaze cerclés de khôl. Charlie aurait été dans le coin, en train de rédiger quelque chose sur un bloc-notes, ses cheveux dorés élégamment relevés à l'arrière de sa tête et son œil bleu pétillant de vie.
Hélas ça aussi c'était fini. Ren ne les reverra sans doute jamais en chair et os. Cette pensée l'attrista. En se retournant il remarqua Gabi, assise à une table avec Emi, la gamine qu'elle avait ramené avec elle. Bouche en cul de poule, la fillette buvait du chocolat chaud avec une paille en inox. Gabi mâchait un croissant du bout des lèvres. Molle et fatiguée, elle leva une main pour saluer Ren. Il tira une chaise en face d'elle et s'assit. La gérante du café, une antillaise aux cheveux tressés avec des fils d'or lui apporta un chocolat chaud.
— Qu'est-ce que tu viens faire là ? demanda Gabi.
Impertinent, Ren indiqua sa tasse comme si c'était évident, avant de boire une gorgée. Il eut un mal fou à rester de marbre quand le mélange cacaoté lui brula la langue et l'œsophage.
— Et toi ?
— J'accompagne Emi prendre son petit déjeuner.
La fillette leva son œil saumon vers Ren, l'autre étant caché par un bandeau médicale. Elle fronça les sourcils, ce qui n'allait pas du tout avec les rondeurs de son visage d'enfant.
— Toi t'es moche !
— Emi voyons...
— Il est pas beau !
— Et ben t'es vraiment difficile toi, dit Ren avec tranquillité.
Il se tourna vers Gabi qui avait englouti son croissant.
— Tu vas en faire quoi ? demanda-t-il.
— J'ai déjà tout réglé. J'ai profité d'un entretien avec la directrice pour la convaincre de la prendre dans la classe spéciale. Avec mon pouvoir c'était facile. Elle n'a pas posé de questions sur ses parents ou d'où elle venait. Emi va entrer à l'école dès septembre. En attendant elle reste là avec moi.
— C'est vrai que tu restes à Occlasia toute l'année.
De mémoire, Gabi n'avait jamais quitté l'école, sauf pendant les grandes vacances où elle partait en foyer. Quant à la classe spéciale, il s'agissait d'une unique classe correspondant au primaire. Les élèves du CP au CM2 s'y mélangeaient. Il s'agissait soit d'élèves prodiges dans des écoles normales, soit de cas particuliers comme l'était apparemment Emi. Comme l'a été Gabi.
— J'aurais de la compagnie maintenant.
Menton dans la main, Ren regarda la fillette finir son chocolat chaud puis le fixer comme un extra-terrestre. Après un apparent instant de réflexion elle dit d'un air faussement sérieux, ce qui ne collait vraiment pas avec son âge :
— J'ai déjà vu ta mocheté.
— Ouais, ben moi aussi, rétorqua Ren.
Il tourna d'un coup la tête vers Gabi, qui venait de relever la sienne de sa tasse avec la même brusquerie.
— Quoi ? fit-elle, devançant Ren.
— Toi quoi ! répliqua-t-il. Pourquoi tu sursautes d'un coup ?
— Oh pour rien...
Ren pinça les lèvres et maugréa intérieurement. Ce foutu sentiment de déjà-vu ne le quittait pas d'une semelle. Pourtant il connaissait Gabi depuis des années, c'était donc normal ? Il détailla en silence le visage des deux filles en face.
Et d'un coup une idée aussi sotte que grenue lui traversa la caboche. Il voulut la chasser vite fait mais trop tard : elle était déjà bien ancrée avec la ferme intention de ne pas bouger, même sous la menace. De plus, de petits détails anodins confirmaient doucement l'hypothèse qui naissait malgré lui entre ses neurones. Pourtant... Cette impression de déjà-vu... L'œil droit étrangement masqué...
Non vraiment l'univers avait le sens de l'humour et voulait absolument le prouver...
— Tu vas arrêter de nous fixer avec tes sourcils froncés et sans doute une faille en guise de ride du lion sur ton front ? demanda Gabi.
— T'es moche ! insista Emi.
— Non c'est juste... Un sentiment familier, une impression de déjà-vu quand je vous regarde toutes les deux...
Ça ne pouvait pas être une coïncidence, il le sentait au fond de lui, mais en même c'était tellement improbable... Mais comment vérifier sans se tromper ? Comment être sûr ?
— C'est quoi vos pierres de naissance ? demanda Ren, frappé d'une idée.
Gabi se crispa de façon imperceptible, même pour elle.
— L'émeraude, mois de mai, dit la jeune fille. Pour Emi c'est le diamant, d'avril.
— Comme Dada ? questionna la fillette. Dada il a les cheveux tout en diamant !!
La mâchoire de Gabi se contracta alors qu'elle tourna un œil vers Emi. Ren cria victoire dans sa tête, et la voix d'Aguamarine se mit en route pour le sermonner d'être aussi imprudent, d'être un crétin mais aussi un génie.
— Qui est Dada ? demanda Ren.
— Son ami imaginaire, dit Gabi, blasée.
— Un grand monsieur tout blanc avec des cornes sur la tête et de long cheveux bouclés comme du diamant ! décrivit Emi. Et des yeux comme le mien.
Gabi souffla longuement par le nez. Qu'est-ce qu'elle espérait ? Qu'Emi sache mentir ? Elle était trop jeune et trop innocente pour ça. Chez la plupart des gens ce qu'elle disait était pris au second degré d'un air attendri. Mais pas chez Ren.
— Tu l'as pas ramené que par pitié, hein ? dit il en regardant Gabi sous sa mèche de cheveu.
— Diamond ! C'est Diamond ! piailla Aguamarine dans sa tête. On a trop de chance ! Hii Topaz et Charlie seront tellement contents !
— Je vois pas de quoi tu parles...
— Emi, tu me montres tes beaux yeux ? demanda Ren en se tournant vers l'oni.
— Mais t'es pas bien ? Et si elle était borgne hein ? Tu vas l'obliger à te montrer son orbite toute vide ?
— Tadaaa !!
Emi avait enlevé son cache œil blanc et carré révélant comme espéré un grand œil de diamant à Ren. Il sourit. Il ne lui aura pas fallu longtemps pour trouver deux autres Gardiennes. Une grosse semaine, à peine. Il pouvait remercier Emi et son indiscrétion d'enfant. À côté de la fillette, Gabi fit tout pour ne pas paraître dégoûtée.
— Comment t'as su ? demanda-t-elle sèchement. Non tais toi, faut aller discuter ailleurs.
Le café n'était pas trop plein et ils étaient suffisamment isolés et silencieux pour ne pas attirer l'attention mais c'était quand même plus prudent de bouger. Gabi remit le cache œil à Emi qui poussa un cri strident de protestation. Gabi la fit taire avec une main sur la bouche et sortit du café. Ren posa des pièces d'argent sur le comptoir et les suivit.
Ils allèrent se poser derrière le bâtiment du CDI, au niveau de l'aire de livraison des livres. C'était un choix judicieux, il n'y avait que la forêt de conifères et l'enceinte de l'école pour les écouter. Et éventuellement cette harpie de documentaliste qui pourrait avoir soudain l'envie de se poster dans les conduits d'aération pour écouter deux adolescents en tête à tête avec une gamine.
— Donc j'imagine que ta mèche de cheveux gras sert à cacher un œil bizarre ? demanda directement Ren.
— Comment tu sais ? Je ne comprends pas...
— Tu es une Gardienne... dit Ren, sans presque croire qu'il parlait de son amie. Et elle aussi.
Il désigna Emi, en train de fixer un pivert sur un sapin avec de grands yeux ronds.
— Qui te l'a dit ?
— Personne je l'ai deviné...
— Mais tu n'es pas un...
— Si... Je suis le Gardien d'Aguamarine la Douzième.
Gabi se décomposa et secoua la tête comme pour s'éclaircir les idées.
— Euh... Wow... Non c'est pas possible !
— Puisque je te le dis.
Il leva une main et fit tourbillonner de l'eau autour avant de former une bulle.
— Je tiens mes pouvoirs d'une déesse... Je partage sa mémoire, ses souvenirs et son truc là, un plan métaphysique.
— Mais mais... T'as des lentilles peut-être ? questionna Gabi, perdue.
Ren secoua la tête et la bulle d'eau se transforma en une jolie méduse. Avec lenteur et élégance, elle se mit à nager dans les airs, ondulant son ombrelle et ses tentacules aqueux. Emi la suivit, émerveillée.
— Non, mes yeux sont comme ça naturellement.
— Un Gardien est censé avoir l'œil droit en cristal...
— Mon cœur l'est...
Lèvres pincées, Gabi rapatria sa mèche de cheveux gras et noirs derrière son oreille. L'œil qu'elle avait toujours masqué ainsi était en émeraude.
— Bizarre, commenta-t-elle.
— C'est à cause de ma mère. Elle faisait des expériences avec un morceau de cristal qui était l'âme d'Aguamarine quand elle a décidé de me l'implanter au cœur. Histoire de vérifier si elle ne craignait rien à se l'implanter elle-même. Dommage pour elle : j'ai survécu et elle n'avait plus son caillou. Résultat l'aigue marine a fusionné avec mon cœur. Voilà.
— T'es un Gardien... J'y crois presque pas...
Gabi regarda Emi toujours en train de courir en cercle en dessous de la méduse en eau. Ren l'avait presque oublié.
— Donc toi aussi tu as une déesse dans la tête qui te fais tout le temps la leçon de morale ? continua la jeune fille. Toi aussi tu rêves d'avant la Guerre ?
— Toi aussi tu cherches les pièces du puzzle ? demanda Ren.
Son sous entendu fit mouche. Gabi écarquilla les yeux.
— Emerald m'en avait parlé... Elle m'a dit de retrouver les Douze pour reformer leur mémoire. Et pouvoir trouver... Celui qui a brisé le monde.
— Et qui recommencera. C'est bien, ça évite des heures de palabres.
— Pour le pacte de sang aussi, tu poseras pas de question ?
— C'est ce que j'allais même te proposer. Ce pacte va lier nos esprits et ceux de nos déesses. Tu as déjà vu l'Horloge ?
Gabi acquiesça. Elle rentra frileusement les mains dans les poches de son imperméable.
— Emerald m'avait déjà tout expliqué avant que je ne tombe sur Emi. Et une fois le pacte de sang fait, j'ai pu rencontrer Diamond en personne à l'Horloge. Tu pourras le voir aussi.
Gabi trouva une épingle à nourrice au milieu de ses poches. Elle souffla et planta l'aiguille dans son pouce.
— Qu'on en finisse...
— Ah ouais, comme ça d'un coup...
Ren s'était attendu à un interrogatoire sans fin et à de la réticence mais Gabi voulait juste expédier ça comme un colis à la poste et s'en débarrasser. Ren récupéra l'épingle et son pouce piqua quand une goutte de sang y perla. Une poignée de main presque officielle se fit entre les deux adolescents.
— Bon, maintenant on est trois, dit Gabi en regardant Emi.
— Cinq, corrigea Ren.
Gabi haussa les sourcils bien haut, étonnée.
— Ben dis donc, t'as plus de cartes dans ta manche que ce que je m'y attendais.
— Ouais... Dans le deuxième monde j'ai rencontré deux personnes. Charlie et Scorpio. Ils me semblaient très familier à la première rencontre. Comme si je les avais toujours connus. Comme si c'étaient de vieux amis perdus depuis des siècles... Ce sont eux qui m'ont tout appris sur les Douze, les Gardiens et leur mission. On a fait un pacte de sang tous les trois, et on s'est juré de retrouver tous les Gardiens. Où qu'ils soient. Et je viens de vous trouver vous deux.
— Cinq sur douze, c'est peu.
— C'est déjà bien.
— Donc je vais pouvoir rencontrer deux autres Gardiens d'un autre monde, cette nuit à l'Horloge. La vie est incroyable quand même. Les chances pour qu'on se croisent étaient infimes quand on y pense.
— Pourtant on a réussi à saisir chacune d'entre elles. J'appelle ça un énorme concours de circonstances.
— Ou juste le destin...
— J'ai pas envie d'y croire en ce truc.
Gabi sourit et remit sa mèche en place.
— Crois moi, tu peux... Le destin c'est juste un jeu injuste, auquel on gagne ou on perd. Un jeu auquel on joue, mais dont on ne touche jamais les dés. Et avec un peu de chance, il nous sourit.
Ren fit la moue, peu convaincu.
— Parfois faut le provoquer et le prendre en main le destin. Quitte à arracher les dés au maître du jeu.
***
Comme prévu la nuit suivante, Ren se réveilla sur l'inconfortable plage de galets anthracite du plan métaphysique d'Aguamarine. Il se redressa en baillant. Autour de lui, les immenses cascades coulaient inlassablement, créant de la brume dans les bassins en dessous. Ren arpenta la mare principale, mais aucune trace d'Aguamarine. Il pesta et monta la sorte d'escalier naturel creusé dans la falaise, pour prendre de la hauteur et espérer la repérer.
Le ciel bleu et une étendue d'eau entourait le lieu à l'infini. Curieux, Ren s'approcha du rivage en pierre grise et posa un pied sur la surface miroitante. Puis se mit à marcher sur l'eau comme si c'était du sol. Amusé, il partit trotter un peu plus loin, sans trop s'éloigner de la zone de falaise et de cascades semblant s'enfoncer en plein milieu du lac.
Il s'arrêta soudain et regarda à ses pieds. Par transparence, il pouvait voir une sorte de récif en pierre volcanique, sous l'eau qui devenait noire. Ren fit un pas et posa les pieds à la surface, juste au dessus du récif. L'eau semblait bien profonde, si immobile, si tranquille . Si noire, comme les abysses. Ren se pencha en avant. Il semblait prêt à y plonger, pour découvrir ce que faisait cette eau noire et ces rochers volcaniques ici. Comme la barrière de corail d'une île. Comme la limite du plan métaphysique.
La main d'Aguamarine se referma soudain sur la sienne, le ramenant brusquement à la réalité et la déesse le tira en arrière.
— Éloigne toi de là...
— Qu'est-ce que c'est ? Un récif ?
Aguamarine le ramena à la cuvette dans le lac et le fit descendre des falaises jusqu'au bassin et la plage de galets en bas.
— C'est une sorte de limite à mon plan métaphysique, dit la déesse en croisant les bras.
Comme Ren l'avait deviné.
— Tu sais sans doute que l'eau de ce bassin, de ces chutes d'eau et de ce lac contient tous mes souvenirs et ceux des précédents Gardiens. Ceux qui sont là bas sont en rapport avec lui...
— Obsidian ?
— Oui. Les moindres souvenirs à son propos sont expulsés là bas, dans cette zone de récif. Les autres Gardiens ont chacun leur équivalent.
— Peut-être qu'en traînant là bas, on en saura plus ?
— A part ce qu'on sait déjà non... Bref, il est temps d'aller à la rencontre de Diamond et d'Emerald, ajouta la déesse, visiblement pressée.
Ren les aurait presque oublié, bien trop attiré par les abysses en périphérie du lac. Il s'avança vers le grand bassin centrale, prêt à y plonger.
— T'es contente de les revoir ?
— Évidemment ! Ce sont les ainés et ils ont toujours été bienveillant avec nous. C'est quand même dingue. En quelques mois, on en a tant retrouvé !
— Et c'est pas terminé, dit Ren en plongeant.
Après la lente descente au milieu du courant, Ren sortit de l'eau et tomba sur quelques mètres jusqu'à la dalle en marbre du quartier générale. La grande horloge circulaire et flottante affichait désormais une part en diamant et en émeraude. Respectivement aux numéros un et deux. Avec le douze en aigue-marine, le six en saphir et le huit en topaze, le cadran commençait à rayonner de milles feux.
La déesse Sapphire arrivait justement dans sa direction en tapant des pieds, une grimace à la fois gênée et furieuse sur le visage. Ses longs cheveux ondulés et coiffés à la grecque scintillaient de bleu.
— Mon sauveur ! souffla-t-elle. Je ne pouvais plus supporter de tenir la chandelle et subir les roucoulements de ces deux tourtereaux !
Ren se pencha pour voir ce qui avait fait fuir la déesse, puis rougit. Assis sur son trône marqué d'un huit et d'un topaze, Scorpio sous son apparence de dieu, étaient en train d'embrasser langoureusement une Charlie en chemise de nuit, installée sur ses genoux. Les deux étaient dans leur bulle, seuls au monde.
— Il y a des jours où je le tuerais... soupira Sapphire en joignant ses mains pour prier.
— Berk, commenta Aguamarine en tirant la langue.
Un bruit de chute retentit, puis un cri strident résonna dans l'air.
— Tout va bien Emi, Dada est là, rassura une voix grave et chaleureuse.
Ren se retourna pour voir avancer un homme à la peau de nacre, lisse comme du lait. Les épaules couvertes d'une cape blanche et argent, il s'avançait d'une démarche imposante, fière. Dans ses bras il tenait Emi qui pleurait et suçait son pouce, blottie contre lui. Les cheveux en diamant du dieu étaient bouclés, attachés à l'arrière de la nuque et lui cascadaient jusqu'aux hanches. Des cornes de béliers formaient presque une couronne autour de la tête. Ses yeux de diamant étaient emplis de bonté, de gentillesse et d'un instinct presque paternel.
— Hé les amoureux !!! brailla Sapphire à l'intention de Charlie et Scorpio. Y a des enfants par ici !!
— Tiens donc, vous ici ? fit celui qui ne pouvait être que Diamond.
— Grand frère ! s'exclamèrent Aguamarine et Sapphire.
Elles se jetèrent à son cou en riant et l'enlacèrent. Le dieu était incroyable grand, il devait frôler le mètre quatre vingt dix. Emi hurla en voyant les deux déesses et se cacha dans les cheveux de Diamond. Il rit avec bonhommie.
— Je n'aurais jamais cru vous revoir aussi vite vous deux.
— Tu as fait vite Ren ! dit Sapphire en revenant vers lui pour lui serrer les mains avec gentillesse. Tu as déjà retrouvé la Gardienne de Diamond en à peine un mois !
— Un mois ? Bon sang, encore ces histoires de temps...
Pour Ren, il avait quitté Scorpio et Charlie depuis une semaine à peine.
— Ah ? Ça fait plus d'un mois que vous êtes partis pourtant. Mais passons, Diamond je suis si heureuse de te revoir !!
Aguamarine s'écarta enfin de son frère ainé et Emi en profita pour tirer la langue à la déesse.
— Toi aussi t'es moche !!
— Emi, fit Diamond avec tendresse.
Le regard du dieu croisa celui de Ren. Faute d'idée immédiate, il s'inclina poliment.
— Euh... c'est un honneur de vous rencontrer...
— Oh ne te fais pas de soucis ! dit Diamond. Pas de ça entre nous. Tu es le Gardien d'Aguamarine c'est ça ?
— Oui. Je m'appelle Ren.
— Ravi de faire ta connaissance.
— Il est pas beau Ren !! brailla Emi en le pointant du doigt et se tortillant comme une anguille dans les bras de Diamond.
— Et nous sommes également en compagnie de Sapphire et de Topaz, déduit Diamond en regardant l'horloge. Où es ta Gardienne Sapphire ?
Elle pointa une direction en grinçant des dents. Puis elle s'avança à pas rapides vers le trône de Topaz et tira l'oreille de Scorpio, toujours occupé avec Charlie.
— Aïe, fit-il en décollant son visage de la blonde. C'est quoi ton problème, frangine ? pesta-t-il.
Charlie se recoiffa un peu et se retourna. Voyant le monde autour, elle voulut s'échapper de l'étreinte de Scorpio, mais ce dernier referma un bras possessif autour d'elle et la ramena en travers sur ses genoux, un air blasé collé à la figure. Ses yeux en topaze montèrent en direction de Diamond, puis il le dévisagea sans un mot.
— Une nouvelle Gardienne ? s'étonna Charlie en regardant Emi.
— Tu es la Gardienne de ma sœur Sapphire ? questionna Diamond. Enchanté de te rencontrer. Et toi...
Il avait dit ça en soufflant, l'air épuisé. Scorpio soutint son regard, blasé.
— Je ne vois pas ton Gardien, poursuivit Diamond.
— J'en ai pas, répliqua Scorpio.
— Comment cela se peut-il ?
— Qu'est-ce que j'en sais ?
— Visiblement tu ne cesseras donc jamais ta vie de débauche.
— Faut bien tuer le temps.
Gênée et rouge, Charlie glissa et s'échappa de Scorpio, le laissant débattre avec son frère. Elle s'éloigna de l'attroupement de dieux en reboutonnant sa chemise de nuit.
— Donc tu as déjà trouvé d'autres Gardiens. Tu gères Ren. Alors ? Votre retour s'est bien passé ?
Ren s'assit au sol en compagnie de la jeune femme et lui raconta un peu tout, jusqu'au moment où il avait découvert que Gabi était une Gardienne, tout comme la gamine. Il se demandait ce qu'elle faisait quand elle apparut d'un coup et tomba au sol, accompagnée d'une femme à la peau verte.
— Je me fiche bien de ta curiosité maladive, tu n'iras plus jamais consulter ces maudits livres dans cette maudite fosse remplis d'encre !!! râlait-elle d'une voix gutturale.
Accablée par la fatigue et tant de remontrances, Gabi marcha jusqu'à Ren et se laissa tomber à côté de lui. Elle remarqua Charlie.
— Bonjour, Gabi, Gardienne d'Emerald la Deuxième... se présenta-t-elle.
— Charlie et la mienne c'est Sapphire, répondit la blonde en tendant une main pour la saluer. En tous cas je vous admire déjà tous les deux. Si jeunes et déjà Gardiens. Tu es une amie de Ren c'est ça ? Le monde est si petit. Et vous saviez pas que l'autre était un Gardien avant ça ?
La pipelette était de retour. Ren se raidit en voyant la silhouette grande et fine de la déesse émeraude s'avancer et se planter devant eux. Son visage aux pommettes saillantes et au menton pointu était taillé au couteau, ses sourcils si froncés qu'une faille se creusait entre eux et ses yeux maquillés semblaient si sévères. Ses cheveux étaient lisses, en émeraude comme ses yeux et des cornes de taureau grandissaient encore plus la déesse. Sa longue robe de noir et de dentelle, ses gants et ses cuissardes en cuir l'affinaient également.
— Bonjour ? tenta Ren.
— Au diable vos bonjours, tes amis n'ont donc aucune éducation ? Ciel, Topaz et Sapphire ?? s'étrangla la déesse en voyant l'horloge. Eux aussi je les pensais perdus !
Elle s'avança vers les autres en claquant ses talons aiguilles, Gabi lui emboîta le pas en soupirant et Ren les suivit avec Charlie. Les dieux se tournèrent vers elle en l'entendant.
— Emerald ! s'écria Aguamarine. Grande sœur ça faisait longtemps !
— Tu es là ! ajouta Sapphire. Oh que je suis ravie de te revoir !
— Oh misère... fit Scorpio, au bout de son existence.
— Toi ! Un peu de respect pour ton aînée je te pris !
Scorpio décroisa les jambes et se leva de son trône en pierre noire pour fuir, sa tresse en topaze serpentant dans son dos. Ren lui reconnaissait une certaine prestance habillé avec son manteau décoré de chaînes, déboutonné sur son torse tatoué d'un huit, son pantalon tout aussi noir et ses bottes hautes.
— Où vas-tu donc ? demanda sèchement Emerald.
— Apparemment passer du temps avec les humains m'a éloigné des dieux, répondit Scorpio en rejoignant les Gardiens.
— Je ne comprends point : où se trouve ton réceptacle ? questionna la déesse aigrie.
Sapphire posa une main sur l'épaule de son aînée et se chargea d'expliquer ce mystère entourant Scorpio. Qu'il était en réalité Topaz depuis des millénaires, errant à travers le monde pendant quatre milles ans.
— Tu t'es réincarné ? s'étonna Emerald après le récit.
— C'est tout comme...
Bouche bée, Gabi chercha une confirmation auprès de Ren, qui hocha la tête.
— Un dieu sans Gardien, je ne pensais même pas que c'était possible, commenta Diamond. Il est temps de parler sérieusement mes sœurs et mon frère.
Pendant que les dieux s'installaient sur leur trône afin de discuter dans leur coin, les Gardiens se mirent sur un des fauteuils ; inoccupé.
— Il commence à y avoir du monde par ici, s'amusa Charlie en s'étirant. Scorpio, moi, Ren, et maintenant vous deux.
Gabi installa Emi sur ses genoux. La fillette avait fait une vrai crise quand Diamond l'avait posé à terre, mais elle s'était enfin calmée.
— J'imagine que vous savez déjà tout à propos de notre mission ? continua Charlie.
— Plus ou moins, dit Gabi.
Elle fut interrompue par les pas de Scorpio qui venait de les rejoindre, les talons carrés de ses bottes claquant contre le sol. Il s'installa sur un accoudoir du trône en se massant l'arrête du nez. Intimidée, Gabi s'inclina quand il la regarda.
— Pas la peine de me faire des courbettes, dit-il. Je ne suis plus un dieu visiblement...
Il avait dit ça en regardant son frère et ses sœurs, occupés à débattre dans leur coin.
— Marcher parmi les mortels m'aura appris tant de chose... Des choses que eux n'ont pas vécu.
— Ils ont tous chacun leur caractère mais dans l'ensemble on dirait vraiment des divinités, dit Charlie. Et toi...
— Juste un homme... dit Scorpio. Bon, vous parliez de quoi ?
— De la suite des événements ? proposa Ren.
— On a déjà compris l'idée, dit Gabi. Retrouver les autres Gardiens, faire un pacte de sang pour rassembler tout le monde ici et, disons, enquêter avec nos rêves et souvenirs pour trouver Obsidian.
— Un vrai puzzle en effet, commenta Charlie. Avec des pièces bien éparpillées. Mais bon, on va y arriver ! On est des Gardiens, on a été choisi pour ça ! On a été choisi pour défendre les mondes contre Obsidian.
— Ce sale gosse, ajouta Scorpio en jouant avec sa tresse en topaze. Par jalousie il nous a tous tué lors de la Dislocation, mais moi-même j'ai du mal à me souvenir de cette journée.
— Ça veut dire qu'on peut commencer par là.. Par cette... Journée.
— Et après ça il a brisé le monde en trois. Juste diviser pour mieux régner en tant que « Dieu ». Mais il a disparu des radars pendant la Dislocation. Savoir ce qu'il s'est passé ce jour là pourrait nous aider à le localiser.
— Alors on cherchera à découvrir la vérité sur cette journée ! lança Charlie. Le premier qui en rêve devra tout nous raconter ! Maintenant qu'on est cinq, ça sera plus simple.
— Quatre plutôt, corrigea Gabi. Emi est encore trop jeune.
— Non, je veux aider aussi, dit la fillette.
— C'est trop gentil, dit Gabi, attendri.
— Moooh elle est trop choupi cette enfant, fit Charlie.
Méfiante, Emi la regarda comme si c'était le monstre du Lockness, les sourcils froncés au dessus de ses yeux gros en soucoupes. Elle pivota la tête vers Scorpio, qui la fixait sans un mot. Comme prévu, Emi cria de façon stridente et se cacha dans le teeshirt de pyjama trop grand de Gabi en disant que Scorpio faisait peur et que Charlie était moche. Ren ricana.
— Tu t'y habitueras, t'inquiète, dit tranquillement Gabi. Déjà à la rentrée tu pourras rencontrer des enfants de ton âge ou un peu plus grand, plus les profs.
— Ouais, faut la socialiser quoi, dit Charlie. Enfin bref, on va devoir reprendre notre vie chacun de notre côté. C'est un peu triste de dire qu'on ne se rencontrera jamais en vrai... Et qu'on ne se reverra pas en chair et en os...
Elle avait regardé d'abord Gabi et Emi, puis Ren.
— Sait-on jamais, dit Scorpio d'un ton mystique. En attendant on sait ce qu'on a à faire.
Après leur discussion, les dieux revinrent auprès d'eux. Diamond prit la parole de sa voix grave et pleine d'assurance :
— Nous avons donc mis les choses au point tous ensemble.
— Quant à vous, j'espère que vous n'avez pas inutilement perdu du temps en bavardages, ajouta Emerald.
— Allons grande sœur, soupira Sapphire.
— C'est ça, on parlait de la pluie et du beau temps ! rétorqua Scorpio. On a que ça à faire.
— Euh, nous aussi on mettait les choses au point, intervint Charlie, sentant la tension qui envahissait l'air. L'histoire du puzzle et tout.
— Fantastique ! s'exclama Diamond avec enthousiasme.
— Allez ! ajouta Aguamarine. Il est temps d'y aller je pense. Diamond, Emerald, ça m'a fait plaisir de vous revoir.
Pendant encore cinq bonne minutes, il y eut échange de câlin entre les dieux, hormis Scorpio toujours nonchalamment assis sur l'accoudoir du trône. Emerald accepta bon gré mal gré les accolades, une moue pincée au visage.
Aguamarine se rapprocha de Ren en sautillant et déclara qu'ils pouvaient y aller. Ren agita la main pour dire au revoir à tout le monde et marcha en direction du bord de la grande dalle de marbre. Il se retourna et admira une dernière fois la grande horloge. Il était bien déterminé à la compléter. Et quand elle sera multicolore, ils auront tous remplis leur mission.
Ren sauta dans le vide à la suite d'Aguamarine, direction le monde réel et une bonne nuit de sommeil. Enfin, ça c'est ce qu'il pensait. Il atterrit tout d'un coup au château des Douze. Il était dans un des couloirs marbré et doré, illuminé par le soleil couchant. Aguamarine avait disparu pour rejoindre sa tête.
Ren était donc le spectateur d'un nouveau souvenir.
Assise sur le rebord intérieur d'une grande fenêtre rectangulaire, Aguamarine en plus jeune observait les plaines alentours. Le château étant perché sur des falaises en hauteur, la vue autour était imprenable et le regard portait loin. Le soleil se reflétait dans la grande vitre qui semblait en cristal. Au dessus d'Aguamarine flottait des bulles d'eau dans lesquelles nageaient des poissons.
Ren regarda autour de lui dans le couloir, au cas où il y aurait d'autres détails intéressant. Il vit arriver deux dieux. L'un d'eux était Scorpio (enfin Topaz), mains dans les poches de son manteau noir dont les pans flottaient dans son dos. L'autre était familier à Ren, il avait déjà dû le voir dans un ancien rêve.
Il avait la peau vert-jaune, les cheveux long en péridot coiffés en arrière à la manière d'une crinière de lion, des marques en forme de triangles qui remontaient de sa mâchoire vers ses joues et des yeux mi-clos en cristal vert jaune. Vêtu d'un haut sans manche brodé, d'un sarouel, de bracelet et de sandales en cuir, il évoquait ces personnes vivants dans les déserts. Il avançait en trainant les pieds.
— Coucou les frangins ! brailla Aguamarine. Vous voulez voir le rayon vert ?
— Quoi ? fit celui qui devait sûrement s'appeler Peridot.
— T'as rien écouté ? demanda Topaz. Ce soir au coucher de soleil, on pourra voir un rayon vert, un phénomène rare.
Peridot se laissa tomber sur la banquette près de la fenêtre et se lova entre les coussins en poussant Aguamarine avec les pieds pour avoir de la place. Toute excitée la déesse fixait le soleil couchant, pour ne rien manquer au spectacle. Topaz s'accouda contre le battant de la fenêtre. Un claquement de talon résonna dans le couloir. Emerald apparut dans leur dos.
— Laissez moi de la place que diable ! Ce rayon vert est ma chance d'avoir une vision claire et nette sur l'avenir !
Aguamarine laissa sa place à l'ainée et Topaz attrapa Peridot qui s'était endormi sur la banquette. Il le mit par terre, mais apparemment ça ne le dérangeait pas pour continuer sa sieste. Emerald s'installa entre les coussins, mains appuyées sur le rebord de la fenêtre. En retrait Ren observait ces dieux aux cheveux de cristal qui attendaient leur fameux phénomène.
Il sentit une présence dans un coin de son champs de vision. Ren tourna la tête et vit le profile sinistre d'Obsidian. Il était à côté de lui, un peu plus petit et regardait ses frères et sœurs. Son œil droit était jaune et la partie normalement blanche était noire. Ses cheveux asymétriques en obsidienne brillaient légèrement avec les rayons orangés du soleil. Ren continua à le détailler en silence tandis que le Treizième observait le soleil se coucher, sans un mot.
Lorsque l'astre diurne disparut derrière l'horizon, une grande lumière verte fendit le ciel. Aguamarine poussa un cri émerveillé. Topaz ramassa Peridot à terre et le gifla généreusement pour le réveiller. Le dieu ouvrit un œil en grognant et Topaz le tourna vers le spectacle pour qu'il puisse y assister. Emerald était immobile comme une statue et ne manquait pas une miette du phénomène. Le ciel continua à luire de vert pendant quelques secondes avant que la lumière ne disparaisse, laissant le ciel violet du crépuscule.
— C'était trop beau ! s'exclama Aguamarine.
— C'est vrai, ajouta Peridot avant de repiquer une tête dans les bras de Topaz.
Ce dernier le lâcha théâtralement dans la banquette de la fenêtre. Il se tourna vers Emerald.
— Alors ? Que dit ta vision ?
— Une grande période d'instabilité nous attends : nous devrons être fort et faire face ! Des créatures inconnues envahiront nos terres, des centaines d'humains seront retournés contre nous, leurs dieux. Enfin je vois... Je vois les ténèbres... Je vois le vide, le froid, la folie... La fin du monde tel que nous le connaissons. Et... Une brisure ? Une déchirure ? Qu'est-ce que...
Emerald se leva d'un coup, terrorisée. Elle recula doucement avant de se retourner et d'hurler de terreur en voyant Obsidian, impassible dans le couloir.
— Dans ta chambre toi ! rabroua-t-elle. Et plus vite que ça ! Disparais ! Disparais pour toujours !
Obsidian lui jeta un regard haineux sans bouger. Emerald battit en retraite et s'en alla en marmonnant. Les autres dieux la suivirent du regard sans comprendre. Puis Topaz chargea le corps inerte de Peridot sur une épaule et quitta les lieux. Il ne restait plus qu'Obsidian, bras croisé sur le torse, et Aguamarine assise sur la banquette avec ses bulles d'eau et ses poissons. Elle rappela Obsidian qui s'apprêtait à y aller sans un mot, visage sombre. Ce dernier s'arrêta, lui tournant le dos.
— N'écoute pas Emerald... dit Aguamarine d'une petite voix. Elle ne t'a jamais aimé et dit n'importe quoi...
Elle sentait que son frère n'allait pas bien tout d'un coup et cherchait à tout prix un moyen de lui remonter le moral. Elle se sentait si désemparé. Obsidian pivota lentement vers sa sœur. Il avait toujours les bras croisés sur torse, habillé d'un haut noir à col montant et manches courte. En silence il fixa Aguamarine droit dans les yeux. Intimidée la déesse baissa la tête, ne pouvant soutenir son regard dérangeant plus longtemps.
— Tu sais quoi : je vais écouter ma saleté de sœur. J'ignore pourquoi j'ai attendu si longtemps d'ailleurs.
Obsidian partit d'un pas rapide dans les couloirs, d'un air décidé. Aguamarine cria de l'attendre et le suivit en courant. Ren les rattrapa en vitesse tandis que la déesse suppliait son frère et lui demandait des explications. Le Treizième disparut dans sa chambre et claqua la porte. Aguamarine tambourina le battant et se mit à pleurer.
— Je ne comprends pas Obsidian... Je ne comprends pas... Qu'est-ce que tu vas faire ?
La porte se rouvrit d'un seul coup, Aguamarine perdit l'équilibre et tomba à même le plancher. Elle se redressa en essuyant une larme et se tordit les cervicales pour lever la tête vers son frère. Il la dominait de toute sa hauteur. Son oeil jaune semblait luire dans l'obscurité.
— Je vais disparaître, mais pas pour toujours, dit-il. Je m'en vais voler de mes propres ailes...
En retrait sur le palier de la porte, Ren observa la chambre d'Obsidian. Elle était rangée, chose très inhabituelle. Absolument rien ne trainait au sol ou sur le bureau, pas un seul papier ni une seule plume. De plus Obsidian portait sur le dos un sac de voyage. Visiblement, il prévoyait son départ depuis un moment et n'attendait plus qu'une occasion pour partir. Aguamarine sembla réaliser la gravité de la situation.
— Quoi ..? Non... Attend petit frère ! Ne pars pas !
Obsidian contourna Aguamarine qui se releva entièrement et lui attrapa la main, pour l'empêcher de partir.
— S'il te plait, tu vas pas t'en aller juste parce que Emerald a dit des bêtises ?
— Fais pas comme si tu t'inquiétais pour moi ! cracha Obsidian en se dégageant. Arrête de faire semblant de m'aimer !
— Mais... j'ai jamais fait semblant... pleura Aguamarine.
— Personne ne m'aime et tout le monde me déteste, c'est comme ça et pas autrement. Mais tu verras. Tous ces insectes seront à mes pieds un beau jour.
Alors que le Treizième continuait à marcher, Aguamarine lui courut encore après, pleurant toutes les larmes de son corps.
— Ne pars pas ! Où tu veux aller ??
— Le plus loin possible d'ici.
— Je ne veux pas que tu partes ! Je ne pourrais pas supporter l'idée de ne plus te revoir !
Obsidian s'arrêta et se retourna, un rictus sinistre aux lèvres. Un frisson remonta l'échine de Ren, toujours spectateur silencieux.
— T'inquiète pas, tu me reverras plus vite que ce que tu penses. Et tu le regretteras. Vous le regretterez tous.
Cette fois Aguamarine le regarda partir sans rien dire. Le dieu aux cheveux noirs sortit son carnet de la poche de son hakama sombre. Il détacha une plume de sa ceinture et griffonna des mots sur une page. Il sourit et rangea en se disant qu'il mettrait le point plus tard. Puis il disparut sans un bruit au fond du couloir de marbre.
Ren jeta un regard à Aguamarine, agenouillée à terre et en larme. Il se souvint de ce qu'elle lui avait dit une fois. Que Obsidian était un jour parti sans rien dire. Visiblement ce n'était pas tout à fait la vérité. Aguamarine l'avait vu s'en aller. Alors quoi ? Elle ne s'en rappelait pas ou avait-elle volontairement caché la vérité ? Il lui demandera des comptes plus tard, mais la déesse semblait souffrir d'amnésie, tout comme les autres Douze.
Ren partit en trottant dans les couloirs, espérant rattraper Obsidian. Il descendit d'immenses escaliers de marbre et d'or, croisant des domestiques affairés à leur tâche. Aucun ne le remarqua, il n'était qu'un fantôme.
Il retrouva la trace d'Obsidian au rez de chaussé, au niveau d'une porte donnant sur un jardin à l'extérieur. Le dieu venait d'ouvrir le battant et sortit dans la nuit. Ren le suivit à bonne distance au milieu des haies bien taillées et des parterres de fleurs colorées. Où allait-il se rendre désormais ? Les Douze avaient perdu sa trace durant une assez longue période. Qu'avait-il fait durant ce laps de temps ? Tant de questions auxquelles il faudra trouver les réponses, car c'était peut-être la clé de tout...
Ren traversa les jardins bien entretenus avant de s'arrêter en même temps qu'Obsidian à la lisière d'une forêt. Il contourna le dieu et aperçut un jardinier en uniforme de domestique lui barrant la route.
— Monsieur se rend quelque part ? demanda-t-il d'un air suspicieux.
Obsidian fit glisser la sangle de son sac de son épaule et laissa le bagage au sol. Son visage neutre était on ne peut plus inquiétant.
— Pour rappel je suis un dieu. Je suis Obsidian le Treizième.
— Mes excuses, mais je ne peux vous appeler ainsi. Votre très sainte fratrie l'interdit à tout le personnel.
Obsidian cracha sur le côté.
— Voilà ce que je leur fais à mes frangins...
— Monsieur devrait rentrer au château en toute hâte. Vous n'avez pas le droit de sortir.
— Et qui va m'en empêcher ? demanda Obsidian avec impertinence.
Le jardinier se mit en position de combat, sa cisaille brandit comme une lame. La suite se passa à la vitesse de l'éclair. Obsidian se faufila telle une vipère, contourna et fondit sur sa proie en l'attaquant de dos. Il dégaina une plume de sa ceinture et planta le calamus dans la jugulaire du jardinier qui s'effondra au sol alors que du sang jaillissait de son cou. Il n'avait rien vu venir.
Sans un bruit, Obsidian observa sa victime agoniser et fit tourner sa plume ensanglanté entre ses doigts.
— Personne ne se met en travers du chemin de Dieu.
Il ramassa son sac de voyage après avoir enjambé le cadavre du jardinier et leva une dernière fois son regard vairon et maudit en direction du château perché sur des falaises. Ses fenêtres dorées brillaient comme des étoiles dans la nuit indigo. Obsidian baissa les yeux et eut un rictus.
— Tic, tac, le temps vous est compté.
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