Chapitre 27: Pions et horloge
Peu de temps après s'être endormi, Ren ouvrit les yeux. La lumière dorée du soleil qui filtrait à travers les immenses fenêtres verticales l'éblouit. Il redressa la tête pour se découvrir dans un canapé de salon. D'immenses rideaux blanc voletaient sous l'effet de la brise. Le parquet brun reflétaient la lumière du soleil, tout comme les meubles luxueux. Ren sursauta en voyant qu'il y avait quelqu'un à côté de lui dans le sofa. C'était Aguamarine, accoudée sur les coussins du dossier et regardant par-dessus.
— Je suis où Agua ? lui demanda Ren.
Elle l'ignora. Le jeune homme allait avancer sa main pour attirer son attention quand la voix de la déesse résonna dans sa tête et le fit sursauter.
— Ça, c'est juste un rêve ! Tu ne peux pas interagir avec, et absolument rien ne peux interagir avec toi dans ces souvenirs ! C'est comme un film, ça se déroulera toujours comme ça s'est déroulé et rien ne peux changer ces images du passé. Et moi, je suis toujours dans ta tête gros bêta !
— Mais ça va ! souffla Ren.
Il se retourna sur son coussin de canapé en croisant les bras d'un air boudeur, et regarda par-dessus le dossier la même chose que la jeune Aguamarine du rêve. Le sofa était en réalité disposé près des fenêtres et le reste de la pièce s'étendait donc derrière. Ren aperçut une table de bois, sur laquelle reposait une sorte d'échiquier. Sur une des chaises, une femme à la peau verte et aux cheveux d'émeraude analysait la partie en cours, sourcils froncés par la concentration. Des cornes de taureau dépassaient de sa tête. Avachie sur sa chaise en face d'elle, Obsidian attendait son tour en jouant avec une pièce adverse. Le garçon semblait toujours fatigué à cause de ses yeux morts et cernés.
— Bon... Tu joues ou bien ? demanda-t-il à la femme émeraude.
— Emerald et Obsidian, présenta Aguamarine. Ma sœur aînée et mon frère cadet que tu as déjà rencontré.
La déesse poursuivit sa réflexion, mais semblait perdue. Ses yeux maquillés en émeraude cherchaient du sens dans la disposition des pièces adverses. Ça ne ressemblait pas tellement à des échecs, mais ça se rapprochait assez de ce jeu.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu joues ainsi... On dirait que tu veux perdre, souffla Emerald.
Elle n'avait que l'embarras du choix à première vue. Elle attrapa une pièce, la fit avancer de trois cases en diagonale en emportant au passage deux pions qu'elle rangea avec le reste. Un rictus satisfait déforma le visage d'Obsidian. Il se redressa de sa chaise avança la main à une de ses pièces pour l'avancer et faire basculer un pion adverse avec. Emerald se décomposa en voyant que quatre furent au total perdue dans la manœuvre, dont un assez spécial.
— Échec et mat chère sœur, fit Obsidian.
Apparemment, l'équivalent du roi venait d'être pris. La déesse avait perdu cette partie.
— Euh... Mais comment ? Je pensais que...
— Il m'a eu comme ça l'autre jour, dit Aguamarine dans le sofa. Moi, et les autres, on se fait toujours battre comme ça...
— La même stratégie, encore et encore, continua Obsidian en admirant la pièce du roi. Et vous perdez tous de la même manière.
— Je comprend, réalisa Emerald. Tu forces simplement l'adversaire à sauter dans un piège à pieds joints. Un piège minutieusement préparé...
— Exact.
— Tu places tes pièces de manière à détourner notre attention... analysa Emerald. De façon à ce qu'on fonce tête baissée au milieu de ton jeu en capturant les pièces. La disposition permet en effet d'en prendre plusieurs. Autant de risques pour t'ouvrir la voie vers le roi et la dame et t'assurer la victoire.
— Ça marche très bien. Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez. Vous voyez que j'expose mes pions, donc vous les capturez sans voir que vous me tracez la route jusqu'au roi. Je gagne toujours à ce jeu. Je m'arrange pour toujours gagner.
Le visage d'Emerald se durcit et des rides se creusèrent sur son fronts quand ses sourcils taillés au couteau se froncèrent.
— En tous cas ce n'est certainement pas une stratégie à appliquer dans la vie réelle.
Obsidian écarquilla les yeux.
— Mais pourquoi ?
— Je te vois venir, mais c'est non. Tu ne prendras jamais part à nos conseils de guerre, rien qu'à cause de cela !
— J'ai gagné. Je gagne tout le temps, il n'y a pas meilleure comme stratégie ! Si vous l'appliquiez, ces maudites révoltes à l'Est seraient terminées depuis longtemps ! Les petites guerres de ces humains se termineraient toutes.
— Ce n'est pas en sacrifiant des unités comme tu le fais avec tes pièces que l'on arrivera à quoi que ce soit Obsidian. On ne fait pas de pièges ainsi, on ne sacrifie pas des vies humaines comme cela.
— Ah bon...
Obsidian admira le roi dans sa main. Une pièce blanche, décorée avec de fines sculptures d'or. Il jeta un regard vers ses propres pièces qui juchaient dans le camps adverse.
— Pourtant ça marche non ? Sacrifier des pions pour arriver à ses fins, ce n'est pas normal ?
— Les humains ne sont pas des pions ! répliqua Emerald en se levant. Oh et puis va au diable ! Tu n'as aucune décision à prendre ici !
Elle aplatit les plis de sa robe, salua sa sœur dans le canapé puis prit congé. Obsidian resta assis à sa place, un genou remonté et traçant des cercles avec son index sur la table.
— C'est pourtant ce qui fonctionne, répéta-t-il.
— Oui, mais ça ne se fait pas de prendre des vies humaines comme cela pour gagner, dit Aguamarine.
— Tss, les humains... Des êtres égoïstes qui quémandent l'aide des dieux pour leurs petits problèmes personnels. Qui se servent de nous pour asseoir leur autorité. Je crache sur ces ordures qui se prétendent nos envoyés pour se proclamer roi. Je n'ai que dégoût pour ces humains...
— Tu n'as vraiment pas la langue dans la poche toi, s'amusa Aguamarine. Mais tous les humains ne sont pas comme ça.
— C'est sûr... Ceux qui viennent se prosterner à vos pieds avec des cadeaux, ceux-là vous les aimez bien. Ce sont tous des hypocrites... Ce monde a besoin de changement.
— Il change déjà tout seul...
— Si je pouvais, tu sais ce que je ferais ? Je ferai en sorte que tous les hommes craignent et respectent leurs dieux plutôt que de geindre auprès d'eux afin d'avoir leur bénédiction. Ou de se proclamer messager des dieux afin de mieux diriger leurs stupides États. La crainte et la peur les rendront bien respectueux et obéissant...
— Tu vas un peu loin quand même... Ça n'a pas toujours été le chaos comme ça je te signale. Nous vivons juste des temps difficiles en ce moment. Des conflits éclatent un peu partout ces dernières années. Certains pensent que le règne des dieux devrait cesser. Que nous n'avons rien à faire parmi les humains. D'autres ne veulent pas imaginer le monde sans nous... La paix risque de ne pas revenir de si tôt...
— Tout ça parce que ça traine en longueur. Vous voulez tous les protéger et faire le moins de victimes possibles. Pourtant une bonne guerre pour anéantir ces insectes serait l'idéal.
— C'est déjà la guerre Obsidian.
Le ton d'Aguamarine venait de monter et était devenu aussi froid que de la glace. Obsidian ne tourna pas la tête et lui lança un coup d'œil.
— Ils ne savent pas ce qu'est la guerre... Ce serait pourtant une bonne solution pour faire régner la peur, les soumettre et surtout cesser ces absurdités.
Il ricana tandis qu'Aguamarine se levait en soufflant, l'air de capituler face à son frère. La déesse quitta la pièce ensoleillée. Un nuage masqua le soleil au dehors et une lumière grise se diffusa dans la pièce. Comme si la déesse avait emporté avec elle l'astre diurne.
— Encore mieux. Diviser pour mieux régner...
Obsidian ramassa trois pièces d'échec qu'il plaça en triangle sur son plateau. Il admira le résultat, l'air de réfléchir, en tapotant la table en bois laqué avec l'index. Trois coups résonnèrent et le monde vola en éclats.
Après une très longue chute, Ren se mangea le plancher de la planète. Il resta étalé au sol, bras écartés en se demandant ce qu'il fichait encore là. Et surtout quelle était l'utilité de ce souvenir. Pourtant... Ce qu'avait dit Obsidian sonnait presque comme une prophétie, une menace fantôme...
Ren roula sur le dos et fixa la falaise recouverte de lierre qui s'élevait au dessus de lui. Il se redressa sur ses coudes pour voir les cascades d'eau et le bassin de son esprit. Là où il avait parlé à Aguamarine la première fois. La représentation de son mental. La déesse jetait d'ailleurs des cailloux dans l'eau, assise sur un rocher. Le soleil faisait scintiller ses cheveux et ses yeux.
— Ah te voilà enfin, t'en as mis du temps ! s'exclama-t-elle quand Ren se rapprocha.
Il s'installa sur les galets et posa les avants bras sur ses genoux remontés.
— J'ai pas fait exprès de traîner. Je sais même pas comment revenir ici quand je suis dans un rêve ou un souvenir.
— Ben normalement quand ça se termine, tu reviens ici. Là je t'ai attendu une minute avant que tu daignes à revenir.
Aguamarine s'étira.
— Ce que tu viens de voir, c'était une des nombreuses parties « d'échec » qu'Obsidian avait l'habitude de jouer contre nous. C'était sa seule occupation en dehors de sa chambre et de ses histoires. Il gagnait tout le temps, de la même manière à chaque fois. En créant un piège pour qu'on se jette dedans et qu'il puisse ensuite gagner. Il profitait de nos erreurs, sauf que c'est lui qui créait l'occasion de les commettre, quitte à perdre la moitié de son jeu.
— Il sacrifiait des pions... dit Ren.
— Tant qu'il en restait à nos parties ça allait. Mais quand les conflits entre les humains ont éclaté et que ça commençait à traîner en longueur, il voulait proposer des stratégies de ce genre. Créer des doubles pièges, sacrifier des humains pour atteindre nos objectifs et mater les révoltes... Bref, il était assez sinistre et avait déjà ce genre d'idées.
— Ça ne le dérangeait pas j'imagine. Des sacrifices humains n'avaient aucune valeur à ses yeux. Il les haïssaient, n'est-ce pas ?
— Il haïssait absolument tout. Parce qu'Obsidian n'est que haine et rancœur, je te l'ai déjà dit ça.
— Il a aussi parlé de diviser pour mieux régner, poursuivit Ren. C'est ce qu'il voulait depuis le début non ? Devenir Dieu, seul souverain d'un monde brisé. C'est pour ça qu'il a créé trois mondes ? Il a divisé le monde en trois pour mieux le diriger ?
Aguamarine lança une autre pierre, puis se tourna vers lui en fronçant les sourcils.
— De quoi tu parles ? Où as-tu entendu ça ?
Ce fut au tour de Ren de ne pas comprendre. Puis il soupira et lui dit de laisser tomber. Aguamarine parut sceptique puis haussa les épaules. Elle se leva en époussetant sa jupe et mit les pieds dans l'eau froide du bassin.
— Tu viens ?
— Euh...
— Cette mare est le moyen de rejoindre un autre lieu. Tu te rappelles du pacte de sang avec Topaz ? Enfin Scorpio. Et bien j'ai dit que ça serait le moyen de mettre en commun nos esprits. Un lieu mental appartenant aux Douze. En plongeant là dedans on pourra le rejoindre.
— Oui mais... Elle a l'air froide...
L'air blasé et fatigué par son Gardien, Aguamarine tendit une main en avant et l'eau du bassin se rua sur Ren. Il n'eut pas le temps de se relever pour fuir que le liquide l'attrapa, l'emprisonna dans une bulle aquatique et l'emporta dans le bassin. Aguamarine sauta à son tour et ils coulèrent rapidement vers le fond, la lumière de la surface s'éloignant progressivement. Après plusieurs dizaines de mètres, Ren sentit ses pieds, puis ses jambes sortir de l'eau puis quand son buste passa au sec, il tomba. Pour la deuxième fois en moins d'une heure, il s'étala comme une crêpe sur du sol froid. Il toussa en se tortillant comme un poisson hors de l'eau dans sa flaque, puis Aguamarine se posa gracieusement à côté.
— Faudra travailler tes atterrissages...
Ren se redressa en crachant en filet d'eau et resta bouche bée devant le spectacle qui s'offrit à lui. Suspendue dans la nuit, en compagnie de la Voie Lactée et d'une fantastique voûte céleste, une horloge immense flottait au dessus du sol. Elle était faite en verre et en métal. Les aiguilles aux dimensions astronomiques étaient délicatement forgées, formant des arabesques élégantes et tournaient au ralenti, indiquant l'heure avec les chiffres romains. L'horloge était divisée en douze parties, dont les numéros douze, huit et six étaient différentes des autres portions. En effet, ces parties là étaient en cristal au lieu d'en verre, respectivement en aigue-marine, en topaze et en saphir.
Ren se leva et s'avança, émerveillé. Cette horloge flottante et imposante était sublime et le battement lent des aiguilles semblait lui donner vie. Quant au sol, il s'agissait d'une grande dalle circulaire en marbre bleu nuit et doré. Des trônes entouraient également l'endroit, le tout dans un ciel étoilé.
— C'est ça le quartier générale des Douze ? demanda Ren.
Il ne savait plus où donner de la tête et tournait dans tous les sens.
— Le lieu commun à vos esprits ?
Il s'arrêta en voyant qu'Aguamarine semblait fixer quelque chose. Ren suivit son regard jusqu'à une silhouette debout sous l'horloge. La lumière qu'elle émettait éclairait son visage de profile. L'homme admirait le cadran d'un air mélancolique. Ren mit du temps, mais reconnut Scorpio.
Ce dernier avait les cheveux en topaze, tressés dans le dos. Sa peau était jaune sable, et il portait un grand manteau de cuir noir, décoré de chaînes dorées sur les manches. Il avait aussi un pantalon noir et des bottes sombres jusqu'aux genoux, qui faisaient un peu penser à des pièces d'armure. Ses yeux de topaze semblaient maquillés au khôl. Comme toujours, son torse et son tatouage en chiffre romain étaient visibles et des anneaux en or pendaient à ses oreilles.
— Il a trop la classe comme ça ! souffla Ren.
— J'ai toujours la classe, sale gamin, lança Scorpio sans se tourner.
Ren se rapprocha au pas de course de l'homme, qui avait désormais l'allure d'un vrai dieu. Visage levé vers l'horloge, il était songeur.
— Le cadran est divisé en douze parties. Durant des millénaires j'ai toujours vu le huit en topaze. Parfois, le onze devenait en améthyste, le six en saphir et le quatre en rubis. Mais jamais en même temps... Toujours à des années, des siècles d'écart... Quand la vie de leur hôte s'éteignait, je les perdais... J'en retrouvais un autre des années plus tard, et ça recommençait encore et encore. Toujours le topaze, toujours l'améthyste, toujours le saphir, toujours le rubis. Et voilà que maintenant, le douze est devenu en aigue-marine...
Ren regarda le grand cadran de l'horloge, avec trois portions de cristal. Elles scintillaient dans l'obscurité. Les reflets changeaient en fonction de l'angle selon lequel on regardait.
— Ça veut dire que les choses vont changer... poursuivit Scorpio. Enfin... Après presque quatre milles ans, elles vont enfin changer.
— Tu penses à quoi en disant cela ?
— Oh, je pense qu'au fond tu le sais déjà... N'est-ce pas ?
Ren rembobina sa mémoire jusqu'à revoir le visage d'Obsidian dans sa tête. Ses paroles résonnèrent à ses oreilles et inconsciemment il savait que c'était cela dont Scorpio parlait.
— Obsidian serait cette menace ?
— Exactement. Tu l'as senti toi aussi ? Rien n'est explicite, pourtant je sens qu'il représente une danger. Malgré les années, quand je le revois en rêve, il me fiche toujours la chair de poule.
— C'est donc vraiment lui qui a provoqué la dislocation.
— C'est flou dans ma tête. Mes souvenirs commencent à dater. Mais oui, c'est lui qui a déclenché la Guerre avec une majuscule. C'est lui qui nous a tous tué et qui a créé les trois mondes.
— Où est-ce qu'il est ?
Scorpio soupira.
— C'est bien une des rares choses que j'ignore. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Mais peut-être que tous ensemble, ajouta-t-il en pointant l'horloge du doigt, on pourra le découvrir. D'où la nécessité de tous nous réunir.
— Topaz ? fit timidement une voix.
Ren avait presque oublié qu'Aguamarine était là. Elle était resté en retrait et en silence pendant tout l'échange. Scorpio se tourna vers la déesse qui s'avançait, larmes aux yeux.
— C'est toi, grand frère ?
Scorpio lui répondit par son sourire en coin habituel, mais d'un air bienveillant.
— Allez, viens là, dit-il en ouvrant les bras.
Aguamarine fondit en larme et se jeta dans ses bras. Scorpio les referma sur sa sœur et la berça.
— Quatre milles ans, renifla-t-elle. Toute seule, c'est si long. Je suis tellement contente de te revoir Topaz.
Ce dernier, menton posé sur la tête d'Aguamarine, avait un sourire nostalgique sur les lèvres. C'était quand même drôle quand on y repensait. Un frère et une sœur, tous deux des dieux séparés par le destin puis qui se retrouvaient des millénaires plus tard. Comme si quelque chose les avait finalement ramené l'un vers l'autre.
— Je le savais ! continua Aguamarine en s'écartant de Scorpio. Je savais qu'un jour je vous retrouverai. Je savais que mon existence n'était pas vaine. Je n'ai pas erré pendant tout ce temps entre deux Gardiens pour rien. Je suis tellement heureuse de te revoir Topaz !
— Et moi donc, j'en pouvais plus des trois autres, dit Scorpio.
Il attrapa doucement le visage de sa sœur, lui leva le menton et la regarda. Il sourit.
— J'avais oublié à quel point tu avais grandi. Mais pour moi, tu resteras toujours la petite dernière insupportable qui passait son temps à couiner auprès des ainés quand on t'embêtait.
— Et toi le grincheux du groupe, le plus impitoyable des Douze !
Aguamarine afficha un immense sourire. Dans son coin, Ren assistait à ces retrouvailles quasi inattendues. Il sentit quelqu'un s'avancer dans son dos, puis la voix de Charlie résonna sous l'horloge géante :
— Haha ! C'était donc pour ça que vous aviez disparu ! Pour le pacte de sang ! Et un nouveau membre dans l'équipe ! Bienvenue au QG Ren.
Guillerette, elle le salua de la main tandis qu'elle s'avançait, en chemise de nuit et ses cheveux blond détachés en cascade dans le dos. Elle écarquilla les yeux en voyant l'horloge.
— Le numéro douze est en aigue marine ! Alors si on fait un pacte avec tous les Gardiens, cette horloge sera vraiment complétée avec les portions en cristal ! Excellent ça. Ça va être trop beau quand on aura tout le monde !
— Parle moins fort, souffla une voix légère.
Ren aperçut une femme sortir timidement de derrière le dos de Charlie. Il reconnut tout de suite la déesse Sapphire, avec ses cheveux bouclés en cristal bleu, des yeux de même type, la peau bleutée et de grandes ailes d'ange dans son dos. Mains jointes, vêtue d'une tunique en lin, sa silhouette dégageait une certaine candeur.
— Je ne rêve pas ? Aguamarine c'est toi ? s'exclama-t-elle.
Cette dernière pivota, s'élança vers elle et cria de joie.
— Sapphire !!
Les deux jeunes femmes s'enlacèrent en riant, savourant ces retrouvailles. Sapphire s'écarta et referma ses mains sur celles de sa sœur avec bienveillance. Un air maternel brillait dans ses yeux.
— C'est si bon de te revoir. J'avais presque oublié que tu étais une jeune femme maintenant, dit Sapphire.
— Et moi j'avais presque oublié à quoi tu ressemblais, sourit Aguamarine en essuyant une larme, émue.
Sapphire se tourna vers Ren, qui la salua en s'inclinant légèrement. Dire qu'il était au milieu des dieux de l'Ancien monde...
— Tu es donc l'hôte de ma sœur ? Enchantée, je suis Sapphire la Sixième. Et merci de veiller sur Aguamarine.
— Techniquement ça fait que trois ans... Et à peine quelques semaines que je suis au courant de son existence... Mais de rien.
— C'est plutôt moi qui veille sur ce gamin en plus, protesta Aguamarine.
Ren roula des yeux et croisa les bras. À côté de lui, Charlie se tordait les cervicales pour admirer l'ensemble de l'horloge. Scorpio n'en avait pas détaché les yeux.
— L'aigue-marine est vraiment une belle pierre, dit-il.
— Tu trouves ? fit Charlie. C'est pâlichon comme couleur quand même. Enfin bref, comme toi ça fait quatre milles ans que tu ne vois que les mêmes, l'aigue marine doit changer du rubis, du saphir ou de l'améthyste. Tu saurais localiser les autres d'ailleurs ?
— Je ne suis pas un radar...
— Ah ça existe dans votre monde ? s'étonna Ren.
— Oui, mais bon... dit Charlie. Ce serait bien de tous les trouver. On serait cinq pour la première fois, tous réunis en même temps. Et si c'était finalement ça la mission des Gardiens ? Se retrouver les uns les autres ?
— En plus maintenant qu'on a un ambassadeur du Premier monde, on va pouvoir retrouver les quatre guignols qui s'y cachent, ajouta Scorpio.
Ren sentit un poids monstre lui tomber sur les épaules, en même temps que les regards des autres. Un poids de responsabilité. Il se gratta la nuque, noyée sous ses cheveux noirs.
— Faudrait déjà que je puisse rentrer, marmonna-t-il. Ensuite comment je vais faire pour trouver les autres Gardiens ? La planète est immense, il y a des milliards de gens. Trois personnes sur presque huit milliards... Les chances pour que je croise un Gardien dans mon école ou même à Occlasia City sont inexistantes. Jamais je pourrais en retrouver.
— Ne sois pas défaitiste, rassura Charlie. Avec l'histoire du vœu, tu es quasiment rentré. On va t'y aider d'ailleurs Scorpio et moi. Ensuite, fais confiance à ton intuition. Fais confiance aux souvenirs d'Aguamarine et aux liens qui unissent les Douze. Je ne pense pas que ce soit un hasard si on s'est trouvé tous les trois.
— Les choses vont changer, répéta Scorpio. Notre mission sera désormais de retrouver les Douze, où qu'ils soient. Pour connaître la vérité sur notre frère. Pour nous préparer à cette menace qui plane. On n'est jamais trop prudent...
***
Il était dix huit heures quand l'orage éclata. Les nuages noirs chargés d'électricité firent cracher leur fureur sous forme d'éclairs aveuglants. Le vent soufflait dans les rues quasi désertes. Les parapluies se retournaient, les jupons des dames se soulevaient et les hauts de formes des hommes s'envolaient. Un d'eux courut après le sien, déterminé à ne pas laisser une somme colossale s'envoler dans la nature. La pluie lui fouettait le visage et les cheveux mais il n'abandonna pas. Le chapeau de luxe finit par tomber dans une flaque d'eau sur le pavé. Essoufflé, l'homme posa un genou sur une pierre qui ne baignait pas dans la mare et ramassa son haut de forme. Il le remit sur sa tête et fit demi tour. Il ne reprit cependant pas son chemin.
D'étranges éclaboussures sur le sol semblaient se rapprocher de lui avec la régularité d'une démarche d'enfant. Il suivit des yeux ce phénomène inhabituel et les éclaboussures le contournèrent. Il n'eut pas le temps de se retourner qu'il sentit le tranchant froid et rapide d'une lame dans sa nuque. L'instant d'après il tomba face contre terre dans la flaque d'eau tandis que le tonnerre grondait au loin. Son sang se dilua à l'eau de pluie et l'averse se renforça.
Un souffle court se faisait entendre sur les lieux du drame. La pluie semblait d'ailleurs tomber et couler sur quelque chose d'invisible. Au milieu de la rue grise et trempée, Matt se matérialisa comme surgit du néant. Sous sa cape de pluie, il tremblait, un couteau ensanglanté dans la main. Ses lunettes couvertes de gouttes d'eau masquait un peu de son horreur et ses cheveux blonds coulaient sur son visage. Il ravala sa salive avec peine. L'homme n'était pas mort pour de vrai après tout... Pourtant, il n'arrivait pas à enlever ce sentiment infect qui lui collait à la peau comme sa parka de pluie.
Les âmes de l'homme s'envolèrent et rejoignirent la pierre de récolteur qui patientait en porte clé à sa ceinture. La cendre se dispersa et un éclair zébra au loin. Matt serra les cordons de sa capuche, se rendit invisible et prit le chemin du retour, ses pas aspergeant le trottoir d'eau. Il détestait ça... Pourtant tout semblait si simple en théorie. Après que Charlie ait entrainé tout le groupe, ils étaient tous motivés comme jamais pour commencer leur chasse aux vingt milles âmes.
Avant de très rapidement déchanter.
Tuer n'était pas dans leur nature. Ce n'était dans la nature d'aucun homme normal. Ils s'étaient tous imaginé comme dans un jeu vidéo, vidant leur chargeur avec classe sur des PNJ dans un décor steampunk, pour récolter de simples récompenses. La réalité était bien loin du jeu de rôle. La première cible de Matt l'avait tétanisé sur place, tant il fut dégoûté et horrifié d'avoir tiré sur quelqu'un. Il s'était senti si mal pendant des jours... Et devait recommencer à chaque fois pour récolter des âmes. Aujourd'hui encore, il ne supportait pas de devoir en passer par là pour rentrer chez eux. Ses mains étaient souillées maintenant. Même si ses victimes revenaient à la vie, il était un meurtrier...
La silhouette spectrale de l'auberge se dessina peu à peu derrière le rideau de pluie. Matt redevint visible et leva la tête vers la façade en bois détrempée et les carreaux baveux des fenêtres. La pancarte en bois au dessus de la porte se balançait tristement au bout de ses chaînes. Matt entra à l'intérieur. Tout de suite la chaleur et le réconfort de l'établissement lui remontèrent un peu le moral. Il se secoua sur le paillasson, et laissa une flaque d'eau dans l'entrée.
Matt accrocha sa cape de pluie à un des porte manteaux et après s'être essuyé les pieds, il prit l'escalier pour monter à l'étage. Il traversa le couloir au parquet de bois, laissant des empreintes humides sur le tapis de sol déjà assez sale. Il passa plusieurs portes numérotées avant d'arriver à celle de sa chambre. En attendant de rentrer chez eux, les quatre adolescents avaient pris deux chambres à l'auberge, où ils logeaient depuis presque deux semaines.
Il poussa la porte et entra avant de pester. La fenêtre de la piaule était entre ouverte et la gouttière juste au dessus fuyait, laissant tomber des trombes d'eau à l'intérieur. Matt se précipita pour la fermer et la pluie battit les carreaux. Les journées pluvieuses comme celle là lui rappelaient le temps dans le nord du pays, lors de ces jours d'averses interminables et continues. Il se baissa pour enlever ses chaussures trempées et les mit à sécher sur la serpillière à l'entrée de la chambre. Il s'approcha de la porte de la salle de bain entre ouverte, où de la lumière était visible. Il pointa son nez et vit Ren, en train de s'affairer devant le lavabo rempli d'eau à ras bord.
— Tu fais quoi ? demanda l'elfe.
— Je lave mes affaires et mon slip à la savonnette dans le lavabo et c'est ma joie ! répliqua ce dernier avec humeur.
Il pesta contre l'eau qui déborda sur ses pieds. Puis il siffla qu'il abandonnait et essuya les mains sur sa serviette de bain autour la taille.
— Ça va faire quinze jours que tu traines avec les mêmes vêtements, tu voudrais pas te mettre à la mode locale ? Ça serait plus pratique non ?
Sous sa frange de cheveux trempée Ren lui jeta un regard las. L'elfe était encore mouillé par la pluie et portait une tenue steampunk, composée d'un pantalon marron, d'une chemise à manche longue et d'une sorte de veston. Plus une ceinture avec son pistolet à la taille. Étrangement il la portait très bien. Ren secoua la tête.
— Pas question, je ressemblerais à rien !
— Ben continue à ruiner tes fringues à la savonnette, dit Matt en agitant la main. Habille toi quand même, les filles vont arriver pour faire un débriefing.
Matt quitta la pièce pendant que Ren pestait. Il se sécha comme il put dans l'humidité étouffante de la salle de bain puis sauta dans son caleçon et enfila un teeshirt, malgré le fait qu'ils soient encore mouillés. Il essuya ses cheveux en regardant son reflet dans le miroir moucheté. Sur sa joue droite, la balafre avait pris une couleur rouge, mais au moins on lui avait enlevé les points. Il soupira. Avec ses pouvoirs, il absorba l'humidité restante dans ses vêtements et réussit à les sécher. Il se débarrassa de la bulle d'eau formée dans le siphon du lavabo.
Il sortit de la sale de bain en traînant les pieds, jeta sa serviette en boule sur le radiateur en fonte éteint et se laissa tomber sur son lit. Matt était assis sur le deuxième de la pièce, après avoir enfilé des vêtements secs.
— On va faire les comptes, un bilan et décider de la stratégie à suivre, dit-il.
Pour toute réponse, un meuglement s'échappa de l'oreiller dans lequel Ren avait la tête. Quelqu'un frappa à la porte, formant comme un code. Matt dit qu'on pouvait entrer, et les filles se pointèrent. Elles aussi avaient enfilé des tenues plus adaptées au terrain et à la vie d'assassins de ce monde.
— Coucou ! lança Nya.
— Rah, putain Ren, t'aurais pu enfiler ton jean ! pesta Sarah.
— Il sèche ! répliqua ce dernier.
— On s'en fout, trancha Matt.
— Commençons la réunion ! dit Nya d'un air solennel.
Sans soucis, elle traina un fauteuil massif et une chaise à côté des lits et se laissa choir dedans. Elle se contorsionna pour sortir une pierre de récolteur de sa poche et la posa sur le matelas. Sarah mit la sienne à côté et les garçons ajoutèrent les leurs.
— Bon... À quatre, on est à deux milles six cent âmes en deux semaines... calcula Matt. Six cents si on ne compte pas les deux milles que Ren a réussi à avoir sur l'assassin du top dix.
— Six cents ? s'étonna Sarah. J'ai eu l'impression de tuer pas beaucoup de gens pourtant. Mais c'était bien assez !
— On ramassait aussi les âmes que les personnes avaient déjà sur eux, le compteur grimpait plus vite...
— Et à ce rythme là, on rentrera quand ? questionna Nya.
Matt posa son menton dans sa main pour réfléchir, yeux au plafond.
— Admettons qu'on fasse six cents en deux semaine, ça fait mille deux cents en un mois. Ça nous fait donc les vingt milles en seize mois... Plus d'un an à vivre ici, loin de chez nous. Et si on compte les éventuels imprévus, on peut encore rajouter quelques mois...
— Je reste pas un an et demi ici, moi, souffla Ren.
— Moi non plus ! ajouta Sarah. Pensez à nos familles ou notre entourage ! On a disparu de notre monde quand même. Ils doivent nous croire mort à l'heure qu'il est...
Son propos refroidit l'ambiance et un instant, ils repensèrent tous à leur famille et leurs amis. Ren songea à ses sœurs, à ses parents, qui avaient dû apprendre leur disparition depuis deux semaines. Dire que la dernière fois qu'il avait vu ses parents c'était après les vacances de Noël, avant la reprise. Après avoir découvert le pot aux roses sur les travaux de sa mère et son lavage de cerveau. Il ne leur avait pas décroché un mot ou un regard durant le petit déjeuner et ne les avait même pas embrassé à la gare avant son départ. Ce devait être la dernière image de leur fils disparu. Ils ont dû s'en vouloir...
— C'est pas possible, déclara Matt. Un an et demi au minimum, c'est trop long. On va devoir trouver une autre solution que de récolter nos âmes comme ça.
— En deux semaines on n'a frappé que des cibles isolées, dit Nya. On n'a pas encore cherché à chasser les gros poissons.
— C'est-à-dire ?
— Qu'on devrait aller chasser les assassins pardi ! Les dix plus recherchés doivent avoir à eux tous plus de dix milles âmes ! La moitié du chemin serait fait. On a un avantage considérable en plus : nos pouvoirs !
— Matt utilise déjà le sien tout le temps pour jouer Jack l'Éventreur invisible sous la pluie ! rappela Sarah.
— Ça ne me dégoûte toujours autant de devoir tuer... dit l'elfe d'une voix blanche. Ils n'ont même pas le temps de voir qui les agresse et les tue...
— Moi non plus je m'y fais pas, soupira Sarah. C'est juste affreux d'être des tueurs.
— Moi-même... ajouta Nya. J'ai toujours envie de vomir après... Et j'ai cette impression d'avoir tout le temps un truc poisseux sur les mains, je fais que me les laver en ce moment.
Toujours étalé sur son lit, Ren lâcha un « tss » agacé entre ses dents, avec sa langue.
— C'est qu'un jeu vidéo... Ce sont juste des cibles qui bougent. Personne ne meurt, je vois pas en quoi ça vous choque.
Ce furent des regards scandalisés qui pivotèrent vers lui.
— T'as vraiment pas de cœur toi ! siffla Sarah.
Ren fit de son mieux pour rester de marbre face à la remarque. Matt ajouta :
— Même s'ils ne meurent pas pour de vrai, il faut quand même les tuer ! Les frapper suffisamment fort pour que leur corps lâche. Faire couler du sang... Les tuer quoi ! Ce ne sont pas que des cibles !
— Mais enfin Ren, ne me dis pas que ça ne te fait rien de tuer ces gens ? demanda Nya.
— Je t'ai parlé ? répliqua sèchement le jeune homme.
Nya baissa la tête et ferma sa bouche en se répétant de ne pas lui répondre. Elle avait pris la phrase comme une gifle mais se dit qu'elle méritait tout ça et qu'elle n'avait rien à dire. Sarah fronça les sourcils.
— Et toi, lui parle pas comme ça, ordonna-t-elle. Viens Nya on s'en va, la réunion a l'air terminée par ici.
— Mais du coup on fait quoi demain ? demanda la jeune fille.
— Et si on commençait par chasser ce fameux top dix ? proposa Matt. Comme vous l'avez dit, on a des pouvoirs, on est donc largement avantagé. On est d'accord ?
Ils se consultèrent tous du regard et approuvèrent la nouvelle stratégie. De toute façon ils n'avaient pas trop d'autres solutions et se languissaient de plus en plus de leur monde.
— Okay, lança Nya. Dans ce cas dès demain on va s'attaquer tout de suite au plus gros poisson : Stone. Je vais lui apprendre à m'envoyer des couteaux dans la tronche !
Ren ricana et passa un pouce sur sa cicatrice qui défigurait sa joue.
— Ça tombe bien, moi aussi j'ai deux mots à lui dire.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top