Chapitre 22: Des mystères jusqu'au plafond
Dans les rues sombres du Souterrain, le temps semblait s'être figé. Gabi ne voulait pas croire ses yeux. Pourtant ils ne semblaient pas lui mentir : c'était bien son ami, Pix, qui souriait de façon sinistre, avec cinq yeux noirs et émeraude sur le visage. Ses dents et ses ongles étaient anormalement aiguisés.
— Bon Gabi, on va regarder l'herbe pousser encore longtemps ou on cherche un moyen de rentrer ? On a assez perdu de temps dans ce monde de dégénéré !
Pix fit craquer sa nuque et s'étira. Gabi secoua la tête. Ça, ce n'était pas son ami. Pix ne parlait pas comme ça, il n'avait pas ce ton arrogant. Son attitude et son expression ne lui appartenaient pas non plus. Hormis ses yeux, il n'avait physiquement pas beaucoup changé, mais Gabi avait l'impression d'être face à quelqu'un d'autre.
— Pix, arrêtes... Tu es possédé, c'est ça ?
C'était la seule solution pour qu'il ressemble à ça et se comporte ainsi aussi soudainement. Le cerveau de Gabi était vraiment au bout du rouleau pour commencer à penser à ce genre de choses... Pix arqua les yeux qui remplaçaient ses sourcils puis il leva les mains à la hauteur de sa tête, comme une marionnette. Il regarda ses poignets et haussa les épaules.
— Écoute, j'ai pas l'impression d'être un pantin ou de tirer les ficelles, dit-il. Je me suis jamais senti aussi bien même !
— Pix, on va trouver une solution, promit Gabi.
Elle se rapprocha doucement de son ami, en examinant son esprit avec ses pouvoirs. Des centaines de fils formaient un chaos indescriptible. Certains s'agitaient furieusement dans tous les sens en sentant Gabi se rapprocher. La jeune fille ne reconnaissait pas la configuration habituelle du mentale de Pix. Elle se demanda quel « fil » manipuler pour l'endormir. Elle abandonna l'idée et resta à bonne distance.
— Qu'est-ce qu'on va faire ? se demanda-t-elle, main posée sur le front.
— Il faut l'emmener à la tour Saurac, déclara Grâce de but en blanc.
— Pourquoi ? demandèrent Peter et Æther, toujours agrippés l'un à l'autre et claquant des dents face à Pix.
La cyborg les fusilla du regard.
— Il est détraqué, affirma-t-elle.
— Ça ressemble pas à ça un détraqué, dit Peter. Ils ont les yeux jaunes normalement.
— Si si, je t'assure que c'en est un, insista Grâce. Et puis, mes capteurs m'indiquent qu'il a l'air instable et imprévisible. Le mieux est de l'emmener là bas, au moins ils pourront le garder au calme. Si on le laisse là, il pourrait être un danger pour le quartier, vous comprenez ?
Le fantôme et le squelette eurent l'air de piger le concept et approuvèrent face au ton plein d'assurance de la cyborg. Gabi refusa.
— Vous n'avez pas dit y a même pas une heure que personne ne sortait de la tour et qu'ils n'étaient pas soignés ? Puis on doit rentrer chez nous !
— Je vais pas chez les fous moi !! protesta Pix en serrant les poings.
Gabi allait rajouter un truc mais sursauta en sentant Grâce se rapprocher furtivement. Elle lui asséna rapidement un coup dans la nuque avec le tranchant de la main. Gabi lâcha un son étouffé, la douleur la paralysa totalement et la fit tomber dans les pommes. Son corps tomba dans les bras de la cyborg.
— Elle aussi, elle doit aller là bas... dit-elle d'une voix douce.
— On te fait confiance Grâce, dit Peter. Même si c'est dommage... On a encore perdu une occasion de...
Il eut soudain du mal à respirer et porta une main à sa gorge. Le squelette fut d'un coup soulevé du sol par une force invisible et éclaté à terre plusieurs fois. Le béton se fissura, ses os se brisèrent et se répandirent sur le goudron. Æther lâcha un cri et se précipita pour ramasser son crâne qui avait roulé un peu plus loin. Grâce fit volte face vers Pix, main crispée en avant. Une veine gonflait à sa tempe et la colère à l'état pur se lisait dans son regard multiple.
— Ne touches pas à Gabi !!! siffla-t-il.
Grâce changea sa main droite en canon de pistolet, mais les pièces se tordirent instantanément et son bras entier fut arraché, ne laissant que des câbles nus à son épaules, lâchant des étincelles. Pix récupéra son butin et disloqua les pièces par la seule force de son pouvoir. La cyborg amputée posa Gabi au sol et sauta vers le démon. Pix esquiva son coup de pieds en marteau d'un saut agile en arrière et lévita au dessus du sol.
Un peu plus loin Æther avait ramassé le crâne de Peter... Ses orbites étaient vide et sa mâchoire entrouverte et figée. Le fantôme se mit à pleurer en répétant à Peter de ne pas les lâcher, de s'accrocher et qu'ils allaient le réparer. Ses os brisés jonchaient le sol, comme un puzzle en morceau. Malheureusement le crâne de Peter ne ressemblait désormais plus qu'à un banal crâne sans vie...
— Tu l'as tué... gémit Æther, cherchant la moindre étincelle dans les orbites vides de Peter.
Pix lui lança à peine un regard... Qu'est-ce qu'il s'en fichait de ce squelette ! Il évita un tir de laser lancé par la cyborg, arracha un lampadaire du sol et le lança sur Grâce. L'androïde roula sur le côté et tira une rafale. D'un coup de bras, Pix renvoya les tirs en grognant.
— Tu vas voir ce que je fais à la vermine comme toi ! feula-t-il.
Le sol trembla, la route de goudron fut arraché de terre et la vague géante de bitume déferla sur les trois insectes devant lui. Le corps de Gabi lévita jusqu'à lui et Pix la récupéra pour éviter de la tuer. Il regarda avec malice Æther s'envoler au dessus du ravage, emportant la tête de Peter et Grâce agrippée au bout de son bras avec elle.
Elle les déposa plus loin et les deux filles regardèrent la rue dévastée et le démon qui flottait au dessus. Grâce jeta un regard au crâne de Peter, qui semblait les avoir quitté pour de bon. Au fond d'elle, quelque part au milieu de la carcasse de métal et des fils électroniques, le reste de son âme se serra de façon bizarre. La cyborg se souvint alors que c'était de la peine et de la tristesse...
— On ne peut plus rien pour lui, renifla Æther. Il l'a tué... Y a cinq minutes il était là et puis maintenant il est...
Le fantôme se mit à pleurer des larmes spectrales en serrant douloureusement le crâne de Peter. Grace s'appuya sur un genou et se redressa.
— J'ai une idée, dit-elle, sans état d'âme apparent. Après on les livrera à la tour Saurac. C'est le seul moyen de protéger tout le monde et de faire avancer les choses.
— Bon c'est pas que je m'ennuie mais un peu quand même, lança Pix en baillant bruyamment. Amusons-nous !
Ce qu'il restait de la rue se mit à léviter et tournoyer comme une ceinture d'astéroïde autour de Pix. D'un simple geste du bras il envoya les pavés droit sur les démons souterrains. Æther partit s'abriter en emportant le crâne de Peter avec elle, puis ils disparurent dans une ruelle. Pix les regarda fuir en se disant qu'ils ne valaient pas la peine d'être poursuivit. Ses cinq yeux pivotèrent vers Grâce. Il pencha la tête sur le côté pour éviter un tir laser. Le rayon de lumière explosa un lampadaire. Des étincelles se mirent à gerber de l'ampoule fondue.
— Tu ne prends même pas la peine d'éviter mes tirs ! ragea Grâce.
Mais avec sa voix de robot, ça perdait en crédibilité. Pix haussa les épaules.
— Tu sais pas viser, assume...
Il déracina un lampadaire, le fit pivoter et le lança comme un javelot pour embrocher l'androïde. Elle sauta à plusieurs mètres du sol pour éviter l'explosion de poussière qui suivit. Elle atterrit sur un autre lampadaire, arma son pistolet laser et tira. Pix ne bougea même pas et le tir le loupa. Sa tête bascula vers l'arrière puis sur le côté pour regarder derrière lui. Le laser avait fait fondre un mur de béton. Il ricana et se tourna vers Grâce.
— Même pas foutue de...
— À l'attaque !!!! s'égosilla la voix stridente et brisée d'Æther.
Pix sentit un coup sourd dans sa nuque et un voile noir tomba devant son champs de vision. La douleur se propagea le long de ses fibres nerveuses. Il se laissa flotter jusqu'au sol endommagé et perdit connaissance. Son corps bascula en avant et il tomba sur Gabi.
Dans son dos, Æther se remit à pleurer en serrant la tête de Peter contre elle.
— Tu fais une bonne massue... gémit le fantôme en se laissant flotter jusqu'au sol. Pauvre Peter...
— Assez rigolé, souffla Grâce en descendant de son lampadaire. Emmenons-les avant qu'ils ne se réveillent. Ce sont juste des dangers public, surtout lui.
La cyborg ramassa les corps de Pix et de Gabi et les chargea sur ses épaules. Un peu encombré, elle se mit en marche. Elle s'arrêta après quelques pas, hésitante. Puis elle se tourna vers Æther et le crâne sans vie de Peter.
— Ramasse ses os et amène le au funérarium de la Tour... Ils s'occuperont du reste. C'est la dernière et seule chose que tu peux faire pour lui... Quant à moi je risque de rester au laboratoire de mécanique un moment, le temps qu'on me répare... À plus tard...
Elle n'ajouta rien de plus et se mit en route avec son fardeau, direction la Tour Saurac.
***
— Debout !
Gabi grogna et ouvrit un œil. Le visage d'Emerald lui apparut en gros plan à deux doigts de son nez, et à l'envers. La déesse se redressa en se plaignant de ses lombaires. Gabi s'assit et se frotta les yeux. Elle était dans son esprit, à la bibliothèque. Elle visualisa rapidement les derniers événements avant qu'elle ne s'évanouisse. La poupée vaudou, l'Ombre, Pix devenu un démon... Puis Grâce qui l'assomme...
— Raaah, je savais qu'il ne fallait pas leur faire confiance... maugréa-t-elle en frappant un poing au sol.
Elle se leva, épousseta ses mains et se planta face à Emerald.
— Pix... Qu'est-ce qui lui arrive ? demanda-t-elle.
— Change de ton, tu veux. Crois-tu réellement que je possède la réponse ? Je l'ignore. Mais tu pourras essayer d'analyser son esprit. Tu en as le pouvoir. Tu n'as qu'à chercher dans sa tête la réponse à ta question.
— Ces yeux... Noir et émeraude... murmura Gabi. Cinq yeux de démon... Mais il était normal jusque là, qu'est-ce qui se passe ? Puis pourquoi Grâce m'a assommé à partir du moment où elle a parlé d'aller à la tour ?
— Je vais attraper la migraine si tu continues... soupira Emerald. Les choses vont s'aggraver, alors tu dois rester brave et garder la tête haute. Tu ne devras pas flancher face à l'adversité. Ce n'est que le commencement d'une ère qui s'annonce incertaine. Cherche le bélier, puis le poisson, ensuite retrouve l'horloge qui par le sang sera lié...
Gabi jeta un regard blasé à Emerald, qui venait sûrement d'avoir une vision. À l'heure actuelle, elle devait être en train de marmonner la même chose dans la vie réelle, comme un somnambule. La déesse cligna des yeux, semblant retrouver un peu de lucidité, puis elle souffla.
— Qu'est-ce que je disais moi ?
— Sûrement rien de grave...
— C'est drôle, j'ai eu la sensation d'entrevoir mes frères et sœurs disparus... C'est impossible pourtant. Ils sont presque tous morts...
Sa voix tremblait légèrement et ses yeux devinrent humides.
— Tu m'as pourtant dit qu'ils pouvaient être en vie.
— Je ne sais pas ! Je ne sais plus...
— Bref. Ramène moi à la réalité ! Pix a besoin d'aide ! Je dois découvrir ce qui cloche avec lui !
Emerald s'éloigna de quelques pas en hochant la tête. Elle tendit une main en avant et lui souhaita beaucoup de courage. Un éclat verdâtre inonda la pièce de lumière puis tout devint blanc.
L'écran de lumière se rétracta peu à peu et se résuma enfin à un néon de plafond. Gabi voyait son entourage de manière nébuleuse. Ses paupières papillonnèrent, comme un réflexe. La jeune fille se tourna sur le côté. La douleur dans sa nuque lui rappela le coup que Grâce lui avait mit.
Gabi se redressa doucement et s'assit. Elle avait froid, sauf aux mains. En face d'elle, un miroir lui montrait l'image d'une fille maigrelette, au teint grisâtre, aux cernes violette sous des yeux blasés et amorphes et des cheveux emmêlés et noirs. Elle ne se trouvait vraiment pas belle...
Elle examina la pièce où elle était. Sous ses fesses, une table d'examen médical, aussi glacée que l'air conditionné. Les murs gris s'assortissaient à merveille avec le lino bleu pétrole ou le plafond en plaques de polystyrène. Gabi sauta de sa table d'examen et découvrit que quelque chose lui immobilisait les mains.
Des sortes de moufles en métal lui entravaient et lui recouvraient les mains et les poignets, comme des menottes. Elle pouvait bouger les doigts à l'intérieur, mais ne pouvait plus se servir de ses mains. Elle s'approcha du miroir. Des ombres s'agitaient derrière. Ça devait être une vitre spéciale, un miroir d'un côté et de l'autre du verre tout simple.
Elle se retourna en voyant le reflet du corps étendu de Pix dans son dos. L'adolescent était sur une autre table d'examen, les yeux clos, des menottes intégrales sur les mains. Gabi hésita à le réveiller. Mais elle le fit quand même. Elle se servit de son coude pour le secouer doucement. Le soulagement put se lire sur son visage quand elle vit deux billes vert-bleu s'ouvrir. Deux yeux normaux, sans sclérotique noire. Pix la regarda comme le ferait un enfant qui venait de se réveiller. Il n'avait pas l'air de savoir où il était, ni qui était la personne en face de lui.
— Ça va ? demanda bêtement Gabi.
Pix se releva et regarda autour de lui, perdu. Il paniqua en voyant ses mains entravées et sa respiration devint saccadée . Gabi le calma immédiatement.
— C'est rien Pix, je suis là, d'accord.
— On est où encore ? balbutia-t-il.
Les larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent sur ses joues bronzées. Gabi eut le flash de ce même garçon qui une heure plus tôt riait à gorge déployée et souriait avec sadisme.
— Pix... Qu'est-ce qui t'es arrivé tout à l'heure ?
— Hein ?
— Après avoir battu cette Ombre. Tu étais différent.
Pix essuya ses joues humides sur les manches de son teeshirt et la dévisagea, l'air de ne pas comprendre. Gabi souffla et lui dit de laisser tomber. Elle s'avança vers le miroir sans tain. De faibles voix résonnaient de l'autre côté.
— Y a quelqu'un ? S'il vous plait qu'est-ce qu'on fait là ?
Aucune réponse, évidemment. Gabi ferma les yeux et inspecta les environs avec sa vision spéciale. Elle sentit les esprits des personnes derrière la vitre, comme une image infrarouge. Elle frappa la vitre avec ses moufles en métal.
— Je sais que y a quelqu'un !
— Arrête Gabi, conseilla Pix.
Gabi l'ignora et continuait à marteler le verre, comme si ça pouvait le briser. Son objectif principal était de taper sur les nerfs des gens qui les surveillaient et cela fonctionna. Un micro crachouilla au dessus d'eux et le jeune homme fit un bond, au même titre que son muscle cardiaque.
— Toi la fille, arrête ça, tu vas casser cette vitre ! conseilla un homme. Puis tu vas rayer tes menottes.
— Et bien voilà, y a des gens... fit Gabi. On a droit aux explications ?
— Patientez, la directrice en personne viendra vous examiner pour rejoindre un programme.
Le micro se coupa, laissant le son de la ventilation meubler l'ambiance glauque et glacée de la pièce à l'éclairage artificiel.
— Programme ? répéta Gabi en clignant lentement des yeux.
Sa tête faisait penser à celle d'une tortue. Pix se mit à claquer des dents et trembler.
— Mais qu'est-ce qu'on fait là ? renifla-t-il.
Puis il se remit à pleurer. Gabi trouvait presque la situation ironique. Qui pouvait penser que ce grand dadais passait son temps à pleurer comme une madeleine... Gabi se hissa sur la table d'examen à côté de lui et lui donna un coup d'épaule, étant donné que ses mains étaient prise.
— T'inquiète pas... on va s'en sortir.
— Comment tu peux dire ça ? pleura Pix d'une voix aiguë. On est perdu dans un autre monde, on ne sait pas où sont les autres et en plus nous voilà embarqués dans une histoire bizarre dans un labo louche !
La porte à leur gauche s'ouvrit avec un bruit électrique et une femme avec la cinquantaine peut-être entra, ses talons claquant sur le sol. Ses cheveux relevés en chignon étaient noirs, sa peau écaillée verdâtre et ses yeux étaient ceux d'un serpent, jaunes. Elle s'installa à une chaise de bureau et jeta le dossier qu'elle lisait dessus. Elle enfila une paire de lunettes et alluma un ordinateur en hologramme.
— Qu'est-ce qu'on a aujourd'hui ? se demanda-t-elle. Une fille et un garçon d'environ seize ans, ramassés au pied de la Falaise après une attaque d'Ombre. Ah ! Mes agents de terrain ont fait du bon travail.
Elle tourna ses yeux de reptile vers les deux concernés et écarquilla les yeux. Elle sembla sous le choc pendant un premier temps. Puis sa bouche s'ouvrit en grand quand un air ravi illumina son visage.
— Alix ?!
Pix se retourna, au cas où il y aurait une autre personne derrière lui, mais non. La femme s'adressait à lui. Elle se leva et écarta les bras.
— Alix c'est toi ? Je n'y crois pas !
Elle s'avança en joignant les mains l'air aux anges. A contrario, Pix voulut pleurer et se mettre en position latérale de sécurité dans un coin de la pièce, sous un meuble et ne plus bouger. La femme lézard s'arrêta en face d'eux et essuya une larme, émue.
— Qu'est-ce que tu as grandi Alix ! J'ai cru que je n'allais jamais te revoir !
Pix resta muet, ne sachant que répondre tandis que Gabi aurait pu être un vulgaire bibelot dans la pièce. La femme lézard poursuivit, maintenant étonnée.
— Tu ne te souviens pas de moi ? Enfin c'est moi, Eileen. Tu te souviens Alix ? Eileen, ton docteur.
Gabi eut une soudaine envie de tousser et ne se gêna pas pour faire le plus de bruit possible. La femme lézard la remarqua enfin.
— Euh, excusez moi « Eileen », mais il ne s'appelle pas Alix... signala Gabi. C'est Pix.
Ce dernier hocha mécaniquement la tête pour approuver, comme si une sorte de torpeur l'envahissait. La dénommée Eileen arqua un sourcil.
— Oh, Pix c'est ça ? Je vois.
Elle partit griffonner une note sur un post-it. Gabi jeta un coup d'œil inquiet à Pix. Son regard était perdu dans le vide.
— C'est un coup du destin ! s'exclama Eileen. Quelqu'un a voulu te ramener à moi. Je suis si contente. Oh Alix, tu m'as manqué tu sais. Les cas particuliers comme toi, on n'en a pas tous les jours.
— Qu'est-ce qu'on fait là ? demanda Gabi. Puis pourquoi vous l'appeler Alix ?
— Parce que c'est son nom, répondit Eileen comme une évidence. Tu ne te rappelles vraiment pas ?
L'adolescent ne répondit pas et un instant, Gabi se demanda s'il ne s'était pas évanoui en restant assis.
— Bon, je vais vous placer immédiatement dans le programme O.3 ! Quelle chance !
— Les explications c'est pour bientôt ? s'impatienta Gabi.
— Allons, ne nous pressons pas ! dit Eileen. Vous aurez tout le temps d'apprendre ici.
Gabi eut un sursaut en remarquant Pix qui commençait à s'agiter. Elle s'écarta prudemment. Pix venait d'émettre une sorte de grognement. Ses yeux s'emplirent d'encre et ses iris virèrent à l'émeraude. Des fissures noires coururent sur sa peau. Le rythme cardiaque de Gabi accéléra. Ça recommençait...
Eileen eut la même réaction qu'elle et une voix se fit entendre dans son oreillette. Elle posa la main dessus pour écouter puis hocha la tête, peu rassurée. Elle attrapa prudemment Gabi par l'avant bras et la tira contre elle.
— Viens par ici toi.
— Mais qu'est-ce qui lui arrive ? geignit Gabi.
Les larmes lui montèrent sans aucun contrôle pendant que la femme lézard la faisait sortir avec prudence, en silence, sous le regard multiple et noir de Pix. Ses menottes se fissurèrent et tombèrent en miettes, lui libérant les mains sans qu'il n'esquisse aucun geste. Il plia et déplia ses doigts.
Puis sans prévenir il se jeta sur Eileen et Gabi en lâchant un cri strident, exhibant sa dentition aiguisée. Elles firent plusieurs pas rapides en arrière et la porte automatique en métal se referma devant leur nez. Un gong retentit quand Pix se cogna contre la porte. Puis le crissement des ongles de l'adolescent en train de gratter le battant se fit entendre. Gabi reprit son souffle, assise sur le carrelage et l'entendit hurler. Instinctivement elle plaqua les mains sur les oreilles.
Des infirmiers, tous plus étranges les uns que les autres, accoururent pour les aider et s'enquirent de l'état de la directrice. Deux d'entre eux se baissèrent pour ramasser Gabi à terre. Elle leur donna des coups de pieds en hurlant des « bas les pattes » hystériques. On l'empoigna fermement et on l'immobilisa. La jeune fille ne comprenait pas sa réaction ni celle de son ami. Eileen se redressa et épousseta sa chemise et son tailleur.
— Pfiou. Voilà qui est intéressant.
— Il a quoi ?? Répondez-moi ! exigea Gabi. C'est quoi cet endroit ? Pourquoi vous le connaissez et l'appelez Alix ? Pourquoi il est comme ça ? Il est possédé ?
— Ce qu'il a ? Et bien à première vu, je ne peux rien te dire d'exact... Il me faudrait un examen complet... C'est possible pour demain ? demanda Eileen à un de ses employés.
— Bien sûr madame Saurac, roucoula un des infirmiers. Mais demain, n'avez-vous pas prévu d'examiner ces adolescents ?
— Ils attendront ! répliqua la femme lézard. Je ne peux pas perdre de temps : mon précieux patient qui a disparu il y a six ans est de retour ! Et il semble encore plus intéressant qu'à l'époque.
Elle s'avança vers une salle sombre, remplie de bureaux et avec une grande vitre donnant sur la pièce où se trouvait Gabi quelques instants plus tôt. Elle avait raison pour cette histoire de miroir sans tain. Toujours maintenue par un infirmier, Gabi entra dans la pièce et regarda l'autre salle. Elle colla son nez à la vitre et vit Pix, accroupi près de la porte en métal.
De profondes marques de griffures criblaient le battant. D'une main l'adolescent continuait à lacérer la porte avec ses ongles, de l'autre il se griffait le visage. Plusieurs expressions faciales se mélangeaient. Colère et souffrance. Détresse et frustration.
Gabi laissa ses larmes couler devant l'état de son ami. Lui qui semblait si gentil et qui possédait toujours une candeur si naturelle... Pourquoi tout avait changé d'un seul coup ?
— Intéressant, répéta Eileen en plissant les yeux comme un chat. Je vais mobiliser la même équipe médicale et le même psychiatre qu'à l'époque. Quant à toi, je suis sûre que tu te sentiras très bien dans ta nouvelle maison. Ne t'inquiète pas, tu vas nous aider !
Gabi se laissa docilement guider en dehors de la pièce. Elle se souvint avoir hurlé à qui voulait l'entendre de ne rien faire à Pix, puis les portes d'un ascenseur l'isola de tout. Le bruit des machines et le glissement du monte charge accompagna la montée, puis les portes s'ouvrirent. L'infirmier lui demanda d'avancer. Des gamins lui jetèrent des regards intrigués quand elle passa dans le couloir. Tous portaient des perfusions, en plus d'êtres des monstres assez variés en terme de physique.
Le temps sembla se ralentir. Le cœur de Gabi manqua un battement, tandis que dans sa tête Emerald n'en crut pas les yeux de l'adolescente. À l'écart de tous, une enfant l'observait discrètement avec des yeux vairons. Gabi tourna la tête vers la petite fille oni prostrée dans son coin.
— Attendez... murmura-t-elle.
Sentant qu'on la regardait, la petite oni écarquilla un œil rose orangé et un œil de diamant vers Gabi, puis avec une sorte de soubresaut ou de décalage étrange, elle disparut. Le tic tac d'une horloge avait résonné. Gabi la chercha mais l'infirmier l'obligea à continuer. Il s'arrêta devant une porte grise et métallisé, passa un badge devant un détecteur et le battant coulissa.
— Je te mets dans le dortoir avec les plus grands, informa-t-il avec un sourire hypocrite. Soit sage !
Il passa son badge dans la fente située sur les menottes en métal de Gabi et ces dernières cédèrent, lui libérant les mains. L'infirmier les récupéra et souhaita une bonne nuit à Gabi dans sa nouvelle chambre. La jeune fille resta planté devant la porte, sans vouloir se retourner, tête basse. Elle ne voulait pas de tout ça. Elle voulait sortir de là, récupérer Pix et rentrer dans son monde.
— Oh ! Encore une coupine ! s'écria une voix dans son dos.
Des bruits de pas se rapprochèrent et Gabi vit le visage d'une fille démon à la peau noire se pencher vers elle, pour la regarder sous sa cascade de cheveux.
— M'appelle Noëllya ! se présenta-t-elle. Tu veux venir voir Alix, Adèle et Derek ?
— Quoi ? fit Gabi d'une voix rauque.
— Gabiiii !!!! C'est toi ??? hurla soudain une voix aiguë.
L'adolescente se retourna pile à temps pour voir une fille à la tignasse blanche se jeter sur elle en pleurant. La fille la serra contre elle en répétant avec confusion qu'elle n'y croyait pas, inondant son pull de larmes.
— Angèle ? articula Gabi, étouffé par le câlin.
Elle leva les yeux et vit la tête de Derak se pointer dans la sorte de hall d'entrée du dortoir. Ses yeux couleur glace se plissèrent de joie quand un sourire illumina son visage.
— Ça alors ! On croyait vous avoir perdu !
Il se rapprocha d'une démarche guillerette et tapota la tête de Gabi, tout sourire.
— J'aurais jamais cru être aussi content de revoir ta sale tête d'insomniaque !
— Derak ! rabroua Angèle.
— Mais quoi ? Faut pas se voiler la face : elle a toujours eu une tête de zombie. Bon, là plus que d'habitude. Le prend pas mal.
— Hum.
— Qu'est-ce que tu fais là Gabi ? demanda Angèle.
— Je pourrais vous retourner la question.
— On s'est réveillé là et on a pas eu trop l'occasion de sortir de ce centre médical pour fous, répondit Derak. Mais toi ?
— Il se trouve que des gens rencontrés en bas n'étaient pas si collaborateurs que ça... Après qu'une Ombre ait attaqué, une cyborg qui me ressemblait m'a assommé. J'ai pas suivi ce qui s'est passé ensuite et je me suis réveillé dans une salle d'examen, menottes aux poignets...
— Une Ombre ? Les trucs dans ma tête ? demanda Noëllya qui ne perdait pas une miette de la conversation.
— Quoi ?
— Ah, Noëllya est détraquée, expliqua Angèle. Une Ombre vit dans son corps à ce que j'ai compris et si elle n'a pas son produit calmant, elle pète les plombs.
— On en a eu la démonstration et c'est vraiment pas rigolo, ajouta Derak.
— T'es toute seule ? reprit Angèle. Ou tu as vu les autres ?
— Non, j'étais avec Pix, répondit Gabi.
Les yeux bleus d'Angèle pétillèrent et elle frappa dans ses mains. Elle attrapa le bras de Derak et le secoua comme le ferait une enfant pour attirer l'attention.
— T'entends ça ! Pix est ici aussi.
— Et ben c'est cool, fit le vampire sans entrain. On va en profiter pour mettre les choses au clair avec lui.
— De quoi vous parlez ?
Gabi n'en pouvait plus. Elle avait besoin de sommeil et les récents évènements lui mettait encore plus le cerveau en compote. Angèle partit dans le fond de la pièce, suivit par Noëllya qui pensait faire la course. Derak donna une tape dans le dos à Gabi pour la faire avancer.
— Tu boudes toujours Alix ? demanda Angèle en passant devant un lit.
Un grognement lui répondit et Gabi découvrit un adolescent qui devait frôler le mètre quatre vingt cinq, étalé à plat ventre sur sa couette, jouant à un jeu de console, la tête à moitié dans un oreiller. Ses cheveux mi long et auburn étaient coiffés sur le côté, ses yeux olive reflétaient l'écran rectangulaire de sa console et sa peau était brune. La forme de ses yeux, de son visage, de son nez rappelaient à Gabi une certaine personne. De plus le nom ne lui était pas inconnu.
— C'est toi Alix ? demanda-t-elle.
Le concerné braqua ses prunelles sur l'adolescente et fronça les sourcils.
— On se connaît ? fit-il.
— Non, mais la dame, là.... Saurac Eileen, se rappela Gabi. Elle a appelé plusieurs fois Pix par ton nom.
Les deux se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, si on excluait la couleur des yeux, des cheveux et le style de coiffure.
— Il est où d'ailleurs Pix ? questionna Angèle en revenant vers eux avec des feuilles de classeur.
Gabi lâcha un soupir et fit la grimace en repensant à l'état dans lequel elle avait laissé son ami. Est-ce qu'elle devait leur dire ? Ils étaient déjà coincés dans un hôpital louche dans un monde parallèle, pas besoin de rajouter la métamorphose inexpliquée de leur ami là-dessus.
— Je ne sais pas si je dois vous en parlez... dit-elle en baissant la tête.
— Nous aussi on a un truc à te dire, dit Angèle en regardant ses feuilles. Tu commences ?
Après mûres réflexions, Gabi inspira et prit son courage à deux mains pour se lancer :
— Y a un truc qui cloche avec Pix. Depuis qu'on est ici, il n'est pas dans son état normal.
— C'est-à-dire ? questionnèrent Angèle et Derak.
— J'en sais rien, il est bizarre....
— Et ben on va aller loin avec ça, railla Derak.
— Bizarre, genre crises de démence ? demanda Angèle.
Ses yeux lisaient la feuille dans ses mains. Gabi confirma. C'était ce mot là qui était le juste.
— Oui... Il n'était pas du tout comme d'habitude... Bizarre, glaçant, mais aussi confiant et orgueilleux. Plus cet air ravi quand il se servait de ses pouvoirs pour tuer cette Ombre.
— Malveillant ? Agressif ?
— Ouais.
— Euh... Tendance à rire du malheur des autres ou sans raison ?
— Euh oui...
Gabi fronça les sourcils.
— Comment tu sais ça ?
Angèle lui montra la feuille qu'elle lisait puis lui en donna une autre qui ressemblait à une fiche de CV. Gabi l'attrapa et son cerveau bloqua en voyant la photo du garçon dessus.
— Me dis pas que c'est lui... dit-elle d'un air sombre.
Angèle confirma ses craintes avec un hochement de tête timide.
— Qu'est-ce qu'il fiche là-dessus ?
— Assis toi on a des trucs à te raconter, dit Derak en tapotant le matelas du lit où il était assis.
— Mais on va pas rester là à se raconter des histoires ! protesta Gabi. On doit aller le chercher et s'échapper d'ici. Ensuite on rentre chez nous.
Derak lâcha un rire tonitruant en se roulant sur le lit. Il essuya une larme qui perlait à sa paupière en reprenant son souffle après s'être esclaffé. Gabi le regarda en s'inquiétant pour lui aussi.
— Désolé c'est nerveux, s'excusa-t-il en pouffant. Essaie un peu d'ouvrir la porte et on en rediscute !
Gabi traina les pieds jusqu'au battant en métal et ne vit aucune poignée ou interrupteur pour l'ouvrir. D'accord, les gens de cet établissement enfermaient leurs patients dans leur chambre. La jeune fille revint, désespérée par absolument tout. Elle s'assit sur un lit, lasse.
— Ok... Dites moi tout...
— Et bien... On pense que Pix est en réalité un démon de ce monde, avec pas mal de soucis psychologiques.... Et qu'on n'aurait jamais dû le rencontrer dans le nôtre, commença Derak, d'un air grave.
Gabi prépara ses neurones à la suite de ce récit, qui promettait certes d'être riche en information mais aussi de répondre à toutes ces interrogations sur Pix. Trois lettres pour un prénom et des mystères s'empilant jusqu'au plafond.
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