Chapitre 5 : « Prends ma main »
Gulf
18 février : Premier jour d'atelier
C'est le grand jour ! Aujourd'hui, au lieu de me rendre à l'université de technologie de Thonburi comme tous les lundis depuis trois ans, me voici en chemin pour la maison de production. C'est ma mère, très protectrice et investie dans mes projets, qui m'accompagne pour ce premier jour de ma nouvelle vie.
« Je serai toujours là pour toi, appelle-moi dès que tu le peux, dès que tu en as besoin » me dit-elle avant de me laisser quitter la voiture. Une vraie maman poule, qui a bien du mal à me voir grandir mais me soutient quoi qu'il arrive.
Quel conte de fées, n'est-ce pas ? Qui aurait cru il y a quelques semaines de ça, alors au plus bas dans ma carrière d'acteur, que je me retrouverais à jouer dans le boyslove le plus attendu de l'année ? Les fans de Mame et de Mew sont déjà dans les starting block, alors que nous n'avons pas encore commencé le tournage. Quelle folie !
Nous avons même déjà donné notre première interview avec Mew. J'ai appris certaines choses... intéressantes, à son sujet. Choisir le grand amour, plutôt que la richesse, vraiment ? Un grand romantique, ce Mew.Je ne voulais pas paraitre mesquin, alors j'ai aussi penché pour le grand amour, tout en précisant que nous pourrions faire fortune ensemble. C'est un bon compromis, après tout. Voilà comment s'en sortir avec une pirouette.
Il est 8h30 quand j'arrive dans les locaux de l'agence. Une véritable fourmilière m'accueille. C'est une usine à gaz, ici. Matériel de tournage, salles de répétitions et studios sont mis à disposition pour la production de films, de pubs, de séries TV et même de clips vidéo : l'empire de l'entertainment s'ouvre à moi. J'en ai la tête qui tourne.
A peine le temps de paniquer, que déjà une jeune femme du staff m'accompagne dans l'aile du bâtiment réservée à l'équipe pour les quelques mois à venir. Je crois que ce refuge sera comme une deuxième maison : il y a absolument tout sur place. Salles de bains, salles de sport, salles de repos, cuisine, lits d'appoint pour siestes improvisées. Cet endroit est définitivement bien plus confortable que ma petite chambre étudiante actuelle.
Je ne devrais pourtant plus être étonné de rien après avoir assisté à la cérémonie des Line TV Awards. C'était... grandiose. J'imagine que pour les habitués, cela ne fait pas grand effet, mais pour moi, c'était un évènement unique. Quand les acteurs de Love By Chance se sont avancés sur la scène, j'ai ressenti comme un frisson ; d'anticipation, d'envie, d'émerveillement, de désir, de peur ? Tout cela à la fois, probablement...
Je dépose mes affaires dans un casier, avant d'enfiler le tee-shirt que je porterai chaque jour à l'effigie de TharnType la série. Est-ce que j'ai déjà parlé de l'histoire, au fait ?
Tout commence avec une cohabitation houleuse entre Type, hétéro convaincu, violemment homophobe par-dessus le marché, et Tharn son beau colocataire homosexuel. Nouvelle qui déclenche chez lui une fureur assez inouïe, en raison d'un traumatisme passé. Type a en effet été abusé par un homme dans sa jeunesse et peine à faire la distinction entre homosexualité et prédation sexuelle. On commence avec un pitch assez sombre, tout de même. Mais on est dans un boyslove, donc forcément, le brutal Type va finalement se laisser séduire par le doux Tharn. Tout un programme, n'est-ce pas ? Je vous vois sourire d'ici.
— Un petit café pour se réveiller ? me propose l'assistante, Kulap, en avisant mon visage fatigué (je ne suis de toute évidence pas très matinal.)
Kulap, elle, semble se confondre avec une pile électrique. Un téléphone à la main et un bloc note dans l'autre, elle court partout tel un chiot excité, toujours occupée à mille tâches. Elle est mignonne, avec ses lunettes double foyer et ses cheveux ébouriffés.
— Plutôt un jus d'orange ?
J'ai l'impression d'avoir cinq ans en demandant ça, mais je ne supporte pas les breuvages amers.
Elle m'entraîne dans la salle de pause, où patientent déjà Mild et mes autres co-acteurs. Ils sont étendus dans un sofa, rieurs, face à un banquet de nourriture. Il n'y a pas d'autres mots pour qualifier ce petit-déjeuner gargantuesque.
— Salut Gulf ! s'exclament-ils en cœur, sincèrement heureux de me voir.
— Salut les gars !
Je suis ravi de retrouver une équipe. Les amis de la fac vont me manquer... Je continuerai les cours, car c'est essentiel pour moi d'être diplômé. Le succès dans le métier d'acteur n'est jamais garanti, et ma famille tient réellement à que j'ai un bagage universitaire en poche. Mon emploi du temps a donc été aménagé pour que je puisse continuer à suivre mes cours d'éducation industrielle et technologique, tout en jouant dans la série. Malgré tout, je verrai moins mes camarades de l'université, et j'ai beau être de nature timide, j'aime appartenir à un groupe, à un collectif. J'espère aussi trouver le temps de continuer à jouer au foot, même si rien n'est moins sûr. Je me sers un verre de jus de fruits, et m'enquiers aussitôt du programme auprès des autres.
— Petit-déjeuner, avant tout ! lance Mild en mordant dans une viennoiserie.
Lui, je sens que ça va être le clown du groupe. Une intuition, comme ça.
— Kulap ne t'a pas donné le planning ? me demande Tong, l'acteur qui interprétera le grand-frère de Tharn.
— Elle avait l'air un peu débordée...
— Pas étonnant. Le premier jour, c'est toujours le chaos, s'amuse-t-il.
Je ne peux m'empêcher de penser que tout le monde semble si détendu et expérimenté... contrairement à moi.
— Ce matin, mots de bienvenue, rencontre avec toute l'équipe, distribution de goodies et du roman, commence à lire Tong.
— Ensuite le déjeuner ! s'exclame Mild, en mordant une nouvelle fois dans son beignet frit.
— Et l'après-midi, lecture du script et exercices en salle de répet. Tiens, si tu veux le détail, m'explique Tong en me tendant le planning du jour.
Je l'étudie attentivement, décidé à être un bon élève sur ce tournage. Plongé dans ma lecture, je n'entends pas les nouveaux venus arriver. Soudain, je sens une pression sur mes épaules et une chaleur dans mon dos. Puis, une voix grave près de mon oreille.
« Salut, toi. »
Je me retourne un peu brusquement, surpris.
Mew me sourit d'une manière, je dirais... espiègle ? Je rêve ou il flirte avec moi ?
— Salut P'Mew, dis-je d'une petite voix.
— Bien reposé ?
— Hum hum.
Il s'éloigne déjà vers le reste du groupe. Mon cœur lui s'est légèrement emballé. Je repense à notre interview... Qu'est-ce ce qui m'a pris de révéler le fond de ma pensée aussi ouvertement ? C'est sorti sans m'en rendre compte, telle une pulsion irrépressible. Avec moi, décidément, nul besoin de sérum de vérité. « Il me protégera. » Mais quel idiot... Mew n'a pas raté une occasion de me taquiner gentiment, depuis. Cela me rend encore plus sensible à sa présence.
~~
La journée commence dans une bonne humeur générale et communicative. Mame est vraiment une personne solaire. Ce projet, c'est son bébé, et elle entend bien prendre soin de nous comme ses propres enfants. Elle s'assure, à chaque instant, que nous ne manquons de rien.
Nous sommes installés dans une grande salle de conférence, afin que chaque membre de l'équipe nous soit présenté, ainsi que les objectifs à atteindre et les encouragements de circonstances. Mew et moi sommes assis l'un à côté de l'autre, entourés de nos acolytes. Sa coiffure a changé, depuis le casting. Ses cheveux ont repris leur teinte naturelle, plus sombre, et ils sont légèrement tirés en arrière aujourd'hui. Ça lui va bien. Il semple plus... mature, plus viril ? Alors que je l'observe discrètement, fasciné cette fois par l'angle de sa mâchoire si bien dessinée, Mame clôt son discours de bienvenue en ces mots :
« Je compte sur vous pour vous engager pleinement dans ce projet, bien entendu, mais aussi pour vous amuser. On veut donner du plaisir aux spectateurs, pas vrai ? Alors pour commencer, je vous encourage à prendre plaisir vous-mêmes ! En parlant de plaisir, Kulab va vous distribuer un exemplaire du tome 1 de TharnType. Bon courage à tous ! »
Tout le monde applaudit, stimulé par cette présentation chaleureuse et entraînante.
Mild à ma droite, me demande :
— Tu l'as lu, toi, le bouquin ?
— Non, pas encore... et toi ?
— J'ai commencé, mais j'ai eu un peu de mal avec les scènes crues. Vous allez voir, avec P'Mew. C'est quelque chose, ricane-t-il.
Moi, je n'ai pas vraiment le cœur à rire. Je me sens un peu nerveux.
L'exemplaire du livre arrive finalement entre nos mains. J'étudie le dessin de couverture. Deux beaux jeunes hommes, la chemise entrouverte, s'embrassent passionnément. Je me mets à rougir. Ça commence bien. Mew me donne un petit coup de coude. « C'est nous ! » s'exclame-t-il, facétieux. Je ris à mon tour, pour ne pas perdre la face. (Dans ma tête, c'est un concert d'alarmes et de clignotants rouges qui se déclenche. *Alerte, alerte, alerte.*)
Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter, déjà ?
Heureusement, j'ai eu le temps de reprendre contenance ce midi, grâce à un copieux déjeuner d'équipe dans un restaurant japonais, accompagné d'une bonne dose de bonne humeur. Un peu de nourriture savoureuse, et me revoilà d'aplomb ! Mild, qui va jouer mon meilleur ami dans la série, et Run, le voisin de dortoir de Type, ont vraiment aidé à me détendre grâce à leurs blagues incessantes. De vrais boute-en-train, ces deux là !
Quant à Mew, son attention était surtout retenue par Mame, avec laquelle il a échangé des messes basses tout le repas. Je me demande bien de quoi ils parlaient... Je l'ai surpris deux ou trois fois m'observer d'une manière pensive. Je n'ai rien laissé paraître, souriant aux bêtises de mes nouveaux amis. Intérieurement, je sentais ses yeux brûlants posés sur moi, et je m'efforçais surtout de contrôler le début d'afflux sanguin déferlant dangereusement vers mes joues.
~~
C'est un nouveau monde qui s'ouvre à moi : au lieu d'étudier dans une salle de cours morne et silencieuse, me voilà donc en chaussettes, un peu étourdi et excité à la fois, prêt (ou presque) à devenir quelqu'un d'autre. Un homophobe mal élevé en l'occurrence, mais passons.
Toute l'équipe est réunie dans une grande salle au parquet douillet. Nous nous installons en cercle à même le sol, où sont éparpillées les pages du script que nous allons commencer à étudier. Mame s'improvise professeure de théâtre, et nous décrit avec force détails les caractères des personnages, leur cheminement psychologique, les enjeux du récit, la couleur et le ton de la série. Ça semble... incroyable.
Jusqu'à présent, l'anxiété m'empêchait de clairement discerner le potentiel de l'histoire et de m'en émouvoir sincèrement, mais en écoutant Mame, je me sens touché. Je suis fier de faire partie de cette aventure.
Après quelques exercices de théâtre pour nous mettre en condition, Mame signe le début de ma perte :
— À présent, j'aimerais que vous formiez des binômes, pour tester les différentes dynamiques de jeu avec vos partenaires. Je vous laisse travailler, et on fait un point dans... disons... une heure et demie ?
Elle semble surexcitée, comme tout le monde.
Les binômes se forment selon les indications de Mame. Bien entendu, je me retrouve avec Mew. Nous nous asseyons en tailleur, l'un en face de l'autre. Autour de moi, tout le monde s'agite et les binômes se mettent en place sans attendre. J'entends des éclats de rire, des cris, des voix qui portent. Les acteurs sont déjà dans leur rôle. Ils ont de l'expérience, de l'assurance, du talent. Une question me traverse, si fugace et pourtant si cruellement douloureuse : suis-je légitime ? Suis-je à ma place ? Le temps semble se suspendre, et mon cœur se met à cogner contre ma poitrine. Je ne sais pas ce qui m'arrive ; j'ai une montée d'adrénaline et d'anxiété, tout à coup. Tout semble tourner autour de moi. J'ai le cœur au bord des lèvres. Je sens alors une douce chaleur naître au bout de mes doigts.
— Hé, Gulf...
La voix grave de Mew me sort de ma torpeur. Je lève les yeux. Ses belles mains constellées de veines ont pris les miennes. Elles sont douces, chaudes et... rassurantes. Je rencontre enfin son regard. Il m'examine brièvement avec inquiétude, avant d'afficher une expression confiante.
— Tout va bien se passer, Nong.* Regarde-moi.
Ses yeux sont doux et apaisants, tel un lac endormi. Pendant une fraction de seconde, le silence se fait autour de moi, intact et serein.
— Tout va bien se passer, répète-t-il. Tu vas être parfait, tu m'entends ?
Sa voix semble me tirer d'un mauvais rêve duquel je ne parvenais à m'extirper. Je me tends vers cette voix, me raccroche à ces yeux félins.
— Oui Phi*, je te fais confiance, soufflé-je.
Mew me sourit, et ses doigts s'entrelacent davantage aux miens. Je sens même la bague qu'il porte toujours à son pouce tout contre ma main. Je prends une grande inspiration et lui souris en retour.
Son sourire à ce moment précis, telle une bouée de sauvetage pour le noyé que je suis, je ne suis pas prêt de l'oublier.
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* Terme thaï utilisé à l'attention d'une personne plus jeune ou un petit-frère / petite-sœur
* Terme thaï utilisé à l'attention d'une personne plus âgée ou un grand-frère / grande-sœur
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Un grand merci à tout ceux qui ont commenté, voté ou tout simplement lu mes chapitres jusqu'à présent. Cette histoire me tient véritablement à cœur, et je compte bien la mener à son terme. J'espère que la lenteur n'est pas rédhibitoire ? Je suis consciente que l'intrigue évolue pas à pas. C'est un choix délibéré de ma part. Mais si ça peut rassurer certains lecteurs qui commenceraient à "s'impatienter" je promets que dès le chapitre suivant, la machine va s'accélérer :)
Bonne lecture, et n'hésitez pas à me faire vos retours ! (Aussi bien positifs que négatifs.)
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