Chapitre 29 : « Grow as we go »
« You say there's so much you don't know
Tu dis qu'il y a tant de choses que tu ne connais pas
You need to go and find yourself
Que tu as besoin de t'en aller pour te trouver
You say you'd rather be alone
Tu dis que tu préfères être seul
'Cause you think you won't find it tied to someone else
Parce que tu penses que tu n'y parviendras pas, tant que tu es lié à quelqu'un
Ooo, who said it's true
Oh, qui a dit que c'était vrai
That the growing only happens on your own ?
Qu'on peut grandir seulement si on est seul ?
They don't know me and you
Ils ne nous connaissent pas
I don't think you have to leave
Je ne pense pas que tu doives partir
If to change is what you need
Si changer est ce dont tu as besoin
You can change right next to me
Tu peux changer à mes côtés
When you're high, i'll take the lows
Quand tu seras au sommet, je supporterai les bas
You can ebb and I can flow
Tu peux faire un pas en arrière, et j'en ferai un en avant
And we'll take it slow
Et on prendra notre temps
And grow as we go
Et grandir au fur et à mesure
Grow as we go
Grandir au fur et à mesure »
Grow As We go - Ben Platt
~~
Gulf
Trois ans plus tard.
Tu es magnifique dans ton costume sombre. Tu m'hypnotises et me berce de ton regard brun chaud si familier. Les cris de joie de nos proches réunis résonnent dans nos oreilles et nos cœurs gonflés de félicité. Le soleil rayonne, caresse nos visages émus, illumine cette journée unique. Tout est flou autour de moi, comme un souvenir... À part toi, dont l'immense sourire se découpe nettement dans ce paysage de bonheur.
Les voix s'éloignent, le soleil décline ; mais tu demeures, aussi rassurant et solide qu'un arbre centenaire. Je tends le bras vers toi, mais ne trouve que du vide... Une image. Ce n'est rien d'autre qu'une image, parfaite mais factice.
— P'Mew ?
Ton sourire ne faiblit pas, mais ta voix ne me parvient pas. Une statue de cire. Un souvenir impalpable. Le noir se fait autour de moi, telle une contagion de ténèbres, t'emportant dans un monde inconnu, loin de moi. Une photo qui brûle devant mes yeux.
— P'Mew ?!! hurlé-je, chutant irrémédiablement dans le vide, tandis que l'écho déchirant de ma voix résonne longuement dans le tunnel d'obscurité où je suis avalé.
Ma poitrine se soulève frénétiquement, cherchant à glaner un peu d'air après ce cauchemar oppressant. J'éponge mon front trempé de sueur, et me redresse dans le lit la main sur le cœur. Je suis hanté par ce rêve, par phase, quand l'anxiété atteint son pic critique.
La scène du mariage de la saison 2. Tu te souviens ? Évidemment, que tu t'en souviens...
Le tournage de cette séquence nous avait vivement émus, et depuis ce jour fatidique, il y a presque trois ans, elle est devenue ma malédiction nocturne.
Je soupire, résigné et irrité. Mes yeux s'habituent à l'obscurité, faiblement percée par les lumières de la ville et de la tour Eiffel, projetant ses rayons régulièrement sur ma chambre d'hôtel tel un phare urbain. Je me lève, vêtu d'un unique caleçon, et m'assois sur le rebord de mon balconnet pour respirer la fraîcheur de cette nuit d'été. Je reste ainsi, égaré dans mes pensées, la notion du temps se perd.
Laisse-moi te décrire le tableau auquel j'assiste. Des fêtards ivres parcourent encore les ruelles pavées, les vrombissements des camions poubelles accompagnent ceux, plus bruyants, des véhicules de livraison pour approvisionner les boulangeries et les petits commerces de proximité. L'odeur du pain chaud embaume mes narines. Paris aux premières lueurs du jour. Un village qui s'éveille. J'ai appris à m'habituer à cette cacophonie matinale. Une dernière fois, je m'imprègne des sons si caractéristiques de ma ville d'accueil.
Demain, je rentre à Bangkok.
Après un an et demi d'une incroyable aventure cinématographique, à Paris et ailleurs : j'ai tourné dans un film dirigé par Luca Guadanigno, le réalisateur de Call Me By Your Name. Tu te souviens ? Qui aurait cru, un an seulement après la fin de Tharntype, qu'un si grand cinéaste tomberait sous mon charme au hasard d'une publicité pour la marque française Yves Rocher. J'ai évidemment sauté sur l'opportunité de tourner dans un film d'auteur européen. Quel bond inespéré pour ma petite carrière locale !
En trois ans, tant de choses ont changé... Et d'autres demeurent immuables. Mon amour pour toi ne s'est jamais tari... Il s'est simplement dissimulé derrière mon instinct de survie. Parfois j'oublie que tu m'as quitté un jour, sans jamais te retourner. J'ai continué à avancer, pour moi, pour toi, pour nous deux. Pour ne pas rendre ton sacrifice inutile.
Ne va pas croire que je ne t'en veux plus. La douleur de l'abandon est encore vive. Mais j'ai fini par comprendre ce qui t'a poussé à ce geste... Tu as voulu nous donner une vraie chance de réaliser nos rêves. Qui sait si je me serais autorisé tant d'aventures si tu étais resté à mes côtés ? Aurais-je eu le courage d'aller à l'autre bout du monde ? L'amour agit parfois comme une enclume qui nous retient au sol, même si - et surtout si ! - notre cœur flotte dans les nuages.
Après ton départ, cette nuit-là, j'ai souffert comme si on venait de me couper les deux jambes. J'avais tellement mal, je n'avais même pas la force de t'en vouloir. Tu le crois, ça ? Je me serais jeté dans tes bras sans reproche, si seulement tu m'étais revenu. Puis, j'ai compris que tu ne reviendrais pas.
Je savais que tu en souffrais aussi. Nous avons dû continuer à travailler quelques temps ensemble après la déchirure, et la douleur transpirait de nos deux êtres meurtris. Je sais que je te manquais durement. Pourtant, tu t'es infligé avec une détermination effrayante la douleur de ma perte.
Tu avais vu juste, cependant. Les fans ont fini par se désintéresser de notre supposée idylle. Quelques rumeurs de rupture ont bien couru les journaux un temps, puis la population s'est détournée de ce petit feuilleton puéril, pour trouver de nouvelles sources de commérages. Ainsi va le monde. L'humain a la mémoire courte, tel un enfant se débarrassant d'un vieux jouet pour se jeter voracement sur une nouvelle distraction. Nous avons donc pu nous réaliser, du moins artistiquement parlant.
Est-ce que tu avais raison ? Je ne saurais le dire. Nos carrières t'en remercient, mais nos cœurs ? Le mien n'est plus qu'une coquille vide, gîsant à mes pieds. Mais oui, ma carrière s'est merveilleusement envolée car rien ne me retenait plus, je ne peux guère le nier.
Tu as su trouver en toi la force d'amputer une jambe gangrenée, pour sauver le reste du corps. Une force qu'indubitablement, je n'avais pas.
Je continue de poursuivre mes rêves, de vivre, de faire semblant. Les gens ne font-ils pas tous inlassablement semblant d'être heureux, au fond ? On est tous, quelque part, amputé du cœur.
Et toi, es-tu heureux, P'Mew ?
Chaque jour, au moins une fois, je pense à toi. Et j'espère que tu es heureux.
Ton tournesol.
Je contemple cette nouvelle lettre, aux pensées éparpillées, que je n'enverrai jamais à P'Mew, écrite en plein cœur de la nuit. Quand mes émotions me débordent, je ressens le besoin soudain de lui écrire. Les lettres s'accumulent, mais ne quittent jamais le tiroir secret de ma table de chevet.
Il est vain de me rendormir à présent, mon avion décolle dans quelques heures à peine. Bientôt, mon chauffeur m'attendra au pied de l'hôtel pour me conduire à l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle. J'appréhende quelque peu le retour à Bangkok. Feindre la jovialité face aux amis et à la famille est nettement plus épuisant que face à des inconnus...
Je m'allonge, fixant le plafond immaculé décoré de moulures. Sous mes yeux, ma ville natale se dessine. Des souvenirs défilent ; certains heureux, d'autres moins. Tout un pan de ma vie me rattrape.
Bangkok, me revoilà.
~~
En trois ans, beaucoup de choses ont changé. Dans ma vie, mais aussi en Thaïlande. Maintenant, le mariage homosexuel est en bonne voie d'être accepté. L'homophobie n'est plus aussi virulente. La société évolue, pas à pas. Je me félicite d'avoir pris part, à mon échelle, à un programme en avance sur son temps à l'époque. Dans la voiture qui me ramène à mon appartement, j'observe avec ravissement les immenses images publicitaires qui défilent, représentant des couples d'hommes ou de femmes, au même titre que les couples hétéro. Le monde change. Le monde change ! Tu entends, P'Mew ?
Même quand je n'écris pas de lettre, j'ai pris l'habitude de m'adresser à lui dans ma tête. Ainsi, je ne me sens jamais tout à fait seul.
Parmi ces images, certaines s'inscrivent plus intensément dans ma rétine. Mew est partout. Il a finalement percé dans l'industrie musicale et a acquis une renommée internationale. À côté de lui, un jeune homme s'expose dans diverses publicités ou affiches de films, versatile ; tour à tour malicieux, sexy, enfantin ou carrément intimidant. Mannequin et acteur, je suis devenu le visage le plus populaire de ma génération. War avait raison. Au moins, sur ces fresques de papier glacé qui semblent tutoyer le ciel, Mew et moi demeurons côte à côte... J'essaye d'ignorer les battements de mon cœur lourd à cette pensée.
— Alors, raconte-moi tout ! s'exclame mon chauffeur avec entrain, m'arrachant à point nommé à ma douloureuse contemplation.
Je souris, amusé par l'excitation de Mild, décidément bien plus perceptible que la mienne.
— Oh, tu sais, ce n'est pas si exceptionnel qu'on le pense quand on est du côté des coulisses. C'est du travail, rien de plus, tempéré-je.
— Tu plaisantes ?! Tu as joué avec des acteurs français et américains super connus ! Je veux tout savoir moi. Tu as été terriblement secret cette année.
— Ce sont des gens comme les autres, tu sais. Pas plus différent que toi ou moi.
— Merci de me faire rêver, grogne-t-il dans sa barbe.
— Je te raconterai quelques anecdotes, plus tard, si tu es sage. Et toi, surtout ? Quoi de neuf ? Tu m'as manqué. J'ai hâte de retrouver nos soirées paisibles à l'appart, rien que toi et moi !
L'expression enjouée de Mild se fane légèrement. Il semble subitement gêné.
— Justement, en parlant de ça... Tu sais... que Grace et moi, ça va faire deux ans qu'on est ensemble.
— Oui, et donc ? Tout va bien j'espère ? Ne puis-je m'empêcher de m'inquiéter.
Au fil des années, Mild et Grace sont devenus ma référence de couple solide et idéal, en seconde position après mes parents. Apprendre que leur relation bat de l'aile serait un véritable coup dur. Déjà que ma confiance en l'amour est sensiblement ébranlée...
— Tout va parfaitement bien, je te rassure, affirme Mild en tournant à l'angle de notre rue. Justement, ça va si bien qu'on pensait... emménager ensemble... ajoute-t-il prudemment en baissant la voix, comme s'il m'annonçait une sombre nouvelle.
Mon cœur se serre. Mild, mon acolyte de toujours, mon ancrage depuis que Mew m'a quitté, ma béquille dans la vie, va prendre son envol... En même temps, il ne peut raisonnablement pas s'occuper de moi comme un malade en phase terminale jusqu'à la fin de mes jours. Je presse son épaule en liant mon regard au sien, espérant ne pas laisser transparaître ma mélancolie.
— Je suis content, c'est bien pour vous.
— Tu-tu es sûr ? Tu ne m'en veux pas ? bredouille-t-il.
Nous sommes à présent garés dans le parking sous-terrain de notre immeuble. Le silence est intacte. Je prends les mains de Mild dans les miennes. Il me fixe, interloqué, peu habitué à cette démonstration d'affection de ma part.
— Mild... Tu as ta vie, aussi. Tu as veillé sur moi toutes ces années, en ami merveilleusement dévoué. Je ne me serais jamais relevé sans toi. Tu as fais ta part, d'accord ? Tu mérites d'être heureux. Vous méritez d'être heureux... Rien ne me ferait plus plaisir.
— Gulf... Tu vas me faire chialer, crétin ! sanglote-il en se lovant dans mes bras.
Je tapote son crâne avec affection, le sourire aux lèvres.
— Bon, on passe la soirée ici, ou on rentre à la maison ?
— Tu as raison. C'est plus plaisant de pleurnicher avec un bon verre de rhum tout de même. Allons-y.
Je secoue la tête, affligé mais aussi amusé par la répartie de Mild. Il m'a manqué, cet adorable idiot. Arrivés à notre étage, je perçois du bruit en provenance de notre appartement.
— Mild... grogné-je sur un ton de reproche en me figeant devant la porte.
— Oui... ? grimace-t-il, gêné.
— Ne me dis pas que tout le monde m'attend, caché derrière le canapé, avec une banderole de bienvenue ?
— Euh... non, pas du tout. Enfin... peut-être ?
— Vous ne perdez rien pour attendre.
J'insère la clé dans la serrure, me préparant mentalement à offrir mon meilleur sourire au cortège peu discret qui m'attend dans le salon. J'allume la lumière, suspicieux.
— Surprise ! entonne alors une petite foule souriante, un verre à la main.
Évidemment, une banderole de bienvenue flotte au plafond. Je reconnais ma mère, mon père et Grace. Best, May, War, Kaownah, Run, mes amis de l'université... Ainsi que le casting de la saison deux, et enfin mon chat, Hazard, adopté peu après le départ de Mew. L'adorable boule de poils blanche vient se nicher entre mes jambes en ronronnant. Ils sont tous là pour m'accueillir. La fierté et l'amour se lisent dans leur expression bienveillante. Ma mère, immédiatement, vient se blottir dans mes bras. Best me tend une bière en étreignant rudement mon épaule.
J'aurais préféré me retrouver seul ce soir, afin de me ressourcer. Mais si je suis honnête avec moi-même, je sais pertinemment que je n'aurais rien fait d'autre que broyer du noir. Être de retour ici, cela remue trop de souvenirs... Entouré de ma famille, de mes amis, j'oublie un instant le mal qui me ronge en profondeur depuis trop longtemps.
~~
Deux heures du matin. La plupart des invités sont rentrés. Le salon est dans un formidable désordre. Affalé sur le tapis, je sirote un énième verre en compagnie des derniers survivants. Mild, mes parents et Grace. Le regard brumeux, articulant difficilement, nous refaisons le monde, heureux de nous retrouver après un an et demi de séparation. Pour une famille aussi soudée que la notre, cela confine presque à l'éternité.
La tête de ma mère repose sur mon épaule, mon père pique du nez dans un coin et Grace et Mild se câlinent adorablement. Une quelconque playlist musicale défile, abandonnée depuis longtemps au mode aléatoire. Alors que l'on discute tranquillement, un titre reconnaissable s'élève. Le dernier tube de Mew. Une gêne notable s'empare de la pièce. Grace se lève précipitamment pour éteindre la musique.
Le silence s'abat, douloureux, entachant quelque peu la perfection des retrouvailles. Depuis notre rupture, je n'ai jamais exorcisé mon mal-être en présence de ma famille. Le sujet est pour ainsi dire... tabou. Ils ont bien essayé de me faire parler, de m'ouvrir, mais je ne suis jamais parvenu à me confier à eux. Mon cœur pudique s'est transformé en colosse de pierre. Ma mère me caresse tendrement les cheveux. Elle hésite ; ouvre la bouche, la referme. C'est finalement Grace qui prend la parole.
— Gulf... Est-ce que... tu penses toujours à lui ?
Tous les regards convergent dans ma direction. Il me semble que d'un coup, tout le monde est dégrisé. Ennuyé par la tournure que prend la conversation, je trempe les lèvres dans ma boisson alcoolisée pour gagner du temps.
— Non, je mens éhontément.
— Alors... tu ne penses pas qu'il serait temps d'arrêter de mener une vie de moine ? me lance mon père, à présent parfaitement réveillé, cinglant.
— Chéri... Ne dis pas les choses de cette manière, enfin, le gronde ma mère. Ce qu'il veut dire... c'est qu'il est peut-être temps de songer, tu sais... à rencontrer une nouvelle personne ? renchérit-t-elle prudemment.
— Je n'en ai pas envie. Je suis bien tout seul, dis-je d'un ton sans appel.
Depuis toi, P'Mew, il n'y a jamais eu personne d'autres. Ni même en pensées. Je me suis comme figé dans le souvenir sublime de nos étreintes, sourd à toutes tentatives de séduction. Il y en eu, bien sûr. Des femmes et des hommes, de tout âge, ont tenté de briser ma carapace, d'inciser mon masque de mélancolie. Tu restes pourtant le seul et unique morceau de soleil accroché à mon cœur.
Et toi ? À qui penses-tu dans le creux de tes nuits solitaires ? Est-ce que tu penses toujours à moi ? Est-ce que tu ramènes des amants de passage dans ton lit ? Est-ce que tu es en couple ? Je mentirais si j'affirmais ne pas suivre ton actualité. Depuis ton départ, cette nuit là, tu persistes à te proclamer célibataire. Est-ce vrai ? Au fond de moi, j'ai cet espoir ridicule que tu me sois resté fidèle.
Nous sommes des destins liés, n'est-ce pas ? Il n'y aura jamais personne d'autre que toi. Mon cœur s'est irrémédiablement glacé ce mois d'octobre 2020, telle une cryogénisation. Seul ton feu peut le ranimer. Mes yeux commencent à s'embuer, écrin d'un océan de larmes qui refusent de couler. Rageusement, je me frotte les paupières. Tout le monde braque un regard inquiet sur moi.
— Je vais bien, je vous assure. Votre pitié ne m'aide pas, d'accord ? Je vais bien. Le célibat n'est pas une honte. Je dois me concentrer sur ma carrière, de toute façon, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, mon chéri. On veut juste que tu t'autorises à être heureux...
« M'autoriser à être heureux » ? Comment on fait ça déjà, quand on a le cœur brisé ?
— Merci d'être venus ce soir, c'est adorable. Je suis fatigué, j'ai besoin de dormir maintenant... annoncé-je platement en me redressant, raide, les traits tirés.
Mon lit m'appelle comme une évasion, un refuge béni. Après avoir chaleureusement embrassé ma famille et les avoir rassuré tant bien que mal sur mon moral, je m'effondre dans mon lit aux draps frais. Sous l'oreiller, un pull tout doux effleure mes doigts. Je le tire et enfouis mon nez dans le tissu. Ton odeur n'y est plus depuis bien longtemps, pourtant, en fermant les yeux et en me concentrant très fort, je peux la percevoir, lointaine et ensorcelante.
~~
Quand j'arrive à l'agence le lundi suivant, je sais que je n'ai pas bonne mine. Je ne me suis pas tout à fait remis du voyage ni du décalage horaire, et mes cernes profonds sont immanquables. Best lève le nez de son ordinateur en m'apercevant, l'air scandalisé.
— Mais enfin, N'Gulf ! Tu es somnambule ou quoi ? Rentre chez toi, au lit ! Ça ne va pas bien. Tu as le droit à des vacances, mon petit ! enchaîne-t-il sans me laisser en placer une.
— Le travail c'est la santé, dis-je simplement en me laissant lourdement tomber dans un fauteuil.
Le repos me torture l'âme, voilà tout. J'ai besoin de travailler. D'entendre les flash d'appareil photos crépiter, les directives des réalisateurs, de m'oublier dans la rigueur. Je ne me sens jamais autant dans mon élément et protégé que sous les lumières vives et aveuglantes des projecteurs, drapé dans la beauté de l'illusion. Best fronce les sourcils. Je sens le sermon moralisateur poindre.
— Gulf... commence-t-il.
— Vous vous êtes passés le mot, ou quoi ? Pourquoi tout le monde s'inquiète autant ? éclaté-je soudain.
— Gulf... gronde mon manager en se redressant dans une posture menaçante, ses poings vissés sur les hanches. Mon garçon. Je t'aime, tu sais. J'ai le devoir d'être honnête avec toi. Si on s'inquiète, c'est parce que tu nous donnes des raisons de nous inquiéter. J'admire ta ténacité au travail. Tout le monde est enchanté de collaborer avec toi. Luca m'a encore envoyé une carte pour me dire à quel point il a adoré te diriger. Je suis tellement fier ! Mais il faut savoir lever le pied. Tu as besoin de te reposer. De penser à toi...
J'écoute à peine son discours, perdu dans les souvenirs du tournage à Paris... Là où personne ne s'inquiétait pour moi. Là où les musiques de Mew ne passent pas dans les cafés, où son image n'inonde pas les panneaux publicitaires ni les chaînes musicales. J'aimais tant Paris... J'avais presque oublié à quel point tu me manquais. Ici, ton souvenir me pourchasse. Tout me rappelle cruellement... TOI.
— Je repars quand ?
— P-pardon ?
— En Europe. J'aime travailler à l'étranger.
— Eh bien, laisse-moi le temps de faire mon travail. J'ai quelques projets à éplucher, mais c'est en cours. Alors va te ressourcer un peu, et reviens quand tu seras en meilleur état !
Je soupire, contrarié, et enfile avec humeur mes lunettes de soleil en dépliant mes longues jambes sur le bureau. Je ferme brièvement les yeux pour trouver un peu de paix en moi. Ils n'ont pas tort, je suis un peu trop survolté. Des vacances loin de la capitale ne me feraient pas de mal...
Best s'éloigne, me laissant seul. Je reste ici un moment, profitant du calme relatif de ce mois d'août. J'entends alors chuchoter et je devine qu'on parle de moi. Je reconnais la voix de May.
— Est-ce qu'il peut vraiment y aller... s'interroge-t-elle à voix basse.
— Ce sera à lui d'en décider, ajoute Best. Mais il me semble qu'il le doit.
— Ça risque de le miner plus qu'il ne l'est déjà.
— Je ne sais pas, May... Il faut bien continuer à vivre ?
Je tends l'oreille, cette conversation dont je suis manifestement l'objet commence fortement à me déplaire.
— Je vous entends, hein ! grommelé-je. Je retire mes jambes du bureau et fais tourner le siège pour faire face au petit couple de comploteurs.
Leur visage est soucieux. Silencieux, ils ne semblent pas trouver leurs mots.
— Crachez le morceau, les encouragé-je, impatient.
May lance un regard complice à Best, avant de s'approcher et de s'asseoir sur le bureau, tout près de moi.
— Tu es invité au Festival international du film de Bangkok. Tu es sélectionné pour les Global Kinnaree Awards dans la section meilleur acteur. Ce sera annoncé cette semaine.
— Et ? C'est une bonne nouvelle, non ? dis-je avec enthousiasme en ôtant mes lunettes de soleil.
— Oui, bien sûr... C'est juste que...
— Mew sera là, termine Best.
Mon cœur manque un battement.
— Oh... Je vois...
— Il est invité à y jouer sa dernière chanson. Tu n'es pas obligé d'y aller. On peut toujours trouver une excuse, déclare May d'une voix douce.
— Ce ne serait pas professionnel, assené-je d'une voix blanche.
— Eh bien... non. Mais ton bien-être compte plus, pour nous.
— Je n'ai plus cinq ans, vous savez. Je vais bien. Arrêtez de me surprotéger.
Je me relève brusquement, le cœur cognant tellement fort sous ma peau qu'il pourrait bien déchirer ma poitrine dans un horrible craquement. Je quitte l'agence avec précipitation, puis me retourne au dernier moment.
— J'y serai, dis-je simplement, d'une voix que j'espère plus assurée que je ne le suis en réalité.
~~
12 octobre 2023, Global Kinnaree Awards
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai ressenti le besoin de revêtir la même tenue qu'il y a trois ans, ce jour où tu t'es enfui avec ton bagage.
Bien entendu, tu es revenu à l'appartement pour chercher des affaires plus tard, nous avons dû collaborer ensemble à plusieurs reprises et nous avons même pu parler calmement de notre relation, sans bain de sang, apaisés. La déchirure n'a pas été aussi nette que cela. Dans mon esprit sélectif, néanmoins, tourne en boucle la scène de l'abandon, tel le climax d'un film dramatique.
Je m'observe dans le miroir, habillé de cette chemise blanche à l'encolure profonde. Le costume argenté tombe élégamment sur mes épaules. Ai-je beaucoup changé depuis notre dernière rencontre ?
Cela doit dater d'un an et demi, environ, peu de temps avant mon départ. Nous nous étions croisés à un événement de charité. Tu avais été cordial et lointain. Au fond de tes prunelles, malgré tout, je devinais ce feu qui t'animait toujours quand tu posais les yeux sur moi. Tes gestes aussi trahissaient ton besoin de me toucher. Gestes que tu suspendais au dernier instant, comme si tu craignais de te brûler.
J'avais envie de me jeter dans tes bras, de pleurer, de te frapper. Pourtant, j'ai ravalé mes larmes et ma colère. Tu m'avais maintes fois repoussé, avec tant de douceur que c'en était encore plus déchirant, et mon insistance ne faisait rien d'autre que rouvrir une plaie que tu souhaitais ardemment refermer. Je sais bien que tu n'étais pas indifférent. J'entendais parfois Mild te parler au téléphone, peu discret qu'il est. Tu lui demandais des nouvelles, n'est-ce pas ?
Alors, ai-je changé ? Pas tellement... J'ai toujours ce visage poupon, ce corps longiligne ; mes yeux sont simplement plus tristes et profonds, mes sourires plus graves.
Je prends une inspiration pour me donner du courage et me dirige vers la salle de théâtre accueillant la cérémonie, Best sur les talons. Mew n'a pas encore traversé mon champ de vision, bien que je ne puisse m'empêcher de le chercher inconsciemment du regard... Je suis tout autant terrifié à l'idée de le rencontrer que de le manquer.
Il est enfin appelé sur scène. Une boule se forme dans ma gorge à son apparition. Il est toujours aussi beau. De légères ridules se sont formées au coin de ses yeux doux et profonds, mais ne contribuent qu'à lui donner plus de charme. Il porte un pantalon noir, mettant en valeur ses longues jambes toniques, des bottines de la même couleur et une chemise blanche. Inconsciemment, il me rappelle le Mew de l'audition, bien qu'il soit tout à fait différent.
Sa beauté et son charisme m'irradient. Ma peau se couvre de frissons. Il interprète sa chanson, une balade douloureuse et mélancolique, tel un écorché vif. Mew a toujours nié s'inspirer de son expérience personnelle pour ses compositions. Mais les paroles sont trop significatives pour ne pas me rappeler amèrement notre histoire.
« Un jour je me suis arraché le cœur,
Depuis, ce passé hante mes pensées,
Un songe lointain et déchirant,
Qui me poursuit jusque dans la nuit
Les saisons passent, le mal demeure,
Les saisons meurent, enracinent la douleur
Ton visage m'accroche, à chaque coin de rue,
Ton sourire, tes yeux, tes lèvres, ta peau nue...
Un jour je me suis arraché le cœur,
Brisant le tien sans un bruit,
Dans le silence de la nuit,
Me laissant du sang sur les mains,
L'âme profondément meurtrie
Les saisons passent, le mal demeure,
Les saisons meurent, enracinent la douleur
Ton visage m'accroche, à chaque coin de rue,
Ton sourire, tes yeux, tes lèvres, ta peau nue...
Une nuit je me suis arraché le cœur... »*
J'avale difficilement ma salive, voyageant malgré moi dans les couloirs du temps, trois ans en arrière. Ton regard capture enfin le mien, me ramène au présent. En m'apercevant, ta voix se brise, ton regard cille brièvement ; tu te reprends juste à temps pour ne pas rater la note, et détourne les yeux comme si de rien n'était. Best agrippe mon genoux pour me transmettre son soutien, ayant sans doute perçu mon trouble. Je me force à faire rentrer de l'air dans mes poumons, sous peine de m'évanouir à force d'être en apnée.
Le morceau se termine et me laisse tremblant, les poils hérissés sur mon épiderme. Rêveusement, je caresse le bracelet en argent que tu m'as offert, et dont je ne me suis jamais séparé, accroché à mon poignet tel un tatouage indélébile, une blessure que je refuse de soigner.
Je tente de reprendre contenance. Il le faut. Surtout que j'ai une chance sur cinq d'être appelé dans la catégorie meilleur acteur. Enfin, il est l'heure de connaître le verdict.
« Dans la catégorie meilleur acteur... Le lauréat est... Gulf Kanawut dans Passion parisienne de Luca Guadagnino. » Un tonnerre d'applaudissements me tire de ma léthargique rêverie. Je ne réalise pas... Best me presse l'épaule, m'incitant à rejoindre la scène. Je me lève, les jambes tremblotantes, ébloui par les lumières du théâtre, étourdi par les exclamations de l'assistance. Je monte sur l'estrade dans un état second. Je me sens perdu, affolé, ailleurs. D'une main moite, je saisis le micro. Le temps semble se dilater, tout devient flou et se ralentit autour de moi. Les visages se brouillent.
Je balaye l'assistance du regard, comme si je cherchais quelqu'un, ou quelque chose, une bouée à laquelle me raccrocher dans ce naufrage intérieur. Enfin, je te vois, au fond de la salle. Tu es le seul visage net surgissant de la foule indistincte. Un éclat de couleur, de vie, perçant le nuage placide d'un décor en noir et blanc.
Ton regard ne me quitte pas. Ton regard fier et brillant. Est-ce une larme qui coule sur ta joue pour rejoindre ce sourire rayonnant que tu n'adresses qu'à moi ? Ce sourire... Ce sourire... Je ne l'ai jamais oublié. Grâce à toi, je m'ancre au présent et rassemble mes esprits. Mon rythme cardiaque se stabilise. Je peux enfin délivrer mon discours. Grâce à ta présence.
Je ne t'ai pas rêvé, n'est-ce pas ?
~~
La foule se disperse pour rejoindre la grande salle de réception où se mêlent discussions stériles et félicitations pompeuses, accompagnées de champagne et de petits fours pour faire passer le tout. Quant à moi, j'ai le besoin pressant de prendre l'air. Par chance, il pleut, il n'y a donc personne sur le balcon. Je m'y rends, seul, appréciant les gouttes fraîches s'écrasant sur mes joues, se confondant à mes larmes. Je m'agrippe à la rambarde de toutes mes forces, penché dans le vide. Je n'entends pas tout de suite les pas me rejoindre, trop agité par le désordre intérieur qui fait rage en moi.
Puis, une voix. Grave et mélodieuse.
— Gulf...
Je me retourne brutalement. Mew se tient, juste là. Plus beau que jamais. Il s'approche. Je me sens à nouveau tout petit devant lui, timide comme au premier jour.
— P'Mew... expiré-je faiblement, le souffle court.
Il n'est pas un mirage. Ni un rêve. Il est là, en chair et en os. Un demi sourire étire ses lèvres fines, cruellement belles.
— Je suis fier de toi. Tu es incroyable.
— M-merci... bredouillé-je.
— Je savais que tu étais promis à un brillant avenir... Je le savais... dit-il presque pour lui-même, exalté.
Dans mes lettres, ou même en pensées, j'ai tant de choses à lui raconter. Mes mots coulent tel un torrent intarissable que je ne peux canaliser. Ce soir, pourtant, ils restent coincés dans ma gorge. Je suis incapable de m'adresser à lui. Ma bouche est scellée. Ma langue sèche comme le désert.
Il s'approche encore, réduisant dangereusement la menue distance qui nous sépare. Je peux même sentir son parfum, toujours le même, qui m'enivre. D'un doigt, il essuie la pluie sur ma joue. Je ne suis plus maître de moi. Je flotte dans un songe. Instinctivement, je referme la main sur son doigt, comme si j'avais besoin de vérifier la réalité de sa présence.
— Je suis là... murmure-t-il, en réponse à mes pensées.
Son regard se pose alors sur mon poignet, orné du bracelet d'argent. Sa main quitte ma joue pour caresser celui-ci du bout des doigts. Ses yeux s'écarquillent de surprise, ses joues se colorent.
— Tu l'as gardé... s'étonne-t-il dans un souffle, les yeux brillants.
Ses doigts qui effleurent ma peau me brûlent. Je prends feu de l'intérieur. Puis, Mew soulève la propre manche de sa chemise blanche, me dévoilant un avant bras pâle et musclé. Autour de son poignet, un bracelet jumeau à l'éclat argenté, où se reflète la Lune opalescente. L'oxygène me manque.
— Je savais que le destin te mettrait à nouveau sur ma route, Gulf Kanawut...
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* Oui bon je suis nulle pour écrire des paroles de chanson, scusez 🤣 (Je tenterai d'améliorer ce passage prochainement, pauvre Mew ahah).
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Et cette fois, sur une échelle de 1 à 10, à combien vous me détestez, ou pas ? 😬😇🤞
J'espère que vous n'êtes pas trop déçu.e.s par ce choix de la longue séparation et de l'ellipse... (J'avoue, j'ai très peur que certain.e.s n'adhèrent pas.) Mais pour le coup j'ai vraiment laissé libre cours à mon imaginaire et à mon interprétation, sans tout à fait me fonder sur la réalité (puisqu'on n'en sait rien de toute façon, autant improviser). Je trouvais ce parti pris plus romanesque, plus intéressant du point de vue de la fiction, mais aussi relativement réaliste. Parfois les couples, même les plus amoureux, ont besoin de prendre du recul. J'espère que vous comprenez ce qui m'a poussé à cette décision. (Pour l'anecdote, j'ai été pas mal inspirée par le film LaLaland...)
À votre avis, que va-t-il se passer ensuite... ? Comment Mew a-t-il vécu la séparation de son côté ? J'ai hâte de lire vos retours et vos théories. Rendez-vous dans deux semaines !
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