Gulf

Premier jour du casting pour TharnType la série.
Centre commercial Siam Discovery, Bangkok.  26 janvier 2019.

Les candidats sont venus en nombre au centre commercial Siam Discovery où se déroulent les auditions. La salle d'attente est bondée de jeunes premiers en chemise blanche qui trépignent d'impatience et répètent leur texte, accompagnés de leur agent. Le brouhaha est infernal. L'attente, insoutenable. Être acteur, ce n'est pas seulement les paillettes et les récompenses, mais aussi et surtout tous ces moments d'expectative, de galère, d'espoir et bien souvent, de désespoir.

May, l'agent qui m'accompagne, me sourit d'un air bienveillant. Je ne cache pas que je suis un peu nerveux. Le temps commence à se faire long et la pression monte dangereusement. J'ai hâte de pouvoir passer le premier test !

Je suis soudain tiré de ma concentration par la formation d'un attroupement bruyant. Une horde de fans excitées se met à entourer un jeune homme tel un dieu vivant. C'est bien le seul acteur qui semble être venu accompagné de sa cour. Je l'observe du coin de l'œil, intrigué. Son visage m'est familier...

Le temps passant, je remarque que ses fans me jettent des coups d'œil réguliers. Je détourne le regard, gêné par cet intérêt soudain à mon égard. Plus étonnant encore, certaines jeunes filles viennent à ma rencontre pour me soutirer mon nom et mon compte Instagram, ainsi que le rôle pour lequel j'auditionne. Un peu troublé au début par cette approche frontale, je finis par jouer le jeu et apprécier cette distraction bienvenue. Elles sautent de joie en apprenant que je vise le personnage de Type, l'un des deux rôles principaux. Discrète, May me couve du regard, très amusée par la situation. Après cette brève conversation, les jeunes filles rejoignent leur favori incontesté. Je ne peux guère rivaliser, moi le petit nouveau un peu timide, face à la célébrité du jour.

J'observe leur manège avec attention : elles lui racontent de toute évidence une histoire très drôle, car il éclate alors d'un rire sonore. Il semble tout à fait dans son élément. Celui qui déchaîne tant les passions finit par m'adresser lui aussi un coup d'œil appuyé. Je détourne instantanément le regard, comme si j'avais été brûlé.

Casting, jour 2

Hier, j'ai passé l'audition solo, consistant à me présenter et à tourner un bout d'essai. Rien de mémorable. C'était rapide, un peu chaotique, et je n'ai pas vraiment eu le temps de comprendre ce qu'il m'arrivait. Mais on m'a retenu pour la suite. L'étape du jour est largement plus décisive, puisque je vais devoir jouer avec mon futur complice à l'écran.

Je martèle le sol de ma jambe avec nervosité, une mauvaise habitude acquise depuis l'enfance. Je suis un peu trop bien coiffé, je crois, pour le personnage que je suis censé incarner. Un peu trop lisse, peut-être. Type est impulsif, caractériel et indomptable. Ce coté revêche me plaît. J'ai beaucoup travaillé l'intonation de ma voix, mignonne et douce d'ordinaire, pour la rendre plus dure.

Je suis plongé dans mes pensées, quand May me tapote doucement la jambe. C'est mon tour ! Je prends une grande respiration, croise son regard encourageant et me dirige vers la salle du casting.

Je repère sans tarder l'écrivaine à l'origine de cette adaptation TV, Mame, une jeune femme au visage solaire. Avenante et douce, elle me sécurise.

— Bonjour Gulf, me sourit-elle. Ça va depuis hier ? Tu connais ton texte ?

Pour toute réponse, je hoche timidement la tête. 

— Alors détends-toi, tout va bien se passer. Voilà qui est mieux, s'exclame-t-elle en passant doucement sa main dans mes cheveux pour ébouriffer ma tignasse trop disciplinée aujourd'hui.

Son sourire n'a pas quitté son visage et a le pouvoir magique de calmer ma respiration.

Je m'installe face à la caméra et à l'équipe de tournage, composée du réalisateur, de son assistant, de la scripte et de Mame.

— Tu vas devoir jouer la scène avec quatre partenaires différents, car nous n'avons pas encore trouvé l'acteur pour Tharn. Ce qui va être intéressant pour nous, c'est d'observer les différents binômes que vous allez composer. Le plus important sur cette série, c'est l'alchimie. C'est comme une danse, tu comprends ? Chacun soutient l'autre dans son jeu. C'est une question de rythme, de synchronisation, de battements de cœur à l'unisson. Tu pourrais bien être un excellent acteur, si cela ne colle pas avec ton partenaire, ça ne fonctionnera pas.

Je hoche la tête, attentif. Bien sûr, il s'agit d'une histoire d'amour passionnée, après tout. J'avale ma salive, de plus en plus nerveux. Comment pourrais-je ressentir ce type de complicité avec un homme ? « battements de cœur à l'unisson ». C'est tellement mièvre. Même avec ma petite amie, je suis quelqu'un de plutôt pudique... Je reste concentré, déterminé à relever le défi.

Un premier candidat pour Tharn arrive. Il est jeune, comme moi. On se toise, vaguement gênés, puis on échange quelques banalités. Je ne me sens pas à l'aise, mais je crois avoir incarné Type du mieux que possible. D'autres potentiels Tharn prennent le relai et je rejoue la scène, encore et encore. Ils me laissent tous de marbre. Je flotte, déconnecté. Mon jeu est mécanique.

Alors que je pensais mon calvaire terminé, Mame m'annonce que je vais devoir faire une cinquième prise.

— On te libère après, promis. Le dernier candidat à te donner la réplique avait auditionné pour un personnage plus âgé, mais on aimerait bien tester dans le rôle de Tharn. J'espère que tu as encore un peu de ressources, minaude Mame d'un air contrit.

— Ça ira, pas de problème, la rassuré-je avec un sourire crispé.

Au fond, j'ai hâte de pouvoir m'enfouir dans mon lit ou jouer aux jeux vidéos, mes deux passions dans la vie.

Le dernier Tharn du jour fait son apparition. Je reconnais l'acteur qui paradait la veille tel un paon entouré de ses groupies. Il entre dans la pièce avec une assurance désarmante et se présente d'une voix grave. Je comprends pourquoi il avait auditionné pour un rôle plus mature. Il dégage un charisme bien différent de mes précédents partenaires. Il s'approche de moi avec lenteur, tel un félin. Cette fois, je prends le temps de l'observer. Il est grand, sa silhouette est bien dessinée et musclée. Il est plus viril que les autres. Ses yeux sont immenses et allongés, tels des croissants de lune, et sa peau est d'une clarté éblouissante. Oui, il est d'une beauté indécente, c'est indéniable. Je me sens presque ridicule et frêle, à côté de lui. Intimidé...

Nous jouons la scène, je suis absorbé par son regard perçant. Mon texte coule avec naturel. Les candidats précédents se contentaient de s'approcher en douceur lors de la scène du "baiser". Le dernier Tharn, lui, pique dangereusement vers mes lèvres, et, au dernier moment, nous cache de l'équipe avec le script de la scène. Nos visages, à deux centimètres l'un de l'autre, se retrouvent enfermés dans une factice mais troublante intimité.

Je ne vois plus que ses yeux, sombres et intenses. Le reste disparaît.

J'ai honte, mais mes oreilles deviennent instantanément écarlates. Ça a toujours été ma faiblesse : je rougis à une vitesse étonnante. Mon partenaire rabaisse les feuillets après, me semble-t-il, une éternité, geste qui signe la fin de notre essai et nous expulse de notre bulle. Je peux apercevoir un sourire narquois orner ses lèvres. Le moment est comme suspendu. C'est finalement le rire ravi de Mame qui brise la scène.

— Parfait, parfait. On en a fini pour aujourd'hui, les garçons. On fait un point tout à l'heure ?

J'acquiesce, perdu dans une autre dimension. Mon souffle est court, mon cœur bat fort. Je jette un dernier regard au dénommé Mew.

« Battements de cœur à l'unisson ».

~~

May paraît contente, mais elle refuse de céder à la pression alors que je la questionne avec insistance.

— P'May*, tu sais quelque chose, pas vrai ?

— Comment ça ? Bien sûr que non !

— Pff, quelle piètre menteuse tu fais.

Son sourire est énigmatique.

Nous attendons, à nouveau. La salle s'est vidée. Ne reste qu'une poignée de candidats, sans doute les derniers appelés pour les rôles secondaires. Je ne vois pas les camarades qui m'ont donné la réplique. Étrange. Soudain, Mew est de retour, toujours suivi de sa cour. En checkant son Instagram, je constate qu'il est très populaire – plus que je ne l'avais pensé au premier abord – notamment pour sa série What The Duck dont j'ai vaguement entendu parler. Je l'observe, de loin. Il semble tellement à l'aise. Les fans lui parlent et décochent de nouveaux coups d'œil insistants dans ma direction. Qu'est-ce qu'ils ont, encore ? Mew me lance à son tour un regard. Cette fois, mon souffle se coupe.

L'attente est finalement plus longue que prévue. Je décide d'aller me chercher une boisson au distributeur automatique. Un jeune homme est déjà en train de régler sa consommation. Je patiente derrière lui. Il m'offre un grand sourire amical. « Salut, moi c'est Mild. » « Gulf. »

— Tu vas jouer dans la série ?

— Je ne sais pas encore. J'ai auditionné pour le rôle de Type.

— Oh vraiment ? Si tu as le rôle, on va passer beaucoup de temps ensemble alors ! Je joue le meilleur ami de Type, s'exclame Mild, enjoué.

Je l'observe plus attentivement. Il a un joli visage, très ouvert et amical. Une bienveillance naturelle émane de lui.

— J'espère que nous aurons cette occasion ! Je ne préfère pas trop m'avancer pour le moment.

— Je te souhaite bonne chance, alors. Les décisions ne devraient plus tarder à tomber. Et si tu es encore là, c'est plutôt bon signe.

Il me fait un clin d'œil, auquel je réponds par un petit rire embarrassé.

— J'espère bien. On verra.

— C'est ton premier boyslove ?

— Oui... C'est si évident que ça ?

— Mais non, voyons. C'était une simple question. Ne t'inquiète pas. L'équipe est vraiment adorable. Si tu es choisi, tu seras bien entouré.

— Je l'espère... Tu sais déjà qui ils ont choisi pour jouer Tharn ? demandé-je innocemment.

— Hum... Il y a des bruits de couloir. Je crois que Mew Suppasit est en bonne posture. C'est un acteur expérimenté. Il serait capable de guider un partenaire plus timide...

Un nouveau clin d'œil.

Je manque de rougir une nouvelle fois. Après avoir salué Mild, je retourne à ma place.

— À plus tard, Gulf !

~~

Mame me fait enfin appeler. Nous nous retrouvons tous les deux dans un petit bureau.

— Je suis désolée Gulf, c'était la folie, avec les derniers castings. On a pris du retard.

Elle est toujours souriante, ouverte et chaleureuse. Je m'installe face à elle.

— Alors, comment tu l'as ressenti tout à l'heure ?

— Bien. J'étais un peu intimidé, je pense que ça s'est vu. Mais honnêtement, je me sens bien dans le rôle.

— Qu'est-ce que tu aimes chez Type, dis-moi.

Question piège ? Je décide de répondre avec sincérité.

— Eh bien... J'aime qu'il ne soit ni doux ni parfait. Qu'ils soit caractériel, indomptable, parfois mauvais, mais que Tharn arrive à l'amadouer, à l'apaiser. J'aime le fait qu'il évolue aussi beaucoup, et qu'il dépasse ses préjugés. C'est un personnage qui apprend. Il est profondément humain.

Le sourire de Mame s'agrandit.

— J'aime beaucoup ta vision du personnage, Gulf. Maintenant, j'ai une autre question. Je t'ai déjà expliqué que la clé du succès, sur cette série, c'est le pas de deux entre les deux acteurs principaux. Tout repose sur leur alchimie. C'est assez inhabituel ce que je vais te demander... Mais, est-ce que tu crois que tu pourrais me révéler ta préférence ?

Je me mets à rougir. Ma préférence ?

— Hum... comment ça ?

J'essaye d'échapper à la question, qui m'expose à des sensations que je préfèrerais oublier, pour le moment.

Mame pose ses lunettes sur la table et se rapproche de moi avec un air de connivence.

— Bon, je vais être plus claire. Je suppose que tu as lu le script, peut-être le roman ?

Je secoue la tête en signe de négation. 

— Dans l'histoire, Tharn et Type ont beaucoup d'interactions... assez intimes, poursuit-elle. Bien entendu, on ne vous demande pas de réellement vous tomber dans les bras, mais malgré tout, ce serait mieux que les acteurs se sentent à l'aise l'un avec l'autre, et disons le ouvertement... se plaisent un minimum. Cela faciliterait le tournage, je pense. Voilà le sens de ma question, quand j'évoquais la "préférence".

Elle me fait un petit clin d'œil, puis reprend sa position détendue dans son fauteuil.

Mon cerveau mouline à toute vitesse. Je passe en revue les différents candidats qui se sont succédé. Je ne suis pas gay, mais l'idée d'embrasser un homme ne me rebute pas vraiment. Au lycée, cela m'est déjà arrivé, sur le mode du jeu et de la taquinerie, cette camaraderie propre aux jeunes garçons à l'aise avec leur sexualité. Je n'ai jamais éprouvé d'attraction romantique envers un homme, en revanche. Mame me fixe toujours. Je sens qu'elle veut m'aider à exprimer mon ressenti.

— Est-ce qu'il y a un candidat qui t'a fait ressentir quelque chose de... différent ? m'encourage-elle.

Bon dieu, je le veux ce rôle, ou pas ? Le cachet est bon, l'équipe a l'air sympa, les perspectives d'évolution pour ma carrière ensuite, n'en parlons même pas.

Je prends mon courage à deux mains.

— Il y a bien quelqu'un qui m'a fait ressentir de la timidité... Quelqu'un qui m'a un peu troublé, j'imagine.

Je peine à trouver les mots.

— Oui... ?

— Je dirais que c'est P'Mew, avoué-je d'une petite voix.

— Je le savais !

~~

*Particule avant le prénom lorsque l'on s'adresse à quelqu'un de plus âgé en Thaïlande.

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Vidéo de leur première rencontre au casting. Historique.

https://youtu.be/c5g1Xfa5hMI