Chapitre 39
Je m'avance doucement vers l'eau sombre. Mes pieds s'enfoncent dans le sable de plus en plus humide. Les vagues commencent à lécher mes orteils. Je sursaute tellement elle est fraiche, ce qui fait rire Stella, toujours sur mon dos.
- Tu vas moins rire dans quelques secondes, lui dis-je en me mettant à courir dans l'eau.
Le soudain élan que je prends la déséquilibre légèrement et elle ressert ses bras autour de mon cou, non sans glousser. Mon corps entre immédiatement en contact avec la froideur de la mer, ce qui m'arrache un cri. La partie inférieure du corps de Stella subit le même sort que le mien et elle ne peut s'empêcher de hurler. Nos cris se transforment en éclat de rire. Nous sommes complètement submergés et nous nous habituons peu à peu à la température de l'eau.
Stella est toujours agrippée à moi et je marche jusqu'au moment où je n'ai plus pied. Je sens le corps de mon amie se détacher du mien, bien qu'elle s'accroche encore à moi. Je pivote sur moi-même pour lui faire face, ce qui la surprend. Je la sens paniquée un peu avant que je n'attrape sa taille pour ne pas qu'elle coule.
- Comment te sens-tu ? je lui demande.
Elle se met à regarder l'eau autour d'elle avant de me répondre.
- A vrai dire... je me sens étrangère à ce monde qui était le mien.
Je la regarde, interloqué.
- Je faisais des compétitions de natation, m'apprend-elle. C'était toute ma vie. J'ai même gagné des médailles et des coupes. Je ne vivais que pour ma passion. J'avais intégré une bonne université qui m'offrait une bourse suite à mes résultats sportifs. J'avais pour ambition de faire carrière dans ce sport. Peut-être même devenir championne olympique ! Mais ça, c'était avant... ma jambe.
Le ton de cette dernière phrase est plus grave.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? je lui demande, sans la quitter des yeux.
- J'ai... j'ai eu une blessure à la jambe. Rien d'inquiétant, selon les médecins qui m'ont soigné. Ils m'ont assuré que cela n'entacherait pas mes performances physiques et que je pourrais continuer à nager après la cicatrisation. Sauf que... ça n'a jamais cicatrisé. Pourtant, j'ai bien fait attention. J'ai suivi à la lettre les indications médicales. A la place, la blessure s'est gravement infectée... au point qu'ils ont dû...
Elle s'interrompt, comme pour taire ce souvenir traumatisant. Je comprends mieux à présent cette fixation qu'elle faisait sur la mer et l'eau.
- Je suis vraiment désolé.
- Rien ne pourra jamais changer ce qui s'est passé, soupire-t-elle. C'était mon destin, je suppose...
J'ai vraiment de la peine pour elle. Devoir abandonner la seule chose qui la faisait vibrer a dû être terrible. J'ai envie de la serrer dans mes bras pour la réconforter. Soudain, elle change d'attitude et me regarde avec détermination.
- Maintenant que tu sais beaucoup de choses sur moi, à mon tour de découvrir les secrets les plus sombres de Brody Bennett, déclare-t-elle.
Je me mets à sourire. Elle est décidément déroutante.
- Il n'y a pas grand-chose à dire, je réponds, sans grand enthousiasme.
Ce qui n'est pas faux en soi. Brody Bennett n'a pas vraiment de passé, ni de futur. En cet instant, je n'ai même pas la force ou l'envie de broder un mensonge pour satisfaire sa curiosité. Je voudrais vraiment qu'elle me connaisse, moi. Hero. Mais accepterait-elle mon vrai moi ? Comme avec Freddie, qui m'a lui aussi confié des parties importantes de sa vie, je me sens coupable de les tromper ainsi. Mais, j'ignore si c'est une bonne idée de lui révéler la vérité. Maintenant ou après.
- Ce que tu caches est si honteux que ça ? me demande-t-elle, avec un sourire malicieux.
- Brody Bennett est ennuyeux à mourir. Il n'a jamais rien fait de palpitant dans sa vie, sauf ces dernières semaines où il s'est découvert une nature aventurière pour braver les interdits ! Et tout ça, pour épater une magnifique jeune femme, je lâche, telle un monologue théâtrale.
Ma diversion fonctionne et Stella se met à rire. Je l'imite.
- Et la magnifique jeune femme apprécie les efforts de l'ennuyeux Brody Bennett, bien qu'elle ne le trouve pas si ennuyeux que ça ! s'exclame-t-elle en riant de plus belle.
Même si elle plaisante, la dernière partie de sa remarque me fait plaisir.
- Ce serait le bon début d'un film, ça, souligne-t-elle, empruntant un air songeur.
- Alors, je devrais peut-être commencer à écrire le scénario. Évidemment, tu en serais la star ! dis-je sur le même ton plaisantin, comme si c'était une évidence.
- C'est trop d'honneur ! s'écrie-t-elle en portant sa main mouillée sur son front, geste typique des actrices. Mais je n'accepterais ce rôle que si tu joues dans le film avec moi !
Malgré le ton léger de la conversation, la nervosité s'empare de mon être. Le fait qu'elle évoque ce qu'est -- ce qu'était -- ma vraie vie me chamboule. Car elle n'a aucune idée de qui je suis. Je suis tiraillé en cet instant.
Stella continue de rire, mais retrouve son sérieux en remarquant mon tourment.
- Qu'est-ce qui ne va pas, Brody ? s'enquiert-elle.
Mon alter égo commence à vraiment me chier dans les bottes. Et entendre ce prénom sortir de sa bouche me rappelle à chaque fois qu'elle est accompagné d'un imposteur.
- Ne m'appelle pas comme ça, je murmure en fermant les yeux.
- Quoi... je ? Je ne comprends pas.
Je sens de la confusion dans sa voix. Mais j'en ai tellement marre d'être pris pour quelqu'un d'autre. D'être quelqu'un d'autre. Surtout avec elle. Je rouvre les yeux et constate que ma réflexion l'a perturbée.
- Stella, j'ai quelque chose à t'avouer, je finis par dire.
Ses yeux bleus sont braqués sur moi.
- Tu te rappelles, un jour tu m'as dit que je ne ressemblais pas à un Brody... et une autre fois, tu ne croyais pas en ma version du burn-out...
Je la sens sur le point de paniquer. Alors qu'elle pense être en compagnie de Brody Bennett, au milieu de la nuit, dans une eau très fraîche, en bas d'une falaise, je suis sur le point de devenir un étranger à ses yeux. Elle hoche la tête d'une manière mal assurée.
- Tu as été honnête avec moi, alors je vais l'être avec toi. Eh bien... Tu avais raison. Je t'ai menti.Je ne m'appelle pas Brody et je n'ai jamais fait de burn-out, je confesse.
Les yeux de mon amie s'écarquillent. Je comprendrais si elle m'en voulait et qu'elle décide de ne plus me parler. Même si ça me ferait souffrir. Elle prend quelques secondes pour retrouver ses esprits.
- Alors... qui es-tu ?
- Ce que je m'apprête à te révéler doit absolument rester entre nous. Si ça venait à se savoir... j'aurais de gros ennuis. Tu m'as fait confiance avec ton secret, alors je te confie le mien.
Je prends une profonde inspiration avant de me lancer. Je joue à quitte ou double.
- Mon vrai nom est Hero Fiennes-Tiffin. Et si je suis à GoldenBay House, c'est pour des recherches sur les pathologies mentales. Pour préparer un rôle. Car je suis acteur...
Ça y est, je l'ai dit. Et je sens un énorme poids quitter mon corps. Je me sens libérer de ce fardeau. Désormais, il n'y a plus de retour en arrière possible. Mon destin est entre ses mains...
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