3. Spokey Dokey (3/4)
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Banmian resta quelques instants dans son état végétatif habituel, avant d'entamer son deuxième bol de nouilles à l'huile de poisson en fixant l'écran. Son regard partait de temps en temps en direction du motard du désert à côté de lui, alors qu'un silence lourd s'était installé dans la pièce, malgré les cris enthousiastes des commentateurs, le sifflement de la bouilloire et le raclement répétitif du ventilateur sur le comptoir.
L'absence de paroles entre ces trois êtres était en train de se transformer en une surdité bourdonnante, emplissant l'espace d'une tension étrange.
Le voyageur finit son bol de nouilles et leva la tête vers l'écran. Un flash info était en train de récapituler l'affaire de l'arme disparue de Samsara Lab. Après l'évasion de la femme, l'Affrontement avait repris entre cyborgs et robots, écourté par le nombre réduit de participants, et des centaines de chasseurs de prime s'étaient mis à la recherche du « projet Deera ». Les seuls images de la femme, celles prisent lors du combat, tournaient en boucle, avec arrêt sur image lorsqu'elle se retournait face caméra pour parler.
L'homme du désert retira ses lourdes lunettes enveloppantes pour mieux voir l'écran et Banmian tourna imperceptiblement la tête vers lui pour l'observer. Sans un tressautement, sans une seule contraction musculaire trahissant sa surprise, il découvrit que le motard à côté de lui n'était pas un homme.
Sa frange alourdit par le poids de la cagoule et la chaleur, ses grands yeux noirs étaient totalement cachés sous ses cheveux, et elle retira son gant de cuir pour dégager son visage, révélant les traits parfaitement symétriques de la femme la plus recherchée de la galaxie.
Le projet Deera.
Sans faire attention au mécanicien qui l'avait remarqué, elle ôta sa cagoule et libéra ses longs cheveux noirs avant de se lever. Elle venait d'abandonner son attitude de motard du désert pour retrouver un pas plus agile et souple. Elle posa cinq dollars sur la table en lançant un sourire aguicheur au propriétaire, puis elle quitta la station, comme si elle avait soudainement eu envie de se révéler, de quitter ce costume trop encombrant, et cette tension étouffante entre elle et son voisin.
Banmian, gardant toujours son bol de nouilles et ses baguettes entre les mains, se leva à son tour en saluant le propriétaire, et sortit dans la chaleur brûlante du désert.
Silencieusement, d'un air pataud, il se mit à la suivre. Elle venait de retirer son épaisse veste, sous laquelle elle portait une combinaison noire, un uniforme de police qu'elle avait certainement volé dans une station de l'Union. Son corps fin et musclé se mouvait d'une démarche féline, dans un balancement léger, parfaitement adapté à l'irrégularité du sable.
Elle savait qu'il la suivait. Et pourtant, elle ne l'évitait pas. Elle ne fuyait pas. Elle s'arrêta à une centaine de mètres de la station pour ôter son treillis trop large, révélant le pantalon moulant de sa combinaison. Banmian s'arrêta lui aussi, comme si par une sorte de règle implicite, instinctive, il fallait qu'il respecte une certaine distance de sécurité avec elle. Pendant qu'elle se déshabillait, il s'accroupit pour continuer à manger dans son bol et en vida le contenu en raclant le fond avec ses baguettes.
Lorsqu'elle reprit sa marche, il se remit à la suivre et jeta son bol dans le sable, à hauteur de l'endroit où elle avait abandonné son pantalon de treillis. Il savait où elle allait. Au vaisseau.
Nonchalamment, Banmian se mit à presser le pas, alors qu'elle commençait à le distancer. Elle venait d'atteindre l'ombre brûlante de l'immense chasseur intergalactique à la coque en forme de chauve-souris couverte d'éraflures.
Le vaisseau était fermé et le système de défense était actif, et pourtant, l'Intelligence Artificielle de la cabine de pilotage ne semblait pas avoir repéré la présence de la femme. Une autre forme de manipulation thermique ou électromagnétique capable de fausser les capteurs du vaisseau ?
Toujours est-il que lorsque Banmian arriva à l'ombre du cockpit, aucune mitrailleuse automatique ne s'était activée, et la femme était accrochée d'une main à la plaque d'acier qui cachait le sas d'ouverture du vaisseau, cherchant le point de pression manuel pour désactiver le verrouillage de l'engin.
Elle tourna la tête vers le mécanicien lorsqu'il s'arrêta en mettant ses mains dans ses poches. Il la regardait tout simplement saborder le vaisseau sans réagir.
En fait, il avait une vue imprenable sur son fessier rebondi, alors que tout son corps frottait doucement la coque du vaisseau, comme si elle essayait aussi de le séduire pour obtenir ses faveurs. Elle était en train d'amadouer l'engin, et ça... ça ne laissait pas Banmian insensible.
Avec la même indifférence que lui, elle l'observa quelques instants.
— Ça va ? La vue est belle ? Écarte-toi, le système de défense va s'activer quand je vais ouvrir le sas.
Il sembla désarçonné, comme si le fait d'entendre la voix rauque derrière le joli minois qu'il avait passé deux semaines à voir sur les écrans l'avait fait sortir d'un rêve. Ou peut-être bien que cette voix dure et sèche l'enchantait bien plus que toutes celles qu'il avait pu imaginer pour la jeune femme.
Il recula docilement de quelques mètres et s'alluma une cigarette en la regardant essayer d'entrer dans le vaisseau.
— T'es pas du genre causant, hein ? remarqua-t-elle en sortant un couteau de sa poche pour forcer l'ouverture.
Elle racla sa lame pendant près d'une minute contre la coque, alors qu'il restait planté là, dans un état entre l'hébétude niaise et le silence mystique.
— C'est un code morse pour l'ouverture du sas, déclara soudainement de sa voix atone.
Elle s'arrêta de gratter avec son couteau pour se retourner vers lui, un sourire charmeur aux lèvres.
— Merci mon chou, t'es un ange.
Et elle entra dans le vaisseau.
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