3. Spokey Dokey (1/4)
Du sable. Un océan de sable, une galaxie de sable. Et moi dans tout ça ? Un grain parmi tant d'autres ?
Une navette de remorquage passa à quelques centaines de mètres de la station-service, rasant les dunes jaunes en soulevant une immense vague de sable sur son passage, qui retomba aussitôt portée par le vent, couvrant la vieille bicoque de poussière. Je baissai la tête pour ne pas prendre de cette merde en grain dans les yeux, et mon cigare s'éteignit comme de la braise étouffée.
Putain de désert. Putain de planète.
Cela faisait deux jours qu'on était coincés là, à attendre qu'on nous envoie une pièce de rechange pour réparer le vaisseau. Après deux semaines de recherches, de fausses-pistes, de cassage de genoux de chasseurs de prime, on était à bout de souffle.
Je pouvais tenir, je savais que j'avais déjà vu pire, et la prime de 50 000 dollars me ramenait chaque jour une petite lueur d'espoir. Mais mes hommes...
O'Connor était de plus en plus irritable. Et Banmian le sentait. Le mécanicien passait ses journées dans la fournaise insupportable des canalisations du vaisseau, à marcher entre les tuyaux comme un chien errant, cherchant quelque chose, ou peut-être rien, faisant tinter ses outils contre les cavités d'acier comme s'il se guidait dans ce dédale grâce aux échos vides qu'il produisait.
On n'était plus très loin du point de rupture pour lui. On approchait dangereusement du gouffre, de la jungle, à chaque jour passé dans le fond du vaisseau.
Assis sur une vieille chaise de tôle qui me cramait le cul, je regardais l'étendue désertique de Zoltar-3 et ses trois lunes qu'on pouvait apercevoir en plein jour à cause de la haute atmosphère de la planète, pauvre en azote. Du bleu, du rouge et du jaune. Pendant deux jours.
Nerveusement, je saisi le couteau de combat dans le fourreau contre ma cuisse pour gratter mes ongles sales avec la pointe de la lame.
Comment on avait pu croire cet enfoiré de Simbad ? Une fugitive aux longs cheveux noirs aperçue en plein désert cinq jours plus tôt, qu'il avait dit. On aurait dû vérifier l'information, faire plus que lui péter les dents pour « authentifier la source »...
Il n'y avait même pas une nana sur cette planète où rien ne poussait. C'était seulement une station de ressources, où ne vivaient que les mineurs qui travaillaient dans les carrières d'extraction de béryllium. On s'était fait avoir en beauté, et maintenant on était coincés.
Et comme si on n'était pas suffisamment dans la merde, le moteur du vaisseau avait lâché. Mon bon vieux chasseur hypérien à propulsion nucléaire en avait eu marre du sable et des courants magnétiques qui bousillaient son IA. Banmian avait dû piloter manuellement jusqu'à ce que l'engin ne se mette à pousser des beuglements de bête qu'on égorge et qu'on soit obligés de se poser dans les dunes, à un kilomètre de la station-service.
Il ressemblait maintenant à une vieille épave au milieu du désert, couverte de poussière. Et comme si ça ne suffisait pas, Banmian s'était levé au milieu de la nuit, et dans un accès de démence, il avait peint le texte de son tatouage en immenses lettres sur le flanc droit du vaisseau, avant d'y ajouter le symbole des mercenaires des guerres helvetariennes, comme s'il espérait que ça m'empêcherais de m'énerver contre lui.
Ça avait marché. J'aurais bien enterré Banmian dans le sable, s'il n'avait pas eu l'idée brillante d'ajouter ce symbole. Mon bon vieux chasseur avait pris des airs de pirate intergalactique, avec un immense « Soleil, Plage et Napalm depuis 1955 » descendant du flanc jusqu'à l'aile droite, comme un tatouage sur l'épaule, et la tête de mort percée d'un couteau de combat et auréolée d'un soleil helvetarien, fait de piques et de baïonnettes, une grenade entre les dents. Ça, c'était de l'art. Ça m'avait redonné le sourire quelques heures, avant qu'une tempête venue du désert ne vienne remplir les mitrailleuses externes de sable...
Putain de planète, ouais. Le seul petit coin de civilisation qu'on avait réussi à trouver dans ce trou du cul du monde, c'était cette station-service qui servait de dernier point d'humanité avant les milliers de kilomètres de désert inhabité. C'était tellement immense et vide que c'en devenait grisant, et provoquait à la longue un profond malaise. J'y retrouvais cette idée de rien absolu, de mort, qui habitait les 98% de l'univers.
Parfois, comme un gosse qui croit aux histoires de colons, je me demandais si ce monde était vraiment si solitaire, si l'Homme était vraiment la seule espèce vivante capable d'intelligence qui puisse s'adapter à autant de planètes différentes. Qu'est-ce qui pouvait bien me donner la réponse ? Le silence de la galaxie ? L'absence de preuves, de vie, sur chacune des planètes que les humains avaient colonisées ?
Il y avait une époque où on avait vraiment cru qu'au-delà du système solaire d'où venaient les Hommes, il y avait de l'intelligence, une vie supérieure, qui serait là pour nous apprendre, nous confronter, nous intégrer à quelque chose de plus grand... Une putain d'idylle d'intello rêveur à la con.
Ces quatre siècles d'expansion spatiale n'avaient été qu'une longue série de déceptions cuisantes, d'appels à l'aide solitaires, d'impressions de tourner dans un bocal grand comme une galaxie. Il n'y avait que l'Homme. Rien de plus. Pas de races aliennes supérieurs, quelques formes de vie primitives sur des planètes éloignées, des organismes basés sur le silicium ou d'autres éléments chimiques que notre bon vieux carbone.
Nous avions quitté la Terre, nous avions franchis des limites encore jamais atteintes, toujours dans le but de rencontrer quelqu'un, quelque chose, et nous n'avions rien trouvé. Il y avait de quoi plonger l'Humanité dans une grande dépression générale, couplée avec un mal du pays devenu presque génétique.
Ouais, étrangement, Terre-1 était restée coincée dans l'ADN de beaucoup de monde, on continuait de rêver de mers, d'océans et de vertes prairies, alors qu'on avait appris depuis bien longtemps à se débrouiller sans.
Moi ce qui me manquait de Terre-1, cette planète sur laquelle je n'avais jamais posé les pieds... c'était l'ombre. Parce que ce putain de soleil était en train de me faire bouillir la cervelle, avec toutes ces réflexions philosophiques de branleur.
Je me levai pour entrer à l'intérieur de la station-service, et retrouver la fraîcheur d'un vieux ventilateur poussiéreux qui aérait un peu la pièce.
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