1. Classico (1/3)
L'odeur de cigarettes refroidies et de bières enrichies au potassium de contrebande, les effluves âcres remontant des toilettes, tout me semblait ce soir d'une beauté envoûtante. Ça faisait trop longtemps que je n'avais pas pris le temps de me poser comme ça, de sortir de ma boîte de conserve pour voir du monde et boire un verre avec l'équipage.
Et bon dieu que c'était bon. Le boucan infernal du vieux bar clandestin plein de malfrats venus des quatre coins de la galaxie, cette certitude rassurante de trouver encore une vieille enseigne comme celle-là au fin fond du monde, accrochée aux entrailles d'une station stellaire croupissante, comme un parasite s'apprêtant à mourir avec l'hôte qu'il avait vidé de sa substance pendant des années.
C'était sale, rouillé, grinçant, plein de sang séché, c'était le parfait blues du mercenaire entre deux missions. Voilà, ça c'était poétique.
Pas comme la prose de O'Connor, merde. Debout devant le comptoir, cet enfoiré d'Helvetarien aux joues creuses était en train d'haranguer la foule avec ses tickets de paris à la noix. C'était pas mon problème s'il dépensait sa paye en misant sur les derniers prototypes de cyborgs de Zabermeyer Industries, mais putain de merde, j'avais pas fait la moitié de la galaxie dans la même boîte de conserve que lui pour l'entendre parler une fois de plus de son « code d'honneur Helvetarien » à la...
— Eh la danseuse, aboyais-je soudainement en faisant sursauter la moitié de la salle, ferme ta gueule et assieds-toi, plus personne n'a envie de te voir remuer du cul, et on n'entend pas les commentateurs !
Il se tourna vers moi furieusement, avec sa barbe rousse et son iroquoise ratée qu'il avait rasée pour se faire une longue ligne de cheveux partant de son front en forme de flèche. Ridicule. Heureusement le treillis en kevlar et le gilet pare-balle qui soulignait sa poitrine saillante arrivaient à lui donner des airs de soldat. Ses petits yeux bleus-gris renvoyèrent des éclats de furie pendant quelques secondes et je reconnus bien là ma petite « danseuse étoile », comme j'aimais l'appeler quand il faisait sa diva.
D'un geste rapide, il saisit une des grenades à sa ceinture, et me la présenta en passant son doigt dans la boucle de la goupille, alors que les clients autour de nous se mettaient à pousser des cris en se cachant sous les tables.
Du coin de l'œil, je repérais immédiatement les cinq-six durs à cuire qui restèrent stoïques devant leurs boissons et les alcooliques déjà trop imbibés pour se rendre compte de quoi que ce soit. Parfait. J'avais déjà trouvé mes faire-valoir et mes boucliers-humains.
O'Connor dégoupilla soudainement la grenade en souriant, sans cesser de me fixer. Il y eut un frémissement général dans la salle. Des gens commencèrent à sortir par la porte du fond.
— Vous voulez danser, Capitaine ? me grogna l'Helvetarien en me fixant avec son air de chien fou.
Je répondis d'un sourire entendu et il démonta l'amorce de la grenade sur le comptoir, sans la faire sauter, pour en vider le contenu dans sa pinte. Sa bière se colora immédiatement d'un vert luisant qui faisait de grosses bulles au milieu de l'alcool et du gaz.
Sous les regards médusés des clients, il vida sa pinte d'une traite, buvant à grandes gorgées le mélange de bière et de plasma.
Et voilà, voilà pourquoi ma danseuse pouvait se permettre de jouer la diva dès qu'on sortait. Parce que ma danseuse était un putain de mercenaire de guerre Helvetarien, élevé au sang et à la poudre, à grands coups de guerre civile, d'enrôlement forcé et de massacres à la machette. Parce que ma danseuse était le meilleur artificier de toute l'histoire de la guérilla Contre-Révolutionnaire Helvetarienne. Un bonhomme comme on en pondait plus. Une ballerine à l'oreille droite complètement calcinée par une petite douche d'agent orange, avec à la main les fantômes d'un annulaire et d'un auriculaire gauche partis après une valse avec du shrapnel.
Et même pas cyborg. Voilà pourquoi c'était un bon artificier. Parce qu'il n'avait jamais eu à se faire remplacer un bras ou un morceau de crâne, sous sa peau pâle d'Helvetarien aux origines douteuses, c'était du sang et de la chair, des os et des nerfs. Les plus nobles matériaux pour jouer avec le plasma, les bombes électromagnétiques et le C4.
D'un geste brusque, il reposa le verre vide sur le comptoir et essuya sa barbe rousse pleine de mousse verte avant de lancer un regard dément au serveur en face de lui.
— Et toi, gamin, tu veux danser ? Remets-moi deux pintes, pour moi et pour mon capitaine ! Et monte le son de ce putain d'écran, j'ai l'impression d'entendre que des gémissements, on dirait ton père le jour où il a eu l'idée lumineuse de sauter ta mère.
Le garçon s'empressa de hocher la tête et de courir à la tireuse pour nous resservir. O'Connor se rassit à côté de moi en me gratifiant d'une tape dans le dos. Deux types derrière nous venaient de s'asseoir en nous lançant des regards noirs en discutant à voix basse. Putain, à quel moment s'étaient-ils dit que faire du zèle devant deux mercenaires taillés comme des armoires à glace en tenues d'agents spéciaux démilitarisés allait les mener quelque part ? Même s'ils cachaient de la pneumatique dernier-cri sous ces corps faméliques, je les taillerai en ventilateur ou en machine à café avant la fin de la soirée.
Je leur lançais un regard insistant et ils se levèrent pour aller s'asseoir plus loin, préférant rester en vie et ne pas se faire arracher les bras. Je notais immédiatement leurs visages burinés et leurs vêtements crasseux de mécaniciens. Pour plus tard... Lorsque qu'il faudrait commencer à casser des genoux et à faire chanter les os.
Bon sang, j'avais presque l'impression d'être en pantoufle à la maison, si tant est que ce mot avait encore un sens. Tous ces types qui venaient descendre de l'alcool de contrebande dans la partie désaffectée de la station stellaire se prenaient pour des caïds, mais moi je ne voyais que des os à broyer, des visages à aplatir et des doigts à briser. Rien qui mérite de sortir un flingue. Bref, je pouvais descendre encore quelques verres sans craindre de prendre un coup de couteau dans le dos.
— Quel trou à rats quand même, capitaine, grogna O'Connor plus bas en attendant que le son de l'écran monte et que les clients reviennent s'installer au bar. J'ai croisé deux hommes de Ralek en allant aux chiottes, on peut pas pisser tranquillement sans éclabousser les pompes d'un mafieux ici.
— C'est tant mieux, sifflais-je en regardant les visages étranges autour de moi, tant qu'on voit pas la queue d'un flic, au moins on peut pisser tranquille... En parlant de queue, où est Banmian ?
— Il a dû quitter le bordel pour aller chercher les pièces qu'on avait commandé pour les filtres à air du vaisseau, expliqua O'Connor dans une remontée odorante de plasma et de bière.
L'air se chargea de gaz quelques instants et je baissais la tête en passant une main sur mon crâne aux cheveux courts pour cacher ma soudaine envie de vomir. Parfois je me disais que ce qui se passait dans l'estomac d'O'connor avait de quoi réveiller des morts.
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