Lettre du 31 octobre 1936



31 octobre 1936,

My love,

Cette lettre est sans doute pour toi semblable à toutes les autres. Elle a un peu tardé mais sans doute t'es-tu dit que, comme pour la dernière fois, j'attendais d'avoir des choses intéressantes à te dire, ou bien as-tu peut-être pensé que ta réponse avait eu du retard.

Mais c'est faux. Ta lettre m'est parvenue il a déjà douze jours et pourtant je n'ai pas réussi à y répondre. Ce n'est pas à cause de quelque chose que tu as écrit, cela n'a rien à voir. Ce mois d'octobre fut pareil au temps que nous avons chaque fois en cette saison : brumeux. C'est le mot, le seul que je puisse utiliser, qui soit assez juste pour le décrire.

En essayant de me souvenir des événements de ces dernières semaines, tout me paraît flou, indistinct et lointain et je me rends compte qu'il ne me reste en mémoire que des choses insignifiantes, lues dans des quotidiens que je ne me rappelle même pas avoir feuilleté. Des compatriotes traversant la Manche sur des skis nautiques. Un homme qui, malgré avoir dépecé sa femme, n'est pas fou puisque déclaré responsable de ses actes par un psychiatre. Un artiste frappé à coups de rasoir. Une publicité pour des bonbons au réglisse.

Comme si j'étais resté seize jours à lire des journaux et à ne rien faire d'autre. Oui, seize jours, car tout a commencé le quinze octobre. En fait, non, cela a commencé bien avant, le jour où je t'avais envoyé ma précédente lettre. Un professeur nous avait donné un devoir à faire en cours pour juger de notre niveau d'écriture mais aussi de nos connaissances en littérature et poésie classique. Nous devions pasticher un sonnet d'un auteur que, quiconque aimant la lecture, se doit de connaître au moins de nom. Et cela ne m'avait pas effrayé car cet exercice, je m'y étais plié mille et une fois, c'est même comme ça que j'ai commencé à écrire, en imitant ceux que j'admirais. C'est donc le cœur léger que j'avais rendu ma copie, certain d'avoir fait un travail, si ce n'est parfait, plus que correct.

Hélas, huit jours plus tard, le verdict, comme un couperet, est tombé. J'ai regretté que ça n'en ait pas été un ; au moins, avec une telle lame, ma tête aurait roulé au sol et je n'aurais plus rien ressenti. Là, j'avais l'impression que mon cœur pesait soudainement plusieurs tonnes et qu'il descendait, appuyant sur mon estomac et me donnant presque la nausée. Mon esprit, lui, était vide, comme si toutes mes pensées l'avaient déserté. Je n'arrivais même plus à lire les mots cinglants tracés d'une encre rouge sur ma feuille.

Dire qu'il n'avait pas aimé serait faux, car un professeur n'est pas là pour apprécier le travail de ses élèves mais pour le juger, et c'est ce qu'il avait fait, durement, presque avec virulence. J'ai essayé de me dire que c'était à cause de la langue, que si j'avais pu écrire en anglais il aurait vu mon talent, mais je savais que j'avais tort, j'étais dans une université française, je me devais de savoir manier la langue de ce pays.

Ce qui me fit mal, ce fut le souvenir de toutes ces heures passées à étudier le français, toutes ces soirées à trimer, à traduire des textes et des textes armé d'un dictionnaire, tous ces poèmes - car je me force à écrire dans cette langue et ce, depuis longtemps ! - tracés de ma plus belle écriture pour compenser le manque de vocabulaire et de style, tout ça pour en arriver à quelques lettres collées les unes aux autres et traçant un commentaire comme je n'en avais encore reçu dans ma scolarité.

Tu te souviens de notre professeur au collège ? Celui qui nous enseignait l'Histoire mais qui avait passé son enfance en France. Je me souviens encore de son visage lorsque je lui avais annoncé que je voulais apprendre cette langue. Il avait l'air surpris et heureux en même temps. Il m'avait toujours soutenu dans mon projet d'étudier en France et m'avait toujours certifié que j'étais doué. Mais en même temps, que pouvait-il dire d'autre à son seul élève ?

Alors je suis rentré chez moi. La tête basse comme un chien battu, j'ai traîné mes bottes sur les pavés en priant pour ne pas pleurer dans la rue. J'aurais aimé qu'il pleuve, que le temps soit en accord avec mon humeur mais le ciel était dénué de tout nuage et les quelques étoiles commençant à y briller semblaient se moquer de moi.

Arrivé chez moi, je me suis laissé tomber sur mon lit en priant pour que le matelas m'avale. D'ordinaire, en rentrant après les cours, je me préparais un dîner frugal que je mangeais en écrivant ou en travaillant mes cours. D'ordinaire, j'étais plein d'entrain, heureux de continuer de travailler. D'ordinaire, j'avais l'impression d'être doué.

Pour la poésie, pour l'université et même pour la cuisine.

Ce soir-là, j'étais vidé de toute énergie et je venais de réaliser une chose très simple : je m'étais toujours cru doué car personne n'avait jamais critiqué mon travail. Mais si personne ne l'avait jamais critiqué, ce n'était pas parce que j'étais investi d'un don quelconque mais simplement parce que personne ne m'avait jamais lu. Hormis toi. Mais c'est différent. Tes remarques négatives sont toujours tintées d'incertitude, de phrases telles que : « je ne m'y connais pas très bien », « je n'ai pas compris grand-chose mais en même temps je ne lis pas trop de poésie ». Oui, tu mettais, mets, toujours en avant le fait que tu ne sois pas un féru de poèmes pour tempérer tes critiques. Peut-être parce que tu m'aimes, ou alors parce que tu trouves cela sans intérêt. Me le dirais-tu si c'était la deuxième solution ?

Je n'ai rien écrit, si ce n'est mes cours, depuis ce jour-là, même pour te répondre je n'ai pas osé prendre la plume. C'est stupide, je sais, ce qui t'intéresse ce sont les nouvelles que je t'apporte et non la façon dont je formule mes phrases, mais vois-tu j'essaye toujours de joindre la forme et le fond et j'espère que, quelque part, tu y es sensible.

« Quinze jours sans écrire, ce n'est pas grand-chose, Sean. C'est juste une petite pause, ne t'en fais pas. »

C'est ce que tu penses, n'est-ce pas ? Je peux presque sentir ton bras autour de mes épaules et ta bouche embrassant doucement ma joue, le coin ma bouche et enfin la commissure de mes lèvres. C'est vrai, ce n'est rien, dans une vie c'est aussi long qu'un claquement de doigts et pourtant pour moi ça m'a parut aussi long qu'un siècle. Depuis que l'on m'a appris à écrire, je n'ai jamais lâché ma plume, grattant une phrase au moment du déjeuner, un vers en cours, dans le coin d'un cahier, un mot inspirant le soir avant de me coucher. Pour moi, c'est aussi naturel que respirer sauf que je ne le fais pas sans y penser.

Et toi, tu sais mieux que personne l'importance qu'a cette activité dans ma vie. Tu m'as toujours vu en train d'écrire, d'ailleurs, notre premier contact fut initié par un encrier... et un ballon, aussi. Cette arme de destruction que tu avais brillamment envoyée sur mon petit pot rempli d'encre que j'avais sorti de la classe pendant la récréation pour terminer une histoire fascinante sur un lapin et un magicien. Hélas, cette fable épique et ô combien prometteuse fut brutalement tuée dans l'œuf par un raz-de-marée noir.

Mon cahier était fichu, et toi, tu étais bien embêté, tu te souviens ? Tu pensais que je pleurais de rage à cause de la perte de ces quelques feuilles attachées les unes aux autres que nous donnait le maître à chaque début d'année. Ce sont sûrement mes larmes qui t'ont poussé à m'en acheter un autre, un beau avec du papier épais, une belle couverture et même un petit cordon pour marquer la page. Sûr que ça avait dû te coûter ton argent de poche de la semaine, si ce n'est plus.

C'est après cela que nous sommes devenus amis, nous avions huit ans. Avant cela, tu n'étais que le garçon de la ferme d'à côté qui, contrairement aux autres, ne se moquait pas de moi et semblait un peu moins bête. Après, tu es devenu mon confident et mon premier lecteur. Et maintenant tu es plus, tellement plus que je ne peux même pas y mettre de mot, il faudrait user de néologisme pour décrire ce que je ressens pour toi. Je t'aime, même ces mots sont des pauvres euphémismes de ce que je ressens réellement.

Mais il ne faut pas que je m'engage sur ce terrain, j'userais tout mon papier avant d'avoir réussi à effleurer la réalité de mes sentiments. Alors revenons à ce jour maudit, ce quinze octobre. Car ce n'est pas fini, je dois encore te parler de ce qui est arrivé à vingt heures précises.

J'étais allongé sur mon lit, encore, et soudain la lumière s'est éteinte, pas seulement la mienne mais également celle des lampadaires de la rue et des voisins. Tout était sombre et silencieux. A un autre moment j'aurais sauté sur mes jambes, je serais allé voir ma logeuse, les voisins, j'aurais cherché à savoir ce qu'il était en train de se passer. Mais pas ce jour-là, j'ai simplement fermé les yeux en me disant que ça me rappelait chez nous.

C'est alors, au moment où je commençais enfin à me sentir bien, que les sirènes ont retenti, très vite suivies par des explosions, des bombes ; c'était cela, des centaines de bombes tombaient du ciel, droit sur les toits de Paris.

Bien sûr, ce n'était qu'un exercice, un exercice de « défense passive » comme ils l'ont appelé dans les journaux. De vraies sirènes, une vraie coupure d'électricité mais des tirs à blanc pour imiter les bombes. J'aurais dû bouger, je me souvenais vaguement qu'il fallait me rendre dans le métro le plus proche pour me protéger. Mais ce n'était pas obligatoire. Je pouvais très bien rester ici, après tout je ne risquais rien.

Le lendemain, ma logeuse me demanda pourquoi je n'étais pas descendu et j'ai feint d'avoir eu trop de travail. Elle fut impressionnée de voir que j'avais réussi à travailler au milieu d'un raffut pareil.

Le reste de l'histoire, tu le connais. Je suis resté amorphe jusqu'à hier, allant en cours et à mon travail, au marché, que j'ai trouvé deux jours après t'avoir écrit ma dernière lettre - je t'en parlerai dans ma prochaine, promis -, mais sans prêter attention à rien. Et puis hier, je ne sais pas, le froid peut-être ? Avant, il ne faisait pas froid, le temps était humide mais doux mais hier, en sortant de chez moi, je fus accueilli par une bouffée d'air glacé qui me ramena à la réalité.

J'ai presque envie d'en rire mais en sentant mes joues rougir et ma peau picoter, je me suis rendu compte que j'avais laissé le temps filer et que ça ne devait pas continuer plus longtemps. Alors je recommence à vivre, à t'écrire, à écouter réellement les cours et peut-être que ce soir j'arriverai à reprendre mes poèmes, laissés pour morts sur mon bureau depuis trop longtemps.
D'ailleurs, je vais m'y mettre dès maintenant, j'en ai envie et j'ai peur de, si j'attends plus longtemps, me retrouver dans le même état stérile qui fut le mien durant ces dernières semaines.

Je t'embrasse tendrement.

Sean O.


Hello!

Je ne sais pas pourquoi mais cet idiot de site refuse de la date et la signature à droite...Enfin si, il le fait mais lorsque je clique sur aperçu c'est de retour à gauche.

Enfin bref.

Les difficultés de Sean vis à vis de son écriture reviendront mais pas tout de suite. Pourquoi? Parce que dans la première version de ce roman j'avais introduit ce souci avant de l'oublier purement et simplement et, lorsque j'ai commencé la réécriture, je n'arrivais pas à voir où les caser. Mais ça reviendra!

A la semaine prochaine!! :)

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