Lettre du 17 septembre 1936


17 septembre 1936.

My love,

Ta lettre s'est fait attendre. Chaque matin depuis que j'ai glissé l'enveloppe dans la boite j'ai descendu les escaliers en courant et ai posé cette question à ma logeuse :

« Y a-t-il du courrier pour moi, mademoiselle ? »

Oui, malgré son âge elle tient à cette appellation, comme une ultime coquetterie, telle la petite fille qui chipe le maquillage de sa mère pour se sentir plus vieille, elle, elle tient à ce «mademoiselle » pour garder l'illusion d'une jeunesse qui, pourtant, est déjà loin.

Mais je m'égare.

Je disais donc que ta lettre s'est fait attendre et que, lorsqu'elle est enfin arrivée, je l'ai trouvée fort mince. Mais je ne me plains pas, loin de là, un seul mot de toi me suffirait pour être joyeux durant des mois.

Et bien qu'inquiet et désolé pour ton père, une fracture de la jambe pour un fermier est sûrement l'un des pires maux possibles, je ne vais pas écrire longtemps là-dessus. Je suis d'ailleurs sûr que toi et tes frères faites tout pour combler le vide que laisse cette paire de bras en moins.

C'est de l'Espagne dont je veux te parler. L'Espagne qui fait la première page des journaux, chaque jour depuis des semaines. L'Espagne en pleine guerre civile. Et l'Europe toute entière qui regarde sans rien faire. Je sais que les débats ont fait rage, l'Allemagne ne voulant pas se rallier à la non-ingérence, mais il a finalement été décidé de ne rien faire, de laisser ce pays pourtant si proche de nous sombrer dans l'anarchie la plus complète.

Mais jusqu'à aujourd'hui ce conflit n'était encore pour moi que des mots sur des feuilles de papier et des photos un peu floues d'hommes et — surprise ! —, de femmes ayant pris les armes. Mais ce soir, en passant par la gare, tout cela est devenu beaucoup plus concret, c'est là que je l'ai vue.

Une petite de quatre ou cinq ans, perdue sur le quai de la gare, noyée dans une masse de voyageurs et tenant une valise aussi large qu'elle à laquelle est accrochée une petite étiquette sur laquelle on peut lire un seul mot :

«Dolores »

C'est drôle, non ? Comme un seul mot reflète si bien le sentiment présent dans ces grands yeux noirs. Douleur d'être loin de papa et maman. Douleur d'être arrachée de sa patrie comme une carotte d'un potager. Douleur d'être jetée dans un monde dont on ne comprend même pas la langue.

La langue... Tu aurais dû l'entendre, la voix tremblante, des larmes coulant sur ses joues rondes:

« ¿ Dónde está mi tía ? ¡ Quiero mi tía ! »

Et ces voyageurs passant autour d'elle sans la voir. Finalement un policier s'est approché d'elle et, quand je lui ai demandé ce qu'il comptait faire, il a haussé les épaules et m'a répondu que si personne ne venait la chercher avant ce soir, il serait dans l'obligation de la renvoyer dans son pays. Comment est-elle arrivée ici ? Nous sommes à Paris, loin de la frontière et les camps de réfugiés ne sont pour nous que très abstraits. A-t-elle été envoyée ici avant les bombardements et les combats, ou y a-t-elle assisté, ses jeunes yeux ne comprenant certainement pas le drame se déroulant devant eux ?

J'aurais voulu l'aider, l'emmener chez moi et lui préparer un lait au miel bien chaud en la rassurant, en lui promettant que tout allait bien se passer. Mais je ne pouvais pas, alors je lui ai donné une pièce pour qu'elle s'achète des sucreries et je l'ai laissée seule avec ce policier.

J'ai l'impression que notre monde est au bord d'un précipice et que ce n'est qu'une question de temps avant que toute l'Europe plonge dans l'abîme. Partout dans les journaux, des nouvelles sordides, de l'Espagne bien sûr, mais aussi de la Palestine et de l'Afrique, de l'Allemagne qui chaque jour grossit les effectifs de ses armées près du Rhin, et pourtant Londres pense qu'elle n'est pas une menace, du moins pas dans l'immédiat. Et il y a aussi l'URSS et les disparitions de plus en plus fréquentes des opposants au régime.

Et puis il y a tous ces faits divers dont nous abreuvent les journaux. Cette femme qui, après avoir tué sa mère et sa sœur, s'est suicidée. Ces deux fillettes kidnappées et tuées. Et tant d'autres.

Le monde devient fou.

Je suis désolé. J'aimerais te faire parvenir une lettre enjouée te dépeignant les joies de la vie parisienne mais je n'ai pas le cœur à cela. Quoi que je fasse, que j'aille au café, au théâtre, au cinéma ou bien en promenade ou aux courses, j'ai toujours en tête toutes les mauvaises nouvelles que nous relaient les journaux.

Chaque jour passant apporte son lot de mauvaises nouvelles et me donne un peu plus envie de commencer les cours. Cela m'occuperait l'esprit et je ne passerais plus mes journées à ressasser des problèmes que je ne peux résoudre. Parfois, j'en viens même à me demander pourquoi je suis parti si tôt. Bien sûr, je brûlais d'envie de voir Paris et la France mais cela aurait parfaitement pu attendre la moitié du mois de septembre, j'aurais pu aider pour les récoltes et la moisson, me rendre utile, au lieu de remâcher sans cesse les mêmes idées.

Oh, bien sûr, je ne passe pas mes journées alangui dans un fauteuil, les yeux dans le vague et l'air tourmenté. Le matin, après une courte promenade sur les bords de la Seine, je m'attable à mon bureau pour travailler mes poèmes, cherchant le mot parfait en laissant mon regard vagabonder sur les toits parisiens. Mais ce travail ne dure jamais très longtemps car très vite je dois courir jusqu'au petit bistrot en bas de ma rue ; leur commis étant malade, ils m'ont engagé pour m'occuper des basses besognes. Alors je m'y attèle avec le sourire. Je pèle des montagnes de patates et d'autres légumes hauts comme le Mont Blanc, j'équeute des armées d'haricots, je vide des bancs entiers de poisson, je récure et range la vaisselle. Et le soir je reviens pour les mêmes tâches et ne termine que tard dans la nuit.

J'aime ce genre de travaux qui occupent les mains aussi bien que l'esprit, car, alors que je suis assis sur mon petit tabouret, je ne pense plus à rien. Oubliées, l'Espagne et la guerre. Envolés, les meurtriers et les voleurs d'enfants. Toutes mes idées noires disparaissent aussi rapidement que la peau des tubercules que j'épluche.

Mais je n'en reste pas moins pressé de commencer les cours. Souvent je me demande comment seront mes futurs camarades. Aimeront-ils autant les livres que moi ? Seront-ils férus de poésie ou plutôt de romans ? Seront-ils aussi torturés par la recherche du mot parfait, celui dévoilant tout le sens d'une phrase ?

Je vois ton sourire et je t'entends presque me dire qu'un mot, c'est un mot, et que pour se faire comprendre il suffit d'en coller deux ou trois à la suite. Pas besoin de plus et encore moins de formules rocambolesques. Et, en un sens, tu as raison, mais uniquement si l'on a pour unique but dans la vie de planter du blé et de nourrir du bétail. Pour moi, et pour tous les autres qui veulent plus, trois ou quatre mots juxtaposés, ce n'est pas assez !

Tu es fâché ? Je ne voulais pas te vexer en parlant du métier de fermier ainsi... Je suis désolé. C'est utile, tu sais, un fermier ; sans eux, on ne pourrait pas se nourrir, ni fabriquer des vêtements en laine. Et je ne voulais surtout pas dire que tu es un idiot. Tu te complais dans le rôle d'un idiot mais tu n'en es pas un. Sinon tu ne lirais pas Jules Verne en cachette à la lueur d'une chandelle, sinon tu ne m'aurais pas écrit ce poème, que je garde d'ailleurs dans mon portefeuille, pour mon seizième anniversaire, sinon tu ne m'aimerais pas.

Mais les autres de notre classe avaient un cerveau de la taille et de l'efficacité d'un petit pois et cela me rassure. Car cela veut dire que tu ne trouveras jamais personne dans notre petit village pour me remplacer. C'est égoïste, je sais, mais que veux-tu, je suis loin de toi alors je me rassure comme je peux. Toi, ne t'inquiète pas, personne dans Paris n'a accroché mon regard comme tu l'as fait lors de ma première rentrée scolaire. Sauf, peut-être, la petite de la gare.

Dis, tu penses que l'on pourrait en avoir ? Des enfants, je veux dire. Des petits moitié fermier moitié poète ? Courant en tous sens dans une belle maison de campagne, riant, jouant, chouinant parfois. Ça serait un beau pied de nez à la société, tu ne crois pas ?

Je vais te laisser retrouver ta couleur normale car je suis prêt à parier que tu es aussi rouge que les fraises poussant sous la fenêtre de ma chambre et pour t'y aider, parlons donc de ma logeuse. Je t'en avais déjà touché un mot dans ma précédente lettre mais durant ces quelques semaines j'ai appris à mieux la connaître.

L'après-midi, juste après la fin de mon travail au restaurant, je vais chez elle et ensemble nous écoutons un feuilleton à la radio. Les premiers jours j'étais très gêné de m'imposer ainsi mais très vite elle m'a fait comprendre que je n'avais pas besoin de l'être, qu'elle appréciait ma compagnie. Lorsque l'histoire se termine, elle fait du thé, l'agrémente de quelques biscuits et revient s'asseoir dans son fauteuil où elle me raconte un peu sa vie. Elle a été mariée deux fois, son premier époux est décédé à Verdun lors de la Grande Guerre et le second a succombé de la tuberculose il y a dix ans. Elle n'a malheureusement pas eu le temps d'avoir un enfant avec aucun d'entre eux. Elle me parle aussi des locataires qu'elle a eus et des voisins, de la vie du quartier et de celle de Paris, du temps passé.

Je n'ai que rarement l'occasion d'ouvrir la bouche mais ce n'est pas grave, je prends plaisir à écouter ces histoires, comme toi tu en prends, j'espère, à écouter les miennes.
Je t'embrasse et attends ta prochaine lettre avec une impatience qui se fait plus grande à chaque seconde qui passe.

Je t'embrasse, avec tout mon amour,

Sean O


Hey!

Une petite lettre qui jongle entre plusieurs sujets et qui en amène un qui reviendra souvent: la guerre en Espagne. 

J'espère que vous aviez apprécié tout les petits détails que donne Sean sur l'actualité car tout, même les faits divers qu'il évoque, sont vrais.

Surtout si vous avez une remarque à me faire, qu'elle soit positives ou non, n'hésitez pas à laisser un commentaire, je n'ai jamais mordu personne! :)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top