Chapitre 5 : L'eau salée

Kira serre mes avant-bras si fort que j'en ai mal. Elle promène ses yeux sur chacune des plaies suintantes, réouvertes pas plus tard qu'hier. Elle passe son doigt sur l'une d'entre elle, m'arrachant ainsi un sursaut et un couinement de douleur, accentuant le besoin de mon corps à quitter ce mur. Sans relâcher sa poigne, elle croise mon regard : ses yeux renferment une colère que j'ai rarement vu auparavant.

- Comment t'as eu ça ? lâche-t-elle au bout d'un moment.


Mon corps rend les armes et j'en retrouve le contrôle après quelques secondes de silence. Silence qui, par ma volonté, perdure. Mon instinct parti, je suis sans défense et je ne parviens plus à bouger mes jambes tandis que le haut de mon corps est immobilisé par la jeune fille. Je tourne la tête pour éviter son regard et pour rallonger l'écart avec la sienne.

- RÉPONDS-MOI ! crie-t-elle devant mon mutisme.


Mes jambes sont secouées de tremblements incontrôlables face à cette aura écrasante et dévastatrice émanant de la personne en face de moi. J'ai l'impression que l'on m'empêche de respirer, que je vais... mourir... Je n'avais pourtant jamais craint la mort auparavant, sûrement parce que je la pensais rapide dans tous les cas. Mais cette fois-ci, j'ai l'impression que je ressentirai ça pendant, des heures... L'impression que je souffrirai jusqu'à prier la mort de venir me prendre, quitte à vouloir le faire moi-même... J'ai peur...


Je me rends alors compte que mon visage devient humide, vraisemblablement parce que mes yeux le sont tout autant. Je n'avais pas produit cette eau salée depuis que j'ai quitté la 1B et je n'aurais jamais cru recommencer... C'est toujours aussi peu agréable, on dirait que ça ne va jamais s'arrêter. Je déteste ça. Je sens que ma respiration devient irrégulière et forte jusqu'à ce que je ne puisse même plus inspirer quoi que ce soit. Ma vue se brouille et mon corps cesse de se maintenir debout lui -même. Je ne tombe pas étant donné que Kira me maintient contre le mur. Néanmoins, depuis que l'eau a commencé à couler de mes yeux, j'ai senti qu'elle avait un peu relâché la pression autour de mes bras et que l'aura étouffante qui envahissait la pièce diminuait lentement. Au bout de ce qui semble être une éternité, la jeune fille retire ses mains de mes bras pour me faire glisser au sol en me tenant par la taille. La pression autour de moi ayant suffisamment diminué, je me mets à tousser bruyamment en quête d'air. Je me retrouve donc parterre, le dos appuyé contre le mur, le visage trempé et physiquement incapable de bouger pour le moment. Et accessoirement, une princesse démon avec une drôle de lueur dans le regard me fixe attentivement depuis.

- Je... Je suis désolée, me dit-elle. Je n'aurais pas dû crier, c'était idiot, je comprends que tu ne veuilles pas en parler, je ne voulais pas te faire peur et encore moins te mettre dans cet état... Je suis idiote...


Je ne peux évidemment rien répondre à ça, que ce soit physiquement ou moralement. Kira soutient ma tête pour qu'elle ne tombe pas en avant, ce qui fait que je peux apercevoir son regard... inquiet ? Je ne saurais dire, c'est la première fois que je vois ce regard. Je n'ai jamais connu que les regards vides de mes semblables, de dégoût des officiers en nous regardant, de haine lorsque nous faisons quelque chose jugé mal ou de contentement lorsqu'ils reçoivent une liasse de papiers verts.


La jeune fille et moi restons comme ça de longues minutes durant lesquelles je reprends progressivement le contrôle de mon corps. Au fur et à mesure, elle s'assoit et me prend contre elle. Lorsque je commence de nouveau à bouger, elle est en tailleur et je suis entre ses jambes. Je me lève lentement avant de retomber lourdement et d'être rattrapée par Kira. Elle m'aide finalement et je suis maintenant debout appuyée contre le mur. Je fais quelques pas hésitant avant de marcher normalement. Je ne sais pas pourquoi, je me sens extrêmement fatiguée alors que je n'ai pas fait tant d'efforts.

- Ça va ? me demande-t-elle après un moment d'hésitation.

- Oui, oui, bien sûr...

- Je suis vraiment désolée, tu sais, je voulais juste...

- Ce n'est pas grave.

Je lui lance un vague sourire avant de fixer à nouveau mes pieds en tenant mes mains.

- Viens là, que je puisse désinfecter cette fois, dit-elle.

- Oui.


Je m'approche d'elle essayant de cacher une certaine réticence et lui tends mes avant-bras. Elle sort d'une boîte, qu'elle a prise dans une armoire non loin de là une petite bouteille blanche, des carrés de tissus et un rouleau de bande. On m'a toujours laissée cicatriser seule et on ne me mettait des bandes que les jours de ventes alors mes bras paraissent difformes par rapport aux siens. Elle verse du contenu de la petite bouteille sur du tissu avant de l'appliquer sur les plaies contre mes poignets. Cela me provoque une douleur sans nom. J'ai connu pire au centre, mais j'ai l'impression que mes bras brûlent de l'intérieur quand même. Je sens mon visage grimacer tandis que j'essaie de contenir mes gémissements de douleur. En plus les plaies sont nombreuses... Je vois que Kira essaye de se dépêcher pour y passer le moins de temps possible. Une fois cette tâche finie, elle enroule mes mains dans des bandes avant de ranger la boîte. Une fois que ça arrête de piquer, je dois dire que ça fait bien moins mal qu'avant.

- Merci... je finis par dire.

- C'est normal. Bon, je changerai ça, dit-elle en désignant mes mains, tous les soirs, d'accord ?

- Euh oui... ?

- On oublie ça ?

- D'accord, je réponds en essayant de m'en convaincre.


C'est ainsi que débute la vie que je vais mener dans ce château. Le matin, je me lève aux aurores, je me prépare et fais à manger pour Kira (j'ai découvert que j'avais des capacités culinaires) dans les cuisines avant d'aller la réveiller et de lui apporter. Toutes les personnes que je croise me jettent des regards de mépris et interfèrent parfois avec mon travail ce qui provoque en moi un certain mécontentement mais je ne veux pas faire d'histoires et risquer de retourner au centre. Les seuls hybrides que j'ai croisés étant des gardes, je suis la seule qui soit employée au sein du château. Je pensais qu'il y en aurait plus. Dans ces moments-là, j'envie les démons et leur moyen de locomotion instantané, parce que monter les escaliers jusqu'au 5ème étage avec un énorme plateau dans les bras n'est pas très agréable. J'ai connu pire, mais ce n'étais pas endurant.


Ensuite, je nettoie la chambre de Kira et généralement elle me pose plein de question sur mes conditions de vie au centre pour en savoir plus sur les hybrides. Je lui réponds franchement, je n'ai rien à cacher. Mais plus je regarde son visage lorsqu'elle écoute mes réponses, plus je me demande si je ne ferai pas mieux de me mettre à mentir car elle a l'air horrifiée à chaque fois. Mais la dernière fois que je l'ai fait, ça ne s'est pas très bien fini... Bon, après tout, c'est elle qui demande.


Souvent, elle partage ce que je lui apporte avec moi, même si j'essaie à chaque fois de l'en dissuader. Je n'ai ingéré au cours de ma vie que ces maudites pilules sauf en 1B ou des femmes en blouses blanches s'occupaient de nous en nous faisant boire des substances qui devaient nous aider à grandir pour ne pas mourir avant la 3B, alors je crois qu'on peut dire que c'est la première fois que je mange quelque chose. Je dois avouer que c'est bien meilleur que ces toutes petites choses. Généralement, elle me tend un morceau de brioche (j'ai enfin retenu le nom) et j'ai l'impression de revivre à chaque fois que j'ai ça dans ma bouche. Lorsqu'elle descend rejoindre son père vers midi je vais dormir une heure dans mon compartiment. On pourrait y mettre deux moi et j'ai un matelas et un plaid ! Je suis vraiment heureuse d'avoir fini ici. L'après-midi, Kira veut parfois jouer à ce qu'elle appelle « jeu vidéo ». Je la regarde faire en rangeant le linge mais dès que j'ai fini, elle veut que je vienne avec elle et me tend une espèce de plaquette en plastique avec des boutons. Le but est de construire des choses avec des cubes et une fois que j'ai compris comment ça marche, je dois reconnaître que c'est amusant. Après ça, je dois normalement aller aider en cuisine, mais une certaine personne me force à entrer dans la salle de bain et à prendre une douche. Tous les soirs. Avec de l'eau chaude. Elle veut aussi que je change de vêtements. Du coup, j'ai sept robes, qui sont lavées une fois par semaine. J'ai parfois l'impression de rêver tellement ce confort semble interdit pour les créatures comme moi.


Elle change mes bandes et je peux finalement aller travailler quand elle doit dîner avec ses parents mais elle me fait remonter après car elle s'est mise en tête de m'apprendre à lire et écrire. On travaille comme ça une heure par soir et après je vais dormir. Mon compartiment est voisin de sa chambre pour que je puisse y accéder facilement en cas de besoin. Ce quotidien se répète encore et encore sur une durée de six mois durant lesquels j'apprends, sers et suis heureuse à mon échelle.

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