1 ~ Sun

                  
                PARTIE I                
UNDERWATER
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« Votre tour est terminé ! »

Je laisse échapper un soupir inaudible et obéis docilement au Gardien, levant une dernière fois les yeux vers le puit de jour avant de sentir à nouveau la froideur de la lumière artificielle mordre ma peau. Combien de temps ai-je pu rester cette fois-ci ? A peine un quart d'heure. Je me tourne quelques instants pour voir le prochain groupe entrer dans le Puits lorsqu'on me fait signe de m'en aller. Pas la peine de discuter, mon tour est terminé. J'attrape mon sac à dos et dénoue ma veste de mes hanches pour l'enfiler, remontant la fermeture jusqu'au col avant de reprendre le chemin habituel dans les longs escaliers souterrains du Terrier, mon regard braqué sur ma manche droite où se trouve un petit écran. D'ici quelques secondes il s'activera, m'annonçant mon emploi du temps pour la journée et bien que je le connaisse par cœur, on n'est jamais à l'abri d'un changement.

Neuf heures. Tous les écrans s'allument à l'unisson, provoquant un halo lumineux dans les galeries jusqu'alors mal éclairées tandis que nous baissons nos têtes pour prendre connaissance de cette nouvelle journée. C'est d'ailleurs sans surprise que j'aperçois la mention « Ecole » s'afficher. J'enfouis mes mains dans mes poches et prends le même chemin que le groupe qui était avec moi, en direction du Quai où nous attendent déjà les Subs pour quitter le Terrier.

Ici, au Terrier, il n'y a pas grand-chose. Seulement des galeries souterraines où s'entassent des baraquements plus ou moins miteux réservés aux familles modestes pour ne pas dire pauvres, un hôpital de fortune, la banque alimentaire où nous prenons de quoi manger et le Premier Puits, que je viens de quitter.

Les Puits sont des tunnels verticaux qui ont été creusés le long des côtes du Labrador, dans les années 2100 par les Anciens Hommes. Initialement il en existait une quinzaine qui devaient déboucher sur des abris anti-atomique et ne servir que provisoirement, mais à l'aube de la Grande Guerre Nucléaire, il s'est avéré vital de les transformer en un projet plus vaste et plus pérenne, destiné à la survie d'une infime partie du Canada de l'époque. C'est pourquoi, petit à petit, les abris sont devenus de gigantesques galeries souterraines, la technologie de pointe de l'époque ayant permis de creuser au plus profond de la croûte continentale pour y installer des habitations, mais aussi de créer des structures directement sous l'eau, sans pour autant subir les dégâts de la pression, protégées à l'aide de gigantesques champs de force. Les Puits quant à eux, ont été scellés à la surface par d'immenses coupoles de verre épais, peu après les premières attaques nucléaires. Permettant à la lumière du soleil de passer à travers et, à l'aide de parois en aluminium, d'atteindre les niveaux souterrains de ce qui est devenu, par la suite, le Nouveau Canada.

Aujourd'hui, sur les quinze créés par les Anciens Hommes, ne restent plus que sept Puits. Trois à l'Est, la partie francophone, dans les quartiers du Terrier, de la Perle et de la Bulle. Deux à l'Ouest, un pour la Rûche, place forte de l'Alliance Gouvernementale Francophone et Anglophone, l'AGFA et capitale du Nouveau Canada. Et un dernier qui se trouverait dans les Eaux Froides du Nord, là où se trouve le territoire des Illégaux, l'Iceberg. Les autres se sont effondrés sous le choc des bombardements ou des tremblements sismiques. Le dernier en date à s'être effondré remonte à juste avant ma naissance, emportant les mineurs et les scientifiques qui se trouvaient là, dont mon père. Et bien que cela ait fait scandale, les familles endeuillées n'ont jamais su ce qui avait bien pu le déclencher.

Malgré cela, passer par un des Puits est resté obligatoire. Un passage par jour et par citoyen, pour prendre les rayons du « soleil ». Apparemment cela permet d'éviter de tomber malade trop fréquemment, mais pour nous qui n'avons rien connu d'autre que la constante lumière blafarde des néons souterrains, c'est plutôt comme une divinité, un rite destiné à nous raccrocher à notre ancienne civilisation et un vague rappel qu'il existe, des kilomètres plus haut, un monde, une autre réalité, que nous ne verrons probablement plus jamais.

*

Une fois arrivée en bas des escaliers qui mènent au quai, l'habituelle odeur d'algue et de souffre se fait sentir, indiquant la fin des galeries mais également la seule sortie possible du Terrier. Je saute la dernière marche et rejoins les quelques habitants qui attendent, lesquels me gratifient d'un simple signe de tête. Tout comme moi ils viennent de passer par le Puits, je le reconnais à la façon dont ils se tassent dans leur veste hermétiquement fermée, signe du grand froid que l'on ressent lorsque notre peau n'est plus chauffée par ce fameux Dieu-Soleil. Même moi je ne fais pas exception, remontant mon col gris jusque sur mon menton et frictionnant nerveusement mes mains quand un bourdonnement annonce l'arrivée d'un Sub. Le gros sous-marin de métal traverse le champ de force dans un bruit magnétique avant de se poser lourdement sur des rails.

Sans bruit nous laissons quelques passagers descendre avant d'entrer chacun notre tour, posant notre écran sur le lecteur réservé à cet effet. Apparemment c'est un vieux réflexe des générations antérieures, un simple système anti-fraude qui a finalement trouvé un tout autre sens quelques centaines d'années plus tard. Aujourd'hui ce système est bien plus évolué et on trouve des lecteurs partout. Une fois l'écran posé sur le lecteur, celui-ci envoi les informations à l'ordinateur central de la Rûche, lequel génère nos emplois du temps et peut ainsi vérifier en temps réel que nous le suivons bien. Si d'après l'AGFA il s'agit d'un simple système d'identité et de paiement, en réalité, c'est un outil d'espionnage redoutable, permettant de nous localiser à chaque instant et d'étaler toute notre vie à qui le veut. Mais jamais personne n'a osé le critiquer. En vérité nous n'avons pas le choix, car si l'on ne badge pas son écran sur un lecteur à chaque fois que l'on en a l'obligation, la punition qui nous attend est bien pire que la désolation du Terrier : l'Iceberg.

Et personne n'est prêt à risquer d'y être envoyé. Alors docilement nous posons nos écrans les uns après les autres et prenons place dans le Sub qui fait machine arrière et retraverse le champ de force, quittant les néons du quai pour descendre dans les Eaux Noires. Au niveau où nous nous rendons, la lumière du soleil ne perce plus, il fait si froid que de petites plaques de givres naissent çà et là le long des vitres opaques du Sub et nous devons serrer un peu plus nos combinaisons pour les dernières minutes du trajet. Les quelques néons au dessus de nos têtes commencent à grésiller et il n'est pas impossible que l'on finisse le trajet dans le noir, car l'énergie de l'appareil est principalement répartie dans le moteur et les conduits à oxygène, nous permettant de respirer tranquillement dans les profondeurs. Je regarde au loin le quai du Terrier disparaître, solidement protégé par le halo bleuté et lumineux du champ de force, lequel ne devient plus qu'un point bleu à mesure que le Sub s'approche d'un autre quartier, avant d'être totalement invisible.

*

Le trajet est silencieux, seul le bruit du moteur et des machines commandant le Sub bourdonnent, s'intensifiant à mesure que l'on s'approche du quartier Est de la Rûche, où se trouve les Écoles. Je discerne enfin le halo bleu du champ de force protégeant le quai. À la différence de celui du Terrier ou même des autres quartiers de l'Est, celui-ci est immense et peut recevoir jusqu'à une centaine de Subs différents, lesquels se tassent autour des prises d'énergie comme de gros serpents de mer, avant de reprendre leur service.

Incommodée par les odeurs d'algue et de souffre, je suis presque la première à sortir lorsque nous arrivons à quai. Je badge à nouveau mon écran sur un lecteur flambant neuf pour entrer dans l'enceinte de la Capitale et me rends, non sans une once de nervosité, au barrage de Gardiens juste après, lesquels contrôlent mon écran de fond en comble.

« Mademoiselle Jones Pandore ? –Demande l'un d'eux alors que j'hoche la tête- Vous penserez à remplir votre portefeuille avant ce soir si vous ne voulez pas d'ennuis, il ne vous reste plus qu'un seul dollar enregistré dessus. »

Je passe le barrage sans me retourner et pars en direction de la Banque, le cœur battant. Chaque barrage de Gardiens me rend nerveuse, non pas que je sois une fraudeuse, mais on ne peut jamais garder un secret bien longtemps avec ces gens-là et mon problème, c'est que j'ai un secret et pas des moindres. Je suis une Illégale.

Je reprends mon calme et prends place à un guichet automatique où m'attend un énième lecteur. Je n'ai qu'à y poser mon écran et immédiatement le guichet récupère toutes mes informations, dont mon porte-feuille digital. Avant dix-huit ans, nous avons besoin de l'accord de nos parents pour récupérer de l'argent, mais une fois majeurs, c'est à nous de gérer notre propre portefeuille. Comme je n'ai que dix-sept ans, je ne fais qu'entrer une certaine somme. Cette somme est validée par la Banque et aussitôt envoyée sur l'écran de ma mère qui, quand elle la verra, devra accepter la transaction pour que l'argent soit bien versé dans mon dossier. J'attends quelques minutes lorsqu'un bip sonore m'apprend que la transaction a été acceptée. Je finis la procédure, retire mon écran du lecteur et quitte la Banque pour me rendre à l'École de l'Est où doivent sûrement déjà attendre mes camarades.

La Rûche est fourmillante à cette heure, les citoyens se rendent à leur travail, mêlés aux enfants qui tentent de se frayer un chemin jusqu'aux Écoles, mais comme toujours, le rythme est si bien calculé que chacun arrive toujours à l'heure pour badger.

« Eh Jonesie ! »

Je sens toutes les tensions en moi s'envoler en me tournant vers mon voisin et meilleur ami, Michael Clifford, lequel vient me serrer dans ses bras comme chaque matin depuis que nous sommes petits. Seulement à présent, il me dépasse d'une bonne tête et demie et son corps, plutôt robuste pour un enfant du Terrier est devenu un bouclier contre toutes mes angoisses. Il m'arrive de prendre le Sub avec lui le matin et souvent il me laisse m'affaler contre lui pour récupérer un peu de chaleur humaine.

« Je ne t'ai pas vu ce matin au Puits -Dis-je d'une voix suspicieuse- 

- Oh je me suis réveillé en retard -Répond ce dernier en haussant les épaules-

- C'est déjà la troisième fois en une semaine.

- Inutile de me le rappeler, les Gardiens s'en sont déjà chargé -Dit-il les dents serrées- Je ferai plus attention désormais.

- Ça m'ennuierait que tu finisses à l'Iceberg pour si peux -Dis-je d'un ton moqueur-

- Peut-être que là-bas on me laisserait dormir un peu plus. »

S'il voulait faire de l'humour, je ne fais que rire jaune et même lui passe une main dans ses cheveux blonds décoiffés. Pour changer de sujet je m'arrête sur son uniforme dans un piteux état, m'occupant de nouer ses boutons défaits ainsi que son noeud de cravate.

« Merci Jonesie

- Parfois je me demande si tu ne le fais pas exprès. »

Il sourit en coin et tandis que les Gardiens nous observent d'un oeil mauvais, nous prenons lentement le chemin des Écoles, arrivant bientôt devant un troupeau d'uniformes grisâtres. Ici tous les enfants de trois à dix-huit ans portent l'uniforme de l'École de l'Est, une veste grise à capteurs thermiques, un pull noir, une cravate grise, un pantalon noir et une paire de chaussures noires. Pour les jeunes adultes et les adultes, il existe quelques variantes comme des jupes grises pour les femmes ou encore des vestes de costume noires et grises pour les hommes. Ce sont les tenues officielles, et c'est le même principe pour les habitants de l'Ouest, seulement au lieu du gris, ces derniers portent du vert foncé, couleur des algues. Ce n'est pas très valorisant mais au moins, tout le monde est pareil.

« Les Gardiens nous observent toujours -Dis-je mal à l'aise-

- C'est sûrement parce-que mon bras est toujours autour de tes épaules -Dit il en regardant derrière lui- Relax, ils ne vont pas m'envoyer à l'Iceberg pour si peu.

-Tu sais ce qu'ils pensent de l'amitié entre filles et garçons –Je murmure alors qu'à présent se sont les élèves qui nous dévisagent- Ce n'est pas pour rien que nous sommes séparés pour les cours.

-Si je n'ai même plus le droit de saluer ma meilleure amie alors autant me jeter dans les Eaux Noires tout de suite -Grogne-t-il- Sinon, tu as pris un repas pour ce midi ?

-Non, j'ai préféré ne pas trop prendre dans les réserves et toi ? –Je demande alors qu'il répond à la négative-

-On aura qu'à manger à la cafétéria ensemble. En plus, Jared sera là –Dit-il d'une voix taquine alors que mes joues virent au rouge- L'idée te plait, non ?

-Je suis d'accord. »

J'esquisse un sourire en coin avant de le saluer une dernière fois, nous sommes arrivés devant la grille de la partie réservée aux filles, ce qui veut dire que si Michael était resté avec moi quelques minutes de plus, on l'aurait sûrement puni. Je dépasse la foule des Primaires et des Secondaires pour arriver dans la partie réservée aux Tertiaires. Nous sommes toutes rangées par niveau d'étude et par classe, les Primaires ont entre trois et dix ans, les Secondaires entre onze et quatorze ans et les Tertiaires, entre quinze et dix-huit ans. Cette année, comme je vais avoir dix-huit ans et que je n'ai jamais redoublé, je suis en Tertiaire D2, le Tertiaire A concernant les filles de 15 ans, le B celles de seize ans et ainsi de suite. Le chiffre qui suit la lettre correspond au nombre de classe, pour les Tertiaires il n'y a que trois classes d'élèves de dix-huit ans, allant du TD1 au TD3. Cela marche ainsi pour toutes les classes, du Primaire au Tertiaire.

Autrement dit, nous passons seize ans de notre vie au même endroit, sans s'attacher réellement aux lieux.

Dix heures. Les grilles s'ouvrent et chaque rangée de chaque section défile dans la grande cours des filles avant de rejoindre leur salle attitrée où il est obligatoire de badger. Pour les ainées du Tertiaire D comme moi, les innombrables salles de la partie réservée aux filles n'ont plus aucun secret, nous les connaissons toutes, ainsi que les professeurs attitrées à chaque section. Je fais un dernier signe de la main à Michael qui a rejoint les rangs des Tertiaires des garçons et suis ma rangée jusqu'à la salle de classe.

Je m'installe à ma place habituelle, au premier rang, où je suis quelque peu éloignée de mes autres camarades. Ça ne m'a jamais dérangée et encore moins pour cette dernière année aux examens cruciaux. Je peux ainsi travailler tranquillement et nous avons finalement pris l'habitude de discuter aux intercours et au réfectoire, du moins avec les quelques filles que je peux considérer comme des amies, après quinze ans de vie commune.

« Jones Pandore ? –Appelle ma professeure alors que je lève la main- As-tu justifié ton absence de la semaine passée ?

- Oui, les gardiens ont vérifié mon écran ce matin et ils ont vu la lettre.

- T'étais où Jones ? –Demande une voix dans le fond- Encore à faire des petites excursions bizarroïdes avec Michael Clifford ?

-J'étais à l'hôpital –Dis-je d'un ton ferme sans même me retourner-

- Oh bien-sûr... avec Michael ! –Dit-elle alors que plusieurs camarades se mettent à pouffer-

- Silence Diane ! –La coupe sèchement notre professeure- Si tu as d'autres bêtises à raconter, je pense que la proviseur sera bon public. »

Je souris en coin avant de sortir quelques affaires de mon sac et de mon pupitre, me préparant pour la longue journée qui s'annonce. Les matières étudiées en Tertiaire sont quasiment les même qu'en Secondaire, il y a de l'algèbre, de la science, de la physique, du français, de l'anglais, de l'histoire, du civisme et du sport. La seule chose qui diffère, c'est qu'en civisme nous commençons enfin à travailler nos choix d'avenir. C'est à la fin de l'année que tout va se jouer, quand nous aurons notre examen final, lequel nous permettra ensuite de choisir entre la poursuite d'études ou le travail et mieux vaut commencer à réfléchir à l'avance car les places sont limitées pour les études supérieures.

Pour certaines de mes camarades, le choix est simple. Éponine compte faire des études de médecine pour ensuite travailler dans les hôpitaux du Terrier, Venus est fille de boulangers alors elle pourra sûrement travailler dans l'entreprise familiale à la fin de l'année, Solinn voudrait faire des études de couture pour travailler dans les entreprises de textile de la Rûche et bien d'autres encore ont déjà une idée de leur avenir. Pour ma part, j'hésite entre le sport et la physique, les seules matières où j'excelle, mais ça me semble encore bien abstrait. À vrai dire mon seul véritable but, c'est de réussir l'examen car quiconque échoue est envoyé directement à l'Iceberg, avec les Illégaux. Et autant dire que je n'ai pas passé dix-sept ans à me cacher pour être finalement condamnée par un fichu test.

*

Ce matin nous avons un cours de physique élémentaire et comme souvent, je propose mon aide à mes camarades ayant besoin d'aide, sous le regard bienveillant de notre professeure. Elle souhaiterait me faire étudier un programme plus avancé, comme la création d'un conteneur à oxygène ou même la création d'un champ de force, mais elle comme moi savons que c'est impossible. On ne voit ces expériences que si on choisit de faire des études Supérieures de Physique, ou bien tout simplement si l'on fait partie des classes Tertiaire D des garçons, comme Michael. Bien que l'AGFA prétende le contraire, les programmes pour les filles diffèrent légèrement de ceux des garçons.

Puis c'est au tour du cours de civisme et je reprends ma place à l'avant, luttant pour ne pas somnoler. C'est un cours barbant qui nous rappelle pourquoi les anciens hommes ont échoués et comment nous devons nous entraider pour survivre. Creuser toujours plus profond vers les fonds marins pour y trouver de nouveaux espaces habitables, prendre précautionneusement des contraceptifs pour éviter la surpopulation, le rôle des femmes et celui des hommes, comment éviter les maladies... C'est donc avec soulagement que nous accueillons la sonnerie de la pause midi et que nous partons en direction du réfectoire, le seul endroit mixte de toute l'École de l'Est.

Michael est déjà là, assis avec Billy, un de ses camarades de classe. Son regard s'illumine lorsque j'entre enfin dans la salle et me dirige vers eux.

« Tu en as mis du temps ! -Se plaint-il-

- Oh tu m'excuseras mais j'étais captivée par un cours de civisme. Salut Billy.

- Salut -Répond ce dernier avec un air compatissant-

- Heureusement que nous n'en avons presque plus -Répond Michael-

- Parle pour toi, apparemment il vaut mieux que j'apprenne à tenir un foyer plutôt qu'à créer un champ de force.

- Oh mais c'est parce qu'ils ne connaissent pas encore les prouesses de Pandore Jones -Il me fait un clin d'oeil alors que je repousse son plateau-

- Pas si fort, un Gardien pourrait t'entendre !

- Tu es trop sur la défensive Jonesie, tu devrais essayer d'être un peu plus insouciante, comme moi -Dit-il avec un sourire en coin- Tu verras, ça fait relativiser.

- Peut-être bien -Dis-je en haussant les épaules alors que Billy ne semble pas non plus partager cet avis-

- Au fait, mate un peu la table à côté -Dit-il tout bas- J'ai réussi à trouver une table proche de Jared. »

Intimidée, je jette un bref coup d'œil à la table d'à côté où sont assis un groupe de garçons de  Tertiaire originaires de la Perle, dont Jared Mayer. Yeux bruns, des boucles noires encadrant une peau plus dorée et plus musclée que la moyenne, ce qui n'est pas compliqué quand on le compare aux mines cadavériques des enfants du Terrier. Si son côté ténébreux est ce qui plait le plus à de nombreuses filles, je sais qu'il est également très courtois et généreux, ayant pris le Sub de nombreuses fois avec lui pour pouvoir en attester.

« Alors, vas-tu sauter le pas cette année et lui avouer tes sentiments ? -Plaisante Michael- C'est peut-être ta dernière chance avant les études supérieures.

- Arrête tes bêtises, c'est un gars de la Perle.

- Il n'y en a que pour lui -Grommelle Billy tout en jetant des regards blasés à un groupe de filles en pâmoison devant Jared et son groupe- Tu mérites mieux que ça Pandore. »

Bien que j'allais pour le remercier, ne sachant trop comment prendre sa remarque, mon sang ne fait qu'un tour en voyant Diane arriver d'un pas triomphant vers la table voisine. Aussitôt le groupe de filles au loin se tourne, non sans quelques regards assassins quand cette dernière s'assoit juste à côté de Jared, vite imitée par ses amies de TD2 et TD1 à qui les garçons s'empressent de faire de la place. Pas étonnant qu'ils se connaissent, ils habitent le même quartier. Pourtant, il y a un intrus.

Jusque-là je ne l'avais pas vu, seulement dès que les garçons s'écartent, je découvre avec agacement le visage pâlot de Luke Hemmings en bout de table. Un sourire en coin venant étirer ses lèvres au moment où Diane rejoint la tablée. Ses cheveux blonds impeccablement coiffés pourraient presque donner l'illusion qu'il vient lui aussi de la Perle, mais quelque chose dans son regard le trahi. Des iris bleu glacials, durs, épuisés par des années de privation et de deuil.
Il aura beau faire semblant, Luke restera à tout jamais un gamin du Terrier, comme nous.  

« Regarde qui est avec eux -Dis-je à Michael avant de tourner la tête-

- Ça ne m'étonne pas, Jared et lui sont coéquipiers en sport -Dit-il en perdant également son sourire- Finalement on peut changer de table.

- C'est vrai qu'il s'entraîne au terrain de sport de la Perle ? -Demande Billy alors que Michael contracte ses mâchoires-

 - C'est uniquement grâce à Jared qu'il peut y accéder ! Sans lui il n'est rien -Ses yeux gris dardent Hemmings avec tant de haine que je finis par poser ma main sur la sienne- Vivement qu'il parte faire ses études de professeur et que je ne le croise plus.

- Allons chercher à manger, c'est notre tour. »

Michael lâche un profond soupir avant de s'étirer et de se lever, vite imité par Billy qui semble minuscule à côté de lui. Je jette un dernier regard à la table à côté et sens mon cœur palpiter douloureusement quand les yeux moqueurs d'Hemmings s'arrêtent sur moi. Il m'a vu regarder Jared, c'est sans doute pour cette raison qu'il lui chuchote quelque chose à l'oreille. Le brun fronce les sourcils et tourne sa tête vers moi, m'obligeant à détaler au plus vite, ignorant les rires provenant de la table des enfants de la Perle.

« Tu as besoin que je m'occupe de lui ? -Grogne Michael en se retournant, fusillant Hemmings du regard lequel le lui rend bien-

- C'est bon laisse, tu ne ferais que t'attirer des ennuis et je suis certaine que c'est ce qu'il cherche. »

Il hoche finalement la tête et nous prenons tous trois nos plats, retournant à notre table où se trouvent à présent Diane et deux autres filles de Tertiaire. La brune me fixe avec un regard amusé avant de prendre un air faussement désolé. 

« Comme c'est dommage Pandore, il n'y a plus de places... J'ai entendu dire qu'il y avait une partie spéciale pour les enfants du Terrier au fond du réfectoire, c'est un peu insalubre, mais.... Ça ne devrait pas trop vous changer de chez vous.

- Casse-toi de là –Dis-je les dents serrées-

-Je te demande pardon ?

- Nous étions installés à cette table –Dit Michael d'une voix polie- Et on aimerait reprendre nos places.

- Quelles places ? Tu vois bien qu'il n'y en a plus –S'amuse Diane- Allez, bon appétit. »

Michael et Billy échangent un regard exaspéré avant de tourner les talons et de partir vers le fond du réfectoire. J'aimerais les suivre, d'ailleurs c'est ce que j'aurais fait en temps normal, mais c'est la deuxième fois de la journée que Diane m'humilie en public et bien que je préfère jouer la carte de la discrétion, je remarque qu'il n'y a qu'un Gardien ce midi, ce qui veut dire que je ne risque rien. Je reste face au groupe de filles de la Perle, ignorant leurs moqueries, avant de poser sèchement mon plateau sur leur table.

« Qu'est-ce que tu fabriques Jones ?

- Je reprends ma place –Dis-je en bousculant une des filles, laquelle pousse un petit cri- Oh je t'ai fait mal ? Désolée, c'est vrai qu'au Terrier nous ne connaissons pas les bonnes manières.

- Dégage de là ! -Piaille-t'elle en essayant de me pousser pour reprendre la place, en vain-

- Tu veux vraiment jouer à ça ? -Me menace Diane-

- Vas-y toi si tu es si douée que ça, fais-moi bouger de ma chaise -Dis-je avec un large sourire hypocrite tandis que la table des garçons se met à rire-

- Wow ça chauffe chez les filles ! –S'amuse Jared- 

- T'es sérieuse Panda-Roux ? –M'interpelle Hemmings alors que tous rigolent à l'entente de ce nom- Retourne plutôt avec Michael. Tiens le voilà qui vole à ton secours d'ailleurs.

- Toi la fermes –Dis-je en lançant un regard noir au blond avant de regarder à nouveau Diane qui tente de pousser mon plateau- Et toi, arrêtes.

- On verra bien si tu feras autant la fière quand j'aurais appelé les Gardiens.

-Je t'en prie, je suis certaine qu'ils seront très coopératifs avec une fille qui se plaint de ne plus avoir sa table alors qu'elle n'avait même pas de plateau. Nous sommes prioritaires, si tu préfères draguer les garçons plutôt que manger, c'est ton problème et ça les Gardiens n'en auront rien à faire. Tiens, tu n'as plus envie de les appeler on dirait ? »

Elle grimace, contenant sa colère alors que les autres filles se lèvent et préfèrent se retirer, conscientes qu'elles n'ont effectivement rien à faire au réfectoire si elles ne consomment pas. Non sans une once de fierté, je m'installe face à Diane, disposant mon plateau avec lenteur tout en la fixant avec défi. Même les enfants de la Perle ne sont pas favorisés par les Gardiens, alors elle se dresse avec fureur et au moment de partir, saisit mon verre d'eau pour me le balancer au visage, ce qui fait exploser de rire la table adjacente. Je ne sais pas ce qui me retient de me jeter sur elle, sûrement le Gardien qui semble se rapprocher mais aussi les deux mains de Michael fermement appuyées sur mes épaules pour m'empêcher de me lever et de commettre une erreur.

« Ça va sécher Jonesie –Dit-il alors que j'essuie mon visage à l'aide de ma veste, les joues rouges de honte- Tu n'aurais pas dû lui tenir tête, mais j'avoue que c'était cool.

- On n'aurait pas osé la faire partir comme ça –Dit Billy-

- Bien joué Panda-Roux, tu as fait sensation devant Jared –S'amuse Hemmings qui est le dernier à se lever- Tu ne pouvais pas faire mieux. »

Michael serre les poings avant de finalement dévorer son plat, préférant ne pas entrer dans le jeu du blond qui cherche, comme Diane, à nous faire repérer par un Gardien. Billy lui, fronce les sourcils et bientôt le silence retombe autour de notre table, seule la grande télé centrale grésillant alors qu'un documentaire sur la contraception et les bienfaits de l'engagement y est projeté.

« Pourquoi Luke t'appelle Panda-Roux ? –Demande Billy-

- C'est de ma faute –Soupire Michael- Quand on était petits, je la surnommais Pandi et Luke a détourné ça en Panda.

- Et comme je suis rousse -Dis-je en levant les yeux au ciel- 

- Je vois -Il termine rapidement son plat avant de regarder la télé qui à présent fait défiler les nombreuses universités de la Bulle proposées après l'examen final- Au fait, je ne vous ai jamais demandé, mais vous comptez faire quoi plus tard ?

- J'imagine que je finirai styliste comme mes parents -Dit Michael en haussant les épaules-

- Tu ne veux plus devenir professeur de sport ? -Je demande surprise-

- Pas si Luke est professeur lui aussi.

- Et toi Pandore ? 

- Je ne sais pas. Si mes résultats me le permettent j'espère pouvoir entrer à l'université de Physique ou de Science pour ensuite pouvoir travailler sur les Subs comme ma mère ou sur les champs de force. Et toi, que voudrais-tu faire ?

- J'aimerais explorer les territoires inconnus qui entourent le Nouveau Canada, ce doit être excitant de partir à la conquête de nouveaux espaces, de plus ça nous permettrait de ne plus avoir à vivre avec ces lois sur la surpopulation.

- C'est vrai que ce serait plus agréable –Dit Michael- Mais je ne pense pas que l'AGFA renoncera à sa traque des enfants Illégaux pour autant.

- Les pauvres, ils ne seront jamais tranquilles. Ce ne doit pas être drôle de devoir se cacher –Dit Billy en posant son regard sur tous les élèves du réfectoire alors que j'évite de le regarder- Vous pensez qu'il y en a parmi nous ?

-Sûrement –Dis-je en gardant un visage fermé- L'AGFA ne peut pas tous les attraper j'imagine.

-Est-ce qu'on peut se joindre à vous ? »

Je redresse la tête avec surprise, découvrant Eponine et Venus avec des plateaux. D'un rapide coup d'œil je scanne la cafétéria, me demandant pourquoi à notre table en particulier alors qu'il y en a une dizaine de libres, avant de finalement accepter au grand plaisir de Michael.

« J'espère qu'on ne vous a pas coupés dans une discussion ? -S'excuse Éponine en repoussant sa longue natte noire dans son dos-

- Du tout, on parlait des enfants illégaux et franchement, c'était pas terrible –Sourit Billy alors que Venus hausse un sourcil-

- Effectivement, ce n'est pas très bien vu, surtout en ce moment où le Gouvernement semble ne plus trop en parler.

- Ce n'est pas une bonne chose ? –Demande Michael-

- Des rumeurs disent qu'ils préparent quelque chose –Murmure Éponine- Des architectes, des ouvriers et même des scientifiques auraient été envoyés au Nord de la Rûche pour un projet confidentiel. Depuis beaucoup d'habitants se sont mis à croire qu'il s'agirait peut-être d'un futur quartier pour les Illégaux.

- Au moins, ils ne seront plus envoyés à l'Iceberg –dit Michael en haussant les épaules- C'est une bonne chose pour eux. »

Nous hochons tous la tête avant de finir notre repas sur une conversation plus joyeuse, Éponine va bientôt avoir dix-huit ans et à cette occasion elle pensait organiser une petite fête au Terrier. La nouvelle fait sourire tout le monde et je dois me forcer à faire bonne figure moi aussi alors qu'en vérité, mes pensées sont braquées ailleurs.

Se pourrait-il qu'un nouveau quartier soit créé pour les Illégaux ? Auquel cas nous ne risquerions plus de nous retrouver à l'Iceberg, avec les Criminels... Ce serait bien plus juste pour nous qui n'avons commis aucun crime... Si ce n'est d'être venus au monde après un premier enfant.

Je jette quelques regards autour de moi avant de regarder à nouveau mes amis, ne voulant pas donner l'air d'être ailleurs. Est-ce qu'il y a ici quelqu'un d'autre qui soit comme moi ? Quelqu'un d'autre qui se cache derrière une fausse identité et qui, chaque jour, se force à paraître naturel afin d'éviter des ennuis qu'il n'a jamais choisi d'avoir ? Difficile à dire, chacun ici peut être un enfant Illégal et ne l'avouera jamais de peur d'être dénoncé, bien que la délation ne soit pas réellement permise aujourd'hui encore.

Quand Michael pose sa main sur mon bras je sursaute et laisse mes pensées en suspens, ses yeux gris se voulant réconfortants alors que ce dernier ignore tout du mal qui me ronge.

« Tu penses encore à Luke ? -Me dit-il tout bas-

- Pas du tout -Dis-je en fronçant les sourcils- Je n'en ai plus rien à faire de lui. 

- Tu sais au fond, une part de moi espère toujours qu'il reviendra vers nous.

- J'ai longtemps espéré moi aussi -Dis-je d'une petite voix alors que je zieute la place où s'était tenu le blond quelques instants plus tôt, le souvenir de son regard sur moi me pinçant le coeur- Mais on l'a totalement perdu. »

Les cours étant sur le point de reprendre, nous partons débarrasser nos plateaux lorsque la télé grésille à nouveau, laissant place à une publicité jusque-là inconnue. Il n'y a pas de paroles, seulement une petite musique douce qui nous fait nous retourner. Puis des lettres noires  apparaissent lentement sur le fond blanc, formant le mot " PURITY " avant qu'elles ne disparaissent. Seul le I reste, devenant rouge et grossissant avant de disparaître à son tour, laissant place à une sorte de décompte indiquant "J-5/D-5" sous lequel apparaît le signe de l'AGFA.

Sûrement le lancement d'une nouvelle publicité sur la contraception, on est habitués à force, ils ne passent quasiment que ça sur les télés des Écoles pour éviter que l'on ne fassent des folies lors des moments mixtes.

Pourtant quand en fin de journée je prends le Sub pour aller à la banque alimentaire du Terrier, j'entends des adultes parler de cette publicité étrange. Il n'y avait donc pas que l'École.

Apparemment, ça nous concerne tous.

Plus que cinq jours à attendre.

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