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Une plaine dorée par le soleil s'étendait par-delà les collines, comme une surface infinie. Non loin d'elle, le vent berçait l'orée de bois gras et verdoyants. Quelques lapins, renards ou encore chevreuils, s'aventuraient parfois jusqu'au parking de l'impressionnante villa. Nicolas, totalement obnubilé par cette scène, les trouvait hardis et arrogants. Soudainement, il se rendit compte que le paysage l'envoûtait. Le retour à la réalité se fit difficile : il ferma les yeux, frotta son visage, et gesticula pour se dégourdir les muscles, comme si on lui avait administré une douche froide.
« Ces derniers jours m'ont absolument éreinté au point que je ne m'entende plus penser » songea l'homme en se concentrant pour atténuer son mal de crâne. « Je suis sous tension, et mes relations avec mes collègues n'arrangent rien du tout... Il faut que je me change les idées avant que cette mission ait raison de moi. » Il s'affala sur le divan du cinquième salon. La pièce, comme toutes les autres, exhibait une grâce subtile et délicate à travers une tapisserie brodée à la main, et des meubles disposés de façon agréable. L'écran plat en face de lui ne jurait en rien avec l'antiquité de la salle, et la baie vitrée était telle qu'on l'attendait d'un hôtel de luxe.
À la recherche d'une télécommande, Nicolas tâta le canapé sans vraiment faire attention. Après tout, un moment de repos était bien mérité, et quel mal y avait-il à le passer devant une série de bonne qualité ?
« Qu'est-ce que je touche ? » se demanda alors l'homme, suspicieux. La matière qu'il palpait était semblable à de la gélatine. Il retira la main du matelas et vit dans sa paume une poignée de papillons morts.
- Quelle horreur ! paniqua-t-il en se levant brusquement. Il y en a partout, c'est tout bonnement répugnant ! Mais qu'est-ce qui se passe ici, nom de dieu ?
Frustré et terrifié, il quitta en trombe la pièce et, dans un excès de colère, interpella April-Avril et Rebecca. Il les trouva dans la cuisine installés confortablement autour d'un crumble aux prunes et au coin du feu.
- Nous parlions de l'impact néfaste de la Magie sur l'environnement, et de sa part de responsabilité dans le changement climatique, expliqua calmement Av en le scrutant.
- Nous trouvions injuste le diagnostic des non-magiques, et nous nous étions dit qu'ils utilisaient la Magie comme bouc émissaire, continua l'allemande en croquant un bout de sa tarte. Cela risque de provoquer un rejet de toute la sphère surnaturelle, et à long terme, menacer les races extraordinaires.
- Je m'en moque ! s'agaça Nicolas en serrant les poings. Avez-vous remarqué que, dans la villa, traînent d'importantes quantités de papillons morts ? Ne pensez-vous pas qu'il serait temps de s'inquiéter et de se poser des questions ?
Les deux autres se regardèrent.
- Hum... commença Rebecca.
- Faites des efforts !
- Oui, très bien ! s'exclama Av en gesticulant brutalement. Effectivement, c'est très étrange. Vraiment très étrange. Mais que veux-tu qu'on fasse ? Le ménage ? La mission prend fin demain, et avec elle, notre vie ! - ou pas.
- Cette situation ne vous rappelle pas quelque chose ? (Ils haussèrent les épaules à l'unisson, et Nicolas dut expliciter sa pensée). Eh bien... Évènements insolites, objets qui disparaissent ou réapparaissent, sensation que la demeure est habitée avant même d'arriver ici... Je crois que nous avons à faire à un sortilège, peut-être même un enchantement, tant cette magie me paraît puissante.
- Tu... Tu supposes ce manoir hanté ?
- Ce n'est pas impossible. Et nous devons mener l'enquête.
Le reste de la journée se déroula dans cette optique-là. Av, qui maîtrisait les bases de la Première Magie - une ancienne magie consistant à invoquer des phénomènes grâce à des formules -, proposa que l'on réunisse le maximum de papillons, pour qu'il puisse briser les éventuels sortilèges.
À midi, plus de cinq cents papillons avaient été amassés, et personne ne pensa vraiment à prendre une pause déjeuner. Ils en trouvaient partout : dans les chambres, sur les étagères de la bibliothèque, entre les touches de l'orgue, et même dans la piscine du sous-sol. La cave et le grenier étaient de véritables mines d'or.
- Wah... souffla Rebecca en observant l'immense tas qui la dépassait d'au moins vingt centimètres. Je ne pensais pas que nous en trouverions autant.
Une fois leur travail achevé, ils se réunirent dans le hall, là où étaient regroupés leurs papillons.
- La Première Magie, bien que célèbre, a la particularité d'être infaillible, disait Av d'un ton de connaisseur. Beaucoup d'êtres surnaturels, dont moi, cherchent à parfaire leurs pouvoirs grâce à elle. Patientez quelques instants, que j'appelle Rocky : il est le seul à savoir l'utiliser parfaitement.
Aussitôt, ses yeux se convulsèrent, sa peau pâlit, et son corps fut parcouru de tremblements. Bien que Nicolas eût assisté plusieurs fois à ce phénomène, il ne le trouva pas moins impressionnant et inquiétant. Enfin, Av se métamorphosa : son physique resta le même, mais l'homme donnait désormais l'impression d'être affalé sur sa propre colonne vertébrale, comme ployant sous un fardeau invisible.
- 'Lut, grogna Rocky, d'une voix grave d'adolescent en train de muer. Vous avez besoin de moi qu'on m'a dit.
Rebecca et Nicolas se jetèrent un regard lourd de sous-entendu. Av se moquait-il d'eux ? Comment un gamin pouvait-il connaître entièrement l'Alphabet de la Premier Magie et l'utiliser, alors que certains grands mages abandonnaient face à sa complexité ? « L'une des premières leçons d'un super-héros est de ne pas se fier aux apparences, mais j'avoue qu'il est parfois tentant de succomber aux stéréotypes... » L'Allemande, visiblement méfiante, prit la parole :
- Bonjour, Rocky. Pourrais-tu nous réciter une partie de l'Alphabet ?
- Aze, Bate, Rate, Ufohliu, Greta, Narah, Ona, Magia, Horcilus. Soixante-dix-huit caractères. Deux-cents-une modifications. J'vais pas tout citer, ça risque d'être long, sinon. Mais ouais, je connais tout.
- Serais-tu capable de briser le sortilège de ces papillons ?
Rocky, stupéfait, dévisagea le tas qu'ils lui présentèrent. Un petit moment de silence passa avant qu'il ne comprenne que c'était à lui de jouer : il s'avança pour toucher lentement la surface rugueuse du bout des doigts. On l'entendit murmurer : « Iafnote ». À l'œil nu, rien ne se produisit, mais le jeune homme dut sentir quelque chose car il s'exclama :
- Ah ! Déjà, je vous confirme qu'il y a bien un truc magique, là-dedans. J'ai utilisé « Iafnote ». C'était une divinité de l'ancienne Magie, devenue aujourd'hui la quarante-sixième lettre, modification numéro quatorze. Elle était la gardienne des Impressions. J'crois. Bon, du coup, c'est partie pour le gros boulot.
Il s'éloigna de quelques pas, ce qui sembla l'épuiser car il poussa un long râle de douleur. À ses côtés, Rebecca ne cachait pas son scepticisme, et attendait visiblement d'être impressionnée. « Il a deux de tensions ! » s'agaça Nicolas tandis que l'autre marmonait d'une voix monocorde et terrassée :
- Ona Magia Odiane Narah Iafnod àé Prazt Îmine Lan Uoeudy Keasxçe. Magia Recuerden Bate Rate Efrstte Joha.
Durant l'espace d'une seconde, personne n'ouvrit la bouche. Nicolas, qui ne s'était jamais intéressé à cette magie, ne savait pas vraiment à quoi s'attendre : y allait-il avoir une explosion ? Une tempête ? Ou au contraire, la magie allait-elle agir à l'échelle microscopique ? De nombreuses questions l'assaillaient.
- Cela ne fonctionne pas, remarqua l'Allemande en penchant sa tête sur le côté, un peu moqueuse.
Rocky lui dédaigna un regard humiliant, avala sa salive, fit craquer ses doigts, écarta les jambes. Il moulina ensuite l'air avec zèle et se mit à hurler, tel un vieux sorcier :
- Ona Magia Odiane Narah Iafnod àé Prazt Îmine Lan Uoeudy Keasxçe ! Magia Recuerden Bate Rate Efrstte Joha !
Malgré le ciel bleu et l'absence de nuages, le tonnerre gronda de façon terrifiante. Sur les branches des arbres, des mésanges et des corbeaux s'envolèrent d'un battement d'ailes.
- Avec les intonations et la gestuelle, c'est mieux, non ? s'amusa le gamin tandis que les papillons tourbillonnaient dans les airs.
Un filament verdâtre se glissa entre les lépidoptères. La Première Magie prit possession des lieux : l'atmosphère s'électrisa, et des ombres folles se dessinèrent sur les murs. Ils vivaient un cauchemar. De n'importe quel point de vue, c'était l'incompréhension : le tangage du sol, son rapprochement maladroit, mais au moment de le heurter, rien, l'impression de passer de l'autre côté, sans combattre, sans chercher à comprendre ou à se débattre, à se libérer du mouvement hypnotiseur.
Nicolas était prisonnier. Et il ne s'en rendait même pas compte.
- Votre esprit est faible.
Il sembla faire un geste, et aussitôt, toute la pression qui oppressait le crâne de l'Américain s'évapora. Ce dernier poussa un râle de surprise et de douleur. En chutant, il s'était cogné contre le coin d'une armoire, et en passant sa main dans ses cheveux poisseux, il comprit qu'il saignait abondamment. À ses côtés, Rebecca avait pris une teinte rouge pivoine, et ses pupilles s'étaient dilatées au maximum. Elle tremblait et s'aidait maladroitement d'une chaise pour se relever. Quant à Rocky, on devinait aisément qu'il avait laissé sa place à... April ! Là revoilà ! L'Américain sourit.
- Qui êtes-vous ? s'enquit Rebecca, en défaisant son chignon pour laisser ses cheveux tomber sur ses épaules, essoufflée.
Elle respirait bruyamment, sans doute éprouvée par ce qu'il venait de se produire.
- Je suis la Gardienne.
La créature qui se dressait devant eux ne ressemblait en rien à ce qui vivait sur Terre, alors qu'on avait tout de même découvert de bien étranges choses. Haute de plus de deux mètres, elle ne possédait ni nez ni yeux. Une surface semblable à un lac gelé ornait sa peau. Elle n'avait pas de plis et de rides ; son corps ne reflétait que la vision vide d'une enveloppe sans vie : elle ne vivait pas, elle observait. « Quel triste sort... »
- La Gardienne de quoi ? persista Rebecca en se crispant légèrement.
- Du chemin reliant l'Ici au monde Papillon.
- Je... Le monde Papillon ? Vous vous moquez de moi.
- Je ne le permettrais point.
L'Allemande, abasourdie, s'affala sur un fauteuil derrière elle. On la devinait profondément bouleversée et choquée, comme si ces croyances avaient été remises en question.
- Ce monde existe ?
- Quelle question !
« Le monde Papillon » pensa Nicolas en se grattant la tête. « Cela me dit quelque chose... N'est-il pas considéré comme l'un des quatre Puissants Royaumes ? Si, il me semble. Heureusement, les spécialistes de la Magie que j'ai rencontrés au cours de mes mission m'ont déjà parlé de ces mondes... D'après eux, les Puissants Royaumes règnent sur l'Univers et imposent leurs lois aux autres peuples. Le monde Papillon en fait partie, mais on compte aussi les Magiciens, l'Inerte, et la Bibliocratie. Mais comment diable, cette gardienne a-t-elle fini sur la planète Terre ? » Le blond sortit confus de cette réflexion.
- Eh bien, Gardienne, commença-t-il. Nous allons avoir besoin d'explications. Pour commencer, que désignez-vous par « l'Ici » ?
- L'Ici, coupa Rebecca en se redressant, est le nom sous lequel la Terre est connue par les autres mondes. Je pense que vous le deviniez, mais notre chère planète est très en retard sur le plan magique, comparé à d'autres royaumes, comme le monde Papillon. Sans pour autant s'être manifestés à nous, de nombreux peuples connaissent déjà notre existence, et nous ont baptisés l'Ici. Marrant, lorsque l'on connaît la signification de ce mot pour les Terriens.
La fée semblait bien renseignée.
- Je reconnais l'aura des humains, intervint l'extraterrestre, mais pas la vôtre, fille aux longs cheveux. D'où venez-vous ?
- Je me prénomme Rebecca. Même si mon physique se rapproche d'un être humain, je n'en suis pas un : je suis une fée. Connaissez-vous ces créatures ?
- Vaguement... Il me semble qu'il y en a quelques-unes chez les Magiciens. Vous possédez des ailes, c'est bien cela ?
- Exactement ! Et oui, il se peut qu'il y en ait chez les Magiciens. Le climat, là-bas, est totalement propice à notre développement. Il se rapproche de quatre-vingts ferdin, d'après ce que j'ai lu...
- Vous connaissez nos unités ? s'étonna la Gardienne. Vous êtes quelqu'un de visiblement très cultivé, et l'importance que vous accordez à nos mondes est très flatteuse.
- J'apprécierai vraiment rejoindre les Magiciens, un jour. Mais j'y pense, voulez-vous peut-être du thé, ou vous asseoir ?
« Du thé ! » Nicolas éclata intérieurement de rire. Tout comme April, il était complètement largué par la situation. Il fallait dire que voir Rebecca Hartleben, habituellement hautaine et dévalorisante, avec des étoiles dans les yeux, tel un enfant recevant ses cadeaux de Noël, avait de quoi être amusant.
Ils allèrent s'installer dans le petit salon très cosy du rez-de-chaussée. C'était une pièce accueillante bien qu'à la décoration étouffante : la tapisserie fleurie, aux tons doux mais condensés emprisonnait la salle grâce à ses motifs de lianes. Rebecca, posée sur le canapé, croisa ses jambes et demanda à la Gardienne de lui raconter son histoire.
- Mon histoire ?
- Oui ! D'où viens-tu ? Comment t'es-tu retrouvée ici ? As-tu un autre nom que « Gardienne » ?
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