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Nous étions le 24 octobre, le manoir de Los Angeles était habité pour le troisième jour consécutif. Rien de particulièrement surprenant ne s'était produit ce jour-là- pour ainsi dire, cette journée se rapprochait plus de l'ordinaire que de l'extraordinaire. Lors d'un combat aussi impromptu qu'amical, Nicolas avait affronté Rebecca, elle l'avait vaincu grâce à un ingénieux stratagème, et une fuite sous un évier avait inondé le cinquième étage, le rendant désormais interdit d'accès.

L'après-midi se déroulait tranquillement. L'orgue faisait toujours de l'œil au New-Yorkais. On avait trouvé une liasse de billets derrière un tableau et exploré le passage secret : il menait à un magnifique cabinet de curiosités. À dix-neuf heures, Nicolas aperçut Av accoudé sur un balcon, à regarder mélancoliquement le paysage. « Certainement une pause cigarette » déduit alors le blond en se remémorant la dernière fois où il en avait eu une en bouche. Juste avant l'assassinat de ses parents... Ces souvenirs lui tordirent les entrailles, et l'homme se sentit nauséeux. « Pourquoi mon cerveau réagit-il ainsi à l'évocation de ce souvenir ? J'ai l'impression que j'ai associé sans le vouloir le tabac à ma tristesse. » Il s'inquiéta. « Cela signifie-t-il que je ne suis pas assez fort mentalement pour surpasser ce traumatisme ? J'ai pourtant vu des choses bien plus horribles... » Nicolas comprit alors qu'il s'agissait d'une faiblesse. « Je dois y remédier », pensa-t-il avec détermination.

En deux temps, trois mouvements, il rejoignit Av sur le balcon. Un vent chaud s'engouffra dans sa chemise, et cela le fit frissonner. En face, on apercevait les majestueux gratte-ciel de la ville, ils paraissaient si luxueux que même cette immense villa n'arrivait pas à leurs chevilles.

- Quatrième jour de sursis...

Av n'avait même pas pris la peine de se retourner. Nicolas s'approcha alors et se posa près de lui. Après un lourd silence, il prit la parole :

- À quoi penses-tu lorsque tu réalises qu'il nous reste potentiellement quatre autres jours avant de mourir dans d'atroces souffrances ?

L'autre tapota sa cigarette avec son doigt pour faire tomber la cendre, puis la coinça entre ses lèvres.

- Rien, répondit-il. Je n'y pense pas.

- N'assumes-tu pas la vérité, c'est-à-dire une probable fin de l'humanité, comme tous les autres super-héros ? C'est une réaction étonnante pour quelqu'un de ton calibre.

Le titan, d'un air gêné, tripota le bord de la balustrade et balaya maladroitement quelques papillons morts.

- Ce n'est pas cela qui me tracasse... dit-il enfin, comme à regret. C'est simplement le concept de mourir qui me dérange. Je n'aime pas ce genre de sujet, alors je n'y pense pas. Tu sais, Nicolas, le problème ne vient pas de moi, tout le monde dans ce corps a peur de, enfin, tu vois... Je crois que nous avons tous été un peu traumatisés.

- Quand ?

- Cela remonte à nos seize ans. April-Avril ne s'appelait pas encore comme ça et son esprit ne s'était pas totalement dissocié comme aujourd'hui. J'existais déjà, je crois - j'ai l'impression d'avoir toujours existé, pour dire la vérité. D'autres aussi, il me semble. Il y avait April, Ludmilla, et Shawn. C'est tout. C'était l'époque où la personnalité initiale avait encore le contrôle de ce corps... Puis, tout a basculé...

Av tremblait et au fur et à mesure qu'il racontait son histoire, son visage devenait livide. Nicolas se sentait mal à l'aise et hésitant. Il posa maladroitement une main réconfortante sur l'épaule de son camarade, et puisqu'il n'eut pas le courage de mettre un terme à la conversation, il l'invita à poursuivre.

- Qui était la personnalité initiale ?

- Noah.

- Où est-il désormais ?

- On ne sait pas trop. Il est quelque part là-dedans, commença-t-il en pointant sa tête de la main. Certains disent qu'il est en état de mort cérébrale, car la voiture qui l'a percuté roulait vite. Moi, je pense que cet accident est ce qui l'a fait fuir : il a eu si peur de mourir qu'il s'est caché. Il s'est caché derrière nous tous. Il voit tout, mais il n'ose pas reprendre le contrôle du projecteur. Et je crois que... Je crois que les autres ne veulent pas qu'il revienne. Cela m'attriste beaucoup car nous avons tous compris la même chose, mais personne n'est réellement prêt à l'accepter.

Il soupira longuement et recracha à nouveau la fumée de son mégot. Un silence s'installa, et les deux hommes n'eurent plus qu'à regarder le ciel en rêvassant de ce qu'allait être le lendemain. La luminosité baissait, on pouvait dire du paysage que ses couleurs s'apparentaient à celles d'une aquarelle tant il était majestueux.

- April dit que No est en vie avec sursis, et que nous sommes ce sursis. Elle affirme aussi que lorsqu'il reviendra, on passera tous, je cite : « à la guillotine ». C'est charmant mais surtout faux. Nous sommes tous persuadés que cela est faux. April crée la zizanie entre nous, et s'en délecte. Elle fait peur aux plus faibles. Sans vouloir exagérer la situation, je pense qu'elle installe sa petite dictature. Tout est si compliqué, tu sais.

- J'imagine...

- Lorsque j'étais plus jeune, il m'arrivait de me réveiller dans une salle de classe, dans un avion, dans une chambre qui n'était pas la mienne, ou avec des gens que je ne connaissais pas. Ah, je te jure, une fois je me suis réveillé dans un avion en direction de Paris. C'était éprouvant. C'était en fait Ludmilla qui avait pété les plombs et qui avait décidé de quitter l'Amérique et de changer d'identité. Quoi qu'il en soit, c'était une époque où personne ne contrôlait réellement le projecteur, et je pense que c'était douloureux pour tout le monde. Nicolas... Non, tu n'imagines pas. Tu n'imagines pas la cruauté des gens dans les quartiers pauvres, tu n'imagines pas le nombre de difficultés rencontrées quand on a un pète aux neurones, tu n'imagines pas le comportement de la société quand on est différent. En plus de cela, j'ai des pouvoirs magiques. Des pouvoirs magiques. Moi qui suis instable mentalement et moralement - sans oublier mon métabolisme qui délire -, j'ai des pouvoirs magiques. Incroyable, tu ne trouves pas ? J'ai fait des choses dont tu n'as pas idée. Des choses que je ne suis même pas certain de regretter aujourd'hui. Ça me désole et me fatigue à la fois.

« Pourquoi me raconte-t-il tout cela ? » se demanda Nicolas sans oser l'interrompre. « Nous nous connaissons à peine ! Je pourrais dévoiler tous ses secrets au premier venu, cela ne l'inquiète-t-il pas ? » Mais au fond de lui, le New-Yorkais savait que le problème était tout autre : il ne voulait pas écouter les problèmes d'Av, il ne voulait pas servir de psychiatre. L'homme tenait en horreur tout ce qui se rapprochait de près ou de loin à la psychologie. Soudainement, il n'eut plus du tout envie de vaincre ses traumatismes... Décidément, replonger là-dedans était trop difficile. Il devait mettre un terme à la tirade de l'autre, quite à paraître désobligeant.

- C'est une histoire navrante, Avril. Et je ne sais comment réagir. Ne m'en veux pas...

Il se détacha lentement de la balustrade, et résista à l'envie de décamper aussi vite qu'un lapin. « Un peu de tenue. » À côté, Av avait les nerfs en pelote, et il vira au rouge. La réaction de l'homme s'apparentait à une douche froide.

- Tu es comme les autres, Nicolas : tu fuis ! Même les gens « de ton calibre » sont des lâches. C'en est... navrant, comme tu dis. De quel droit te considères-tu comme un super-héros, si tu es incapable d'aider les autres ?

- J'aide les gens, Av, et ne deviens pas trop borné pour le reconnaître. Être ici, avoir été chargé par les chefs d'État de sauver la planète, s'entraîner jour et nuit pour être enfin prêt à affronter l'inévitable, qu'est-ce, sinon aider l'humanité entière ?

- Oh, mais l'humanité n'a pas besoin de cette aide-là, Nicolas... Ne l'as-tu pas encore compris ? Je pense que l'Armée peut très bien défendre la population. Non, en fait je pense que ce qui inquiète les chefs d'États, ce sont les conséquences. Combien de bombes nucléaires seront nécessaires ? Combien de soldats devront mourir ? Ouvre les yeux ! Nous avons été choisis uniquement pour faire passer la pilule.

Alors, il ouvrit largement les bras et cria d'une voix joyeuse :

- « Hommes et femmes, nos super-héros n'ont pas réussi à vaincre Arthur. Dommage ! Une partie de vous sera donc sacrifiée, c'est le seul moyen ! »

Nicolas prit peur et recula. Il risquait de faire appel à sa magie, si la conversation ne redescendait pas d'un cran. Cependant, lui aussi était passablement énervé, et il n'avait aucune envie de se faire marcher sur les pieds.

- Av, si tu as peur de la mort, il ne fallait pas faire ce métier-là, dit-il d'un ton glacial et accusateur.

- Tu penses réellement que c'est moi qui ai choisi de m'engager là-dedans ? J'ai eu le malheur de sauver la vie de notre cher président.

- Pardon ?

- Tu as beau faire des allers et retours dans la maison blanche, il y a beaucoup de choses qui te sont cachées. Les noms des ennemis du gouvernement américain, par exemple. Ou bien même les noms des maladies cardio-vasculaires qui touchent notre chef d'État.

- Combien de fois faudra-t-il que je vous répète que je ne suis pas dépendant d'un quelconque gouvernement ? s'agaça le blond en croisa les bras sur sa poitrine. Si l'État américain veut me cacher des choses, eh bien, libre à lui ! Tant que cela ne me concerne pas directement, je m'en moque. Je ne suis pas le seul super-héros des États-Unis, d'autres que moi peuvent se charger de détourner les attentats qui visent le président ! Av, tu m'ennuies.

Sur cette parole, Nicolas tourna sur lui-même et quitta le balcon sans demander son reste. Les remords le secouaient déjà : il n'aurait pas dû réagir ainsi. À cause de son comportement immature et de ces propos blessants, il avait envenimé la situation. « J'ai été incapable d'aider Av, alors qu'il voulait simplement que je l'écoute », pensa-t-il, chagriné. « Il a raison : je ne suis pas un vrai super-héros. » Tout de même, pourquoi son camarade avait insisté pour lui raconter ses problèmes et le mettre dans une situation aussi délicate ? Le comportement humain était plein de mystères, et Nicolas ne voulait pas les éclaircir.

« Pourquoi a-t-il fallu que l'assassin de mes parents soit atteint de démence ? Pourquoi a-t-on voulu m'obliger à le pardonner sous prétexte qu'il n'était pas dans son état normal ? »

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