2 bis
- Bonjour.
Alors que Nicolas traversait un petit salon sous les combles du château, un homme solidement construit l'accosta. Il mesurait indéniablement plus de deux mètres et était chauve - mais les tatouages sur son crâne donnaient au contraire l'impression d'une abondante chevelure. Vêtu de vêtements à la fois classiques, hippies, grunges, adolescents, et chics, il donnait l'étrange impression de devoir plaire à plusieurs personnes en même temps.
- April-Avril ? déduit Nicolas.
- Non, moi c'est Riley.
- Comment ça ?
- Oh... Ils ne vous ont pas mis au courant ?
- Au courant de quoi ? s'étonna Nicolas qui commençait à trouver cette journée stupidement loufoque.
L'autre soupira :
- Hartleben semblait pourtant bien renseignée.
- Je crois qu'elle obtient certaines informations de manière politiquement incorrecte, si vous voyez ce que je veux dire.
- Oui, bien sûr ! Elle m'a paru assez, disons... assez provocante. Elle m'a l'air d'être une femme complexe.
Nicolas haussa les épaules. En général, il préférait ne pas s'aventurer sur le chemin de la psychologie, et évitait ces sujets car ils le mettaient mal à l'aise. Des gens étaient tristes, d'autres heureux, très bien : savoir cela lui suffisait.
- Vous avez sans doute raison, Riley.
- C'est qui, Riley ?
- Quoi ?
- Riley, c'est qui ?
- Qu'est-ce que vous racontez ? C'est vous, Riley ! Il y a à peine cinq minutes, vous m'avez dit vous appeler ainsi !
- Je n'ai jamais dit ça ! s'exclama l'autre, visiblement apeuré et au bord des larmes. Vous êtes qui, monsieur ?
- Mais...
- Laisse, Nicolas, dit une voix derrière eux.
Cet accent si particulier ne laissait aucune place à la méprise : Rebecca les avait rejoints. Accoudée contre l'encadrement de la porte, elle les toisa avec un sourire malsain. Ses longs cheveux maintenus par un élastique dégageaient son front, et à la lumière du lustre, sa peau se colorait d'un teint exquis et délicat.
- Depuis combien de temps êtes-vous là ? rétorqua Nicolas en serrant les poings.
Elle l'ignora superbement :
- Il est atteint d'un trouble dissociatif de la personnalité. Autrement dit, plusieurs identités, ou états de personnalités, prennent tour à tour le contrôle de son comportement. Quarante-sept, en tout.
- Quarante-sept identités dans un seul corps ? s'étonna le blond.
Elle hocha simplement la tête, avant de lui expliquer que certaines de ses identités n'avaient pas conscience de l'existence des autres, et que cela devenait très embêtant lorsque l'une d'entre-elles prenait le contrôle du projecteur.
- Le projecteur, disait le géant, c'est quand on sort dans le monde réel. On dit qu'on est « sous le projecteur ». Et il y en a qui n'ont pas le droit d'être sous le projecteur. Ils font des bêtises.
- Mais comment t'appelles-tu ?
- Shawn, monsieur.
- Dis-moi, quel âge as-tu ?
- J'ai onze ans, monsieur.
Rebecca parut surprise, mais elle ne dit rien, ce qui soulagea Nicolas car il craignait qu'elle adopte un comportement psychophobe.
L'Allemande se déplaça dans la pièce lentement et avec agilité ; aucune latte du parquet ne grinça lorsqu'elle bougea. Elle secoua les lourds rideaux de velours, et révéla au grand jour un magnifique paysage nocturne : derrière la vitre un peu sale de la fenêtre, on voyait l'éclat de la lune danser sur la surface d'un lac, et les lumières de Los Angeles, au loin, briller de mille feux.
- Eh bien, le paysage est vraiment exceptionnel, soupira-t-elle en dépoussiérant le rebord de la lucarne machinalement.
Nicolas vit quelques papillons desséchés tomber sur le sol, ce qui l'étonna.
Le petit Shawn leur proposa alors de leur présenter sa « grande sœur », ce qui enthousiasma les deux autres, tout en les laissant perplexes. Aussitôt, les yeux du géant semblèrent rouler dans leur orbite, et il fut parcouru de tremblements.
- On dirait qu'il entre en transe, s'étonna Rebecca, des étoiles dans les yeux.
La posture d'April-Avril changea du tout au tout : elle devint plus délicate, plus féminine, plus gracieuse. On devinait aisément que le petit Shawn était parti, et qu'on avait maintenant affaire à une tout autre personne.
- Vous vouliez me voir, il me semble ? Enchantée. Je suis April.
Cette voix aiguë et hautaine surprit Nicolas : « une femme ? »
- Hum... Oui, répondit poliment le blond. Enchanté de faire votre connaissance, April. Je suis Nicolas Moor, et voici Rebecca Hartleben.
- Qui avez-vous rencontré avant de m'appeler ? Shawn, il me semble ? J'espère que vous ne l'avez pas traumatisé, il est un peu fragile, émotionnellement parlant. Edmund ? Benjamin ? Erin ?
- J'ai fait la connaissance d'un certain Riley.
- Ah, oui ! Riley. Il est assez lunatique, quand il s'y met.
Rebecca agita sa longue chevelure d'un mouvement de tête dégourdi.
- Êtes-vous l'esprit principal d'April-Avril ? demanda-t-elle abruptement.
- Cette remarque est très indélicate : je ne suis pas un esprit, mais bien une personne à part entière. Une femme, pour être exacte, et je vous prierais de ne pas vous tromper dans les pronoms. (Elle sourit de toutes ses dents.)
- Oh, excusez-moi.
- Je resterai sous le projecteur le temps que je jugerai nécessaire. Il n'y a pas de personnes principales, ici. Ce corps est simplement mon éponyme car c'est moi qui suis chargée des relations avec l'extérieur, et m'appeler ainsi facilite le tout et évite les erreurs.
Un silence gênant prit place. Rebecca installait volontairement une ambiance désagréable, et il aurait été malvenu que la Terre entière souffrît de la mauvaise volonté d'un de leurs super-héros. Nicolas soupira, fatigué par la semaine qui se profilait à l'horizon.
L'homme blond brisa le silence et mit April au courant des soupçons que l'agent secret portait à leur égard. Interloquée, elle répondit :
- Vous vous querellez à propos de ces futilités diplomatiques, alors qu'un énergumène a menacé de tous nous tuer ? s'empourpra-t-elle en fixant l'Américain d'un air ahuri. Mais où avez-vous la tête ? Peut-être que votre mort vous importe peu, mais dans cette situation, c'est bien plus que ça qui est en jeu ! La vie de nos amis, de notre famille, de tous les êtres humains est entre nos mains.
Nicolas la regarda un instant, sans oser ouvrir la bouche et se défendre.
Et sans prévenir, tout l'espoir que l'humanité avait placé en lui s'abattit sur ses frêles épaules.
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