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Lorsque Nicolas Moor se rendit à Los Angeles et qu'il se présenta devant la villa mise à sa disposition par l'État américain, le portail d'entrée, laissé entrouvert, l'invitait à avancer. L'endroit était désert, et la pelouse portait encore les séquelles d'une récente sécheresse. On ne saurait dire si le lieu avait été laissé à l'abandon, ou si quelqu'un l'habitait encore, car bien que les mauvaises herbes eussent repris possession du potager, il fallait bien avouer qu'une certaine majesté se dégageait du domaine.
L'homme, à qui on ne donnait pas encore trente-cinq ans, marchait avec nonchalance, pas vraiment impressionné par l'immensité du jardin qui se dessinait devant lui, et qui était jusque-là caché par une colline. Au loin, les lumières des casinos se reflétaient sur les nuages et se mêlaient à la lueur orangée du coucher de soleil. Les basses de certaines boîtes de nuit mal insonorisées résonnaient jusqu'ici et couvraient les bruits de pas de Nicolas. Une atmosphère lugubre et décalée régnait.
Moor n'avait honnêtement pas la carrure d'un super-héros : de taille moyenne, fin comme un haricot, on l'imaginait mal s'imposer devant un quelconque super-vilain. Les traits de son visage et le blond soyeux de ses cheveux formaient un tout harmonieux et lui donnait l'air d'être un peu perdu dans le monde adulte. À vrai dire, Nicolas ressemblait à un enfant.
La porte d'entrée de la demeure n'était pas fermée à clé, ce qui intrigua l'homme. À l'intérieur, le luxe et la démesure occupaient une place importante de l'immense hall : le lustre au plafond, assorti de diamants, équivalait à coup sûr la valeur théorique de la Joconde, la cheminée, en face, ornait le mur grâce à d'incroyables gravures qui dataient certainement de la Renaissance, les peintures placardées aux murs - si on s'approchait un peu, on voyait que certaines étaient signées par Picasso, Michel-Ange, et de Vinci ! - étaient des chefs-d'œuvre à la fonction totalement ostentatoire, et toutes ces observations s'appliquaient aussi aux canapés, à l'écran télévisé 128 pouces, aux tapis sur le sol qui prenaient la poussière, aux sculptures cachées un peu partout, à l'orgue dans le coin là-bas... ! « L'Américain n'y est pas allé de main morte », s'inquiéta l'homme en enlevant son élégant chapeau haut-de-forme.
Et à peine s'avança-t-il un peu plus dans le castel qu'il remarqua une femme, assise sur un fauteuil en cuir, qui semblait l'attendre patiemment.
- Nicalas Moor...
- Mon prénom se dit « Nicolas ». Et on ne prononce pas le « s », reprit-il en posant ses valises à ses pieds, peu touché par cet échange.
Elle leva les yeux au ciel, agacée qu'on la reprenne ainsi, et s'approcha de lui d'une démarche assurée. Grande et mince, on voyait au premier coup d'œil qu'elle possédait une forte opinion d'elle-même, et sa tenue aguichante ne disait pas le contraire. Un maquillage abusif soulignait son regard bleuet ; elle avait décidément tout pour être intimidante. Le blond se demanda dans quelle case la mettre et hésita un instant sur la manière de se comporter avec elle. Il opta finalement pour une approche courtoise et humble, se contentant de dire :
- Rebecca Hartleben, je suppose ?
- Haéoe iufçéa fa'ze çzuazà iy'h'sfgzràeùgze uàygi.
- Je ne parle pas allemand.
Un sourire carnassier étira ses lèvres ; elle le reprit :
- Ce n'est pas de l'allemand.
- Qu'est-ce, alors ? s'étonna Nicolas, fronçant les sourcils.
- L'Ancien Langage Féérique. Vous connaissez ?
- Vaguement. Il était couramment employé avant la Chute de l'Empire, n'est-ce pas ? Je sais aussi que seuls les loups-garous, les elfes, les centaures et d'autres créatures semblables l'utilisent de nos jours. Parlez-vous parfaitement cette langue ?
- Je fais encore quelques fautes de grammaire et de conjugaison, répondit-elle modestement en se refusant des éloges bien mérités. Mais dans l'ensemble, oui, je suis capable de l'utiliser avec aisance et justesse. J'en ai besoin pour traduire les messages codés envoyés des autres mondes.
Nicolas hocha la tête, plaçant d'emblée cette fille dans le groupe des intellectuels. Quelques minutes plus tard, alors qu'il s'était dévêtu de son manteau, Rebecca Hartleben lui demanda :
- Avant d'arriver ici, on m'a mise en garde contre toi, mais sans m'en dire plus. Peut-être me dois-tu des explications ?
- Ah ? soupira le blond qui commençait à se familiariser avec les lieux. Je pensais que l'Allemagne avait oublié cette vieille querelle. Cela date du passé et ne mérite pas qu'on s'y attarde.
L'Allemande croisa les bras sur sa poitrine et dans son mouvement, Nicolas aperçut la crosse d'une arme à feu.
- Elle l'a oubliée. Je n'ai trouvé aucune trace de la moindre discorde entre toi et mes supérieurs, continua-t-elle en le scrutant d'un regard dur.
- Je ne vous dois rien, et je ne vais rien vous dire. Je n'avais de toute manière pas l'intention d'aborder ce sujet, et cela ne risque pas de changer puisque vous êtes manifestement un agent secret au service de l'État allemand.
- Et je ne le cache pas. Contrairement à certains.
- Je ne suis pas dépendant d'un quelconque gouvernement. Et votre expression faciale m'indique que vous êtes peu convaincue par mon affirmation. Vous ne changerez pas d'avis, n'est-ce pas ? Dans ce cas, le débat est clos. Sachez simplement que je refuse que cette affaire d'Apocalypse prenne une tournure politique.
Nicolas mit brutalement fin à la discussion en quittant la pièce. Cet entretien l'avait passablement irrité : il avait toujours pris soin de n'être jamais soumis à un gouvernement, et on l'accusait précisément du contraire. Imaginer qu'il aurait trahi ses propres principes l'agaçait.
Sans se poser plus de questions, il entreprit de visiter l'habitation pour trouver une chambre où poser ses valises. Les couloirs qu'il traversa révélaient une élégance rare et une décoration minutieuse : bien que l'endroit appartînt désormais à l'État américain, on devinait aisément que dans le temps, quelqu'un s'en était occupé avec attention, ou qu'il s'en occupait toujours...
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