6. Elyse

C'est la première et principale émotion chez les êtres humains selon moi. L'homme est une proie, entraînée à chasser pour ne pas être chassée, tuer pour ne pas être tuer, infliger la douleur pour ne pas souffrir. La douleur est un signal émis par le corps à cause d'un dysfonctionnement des organes. Si je n'ai pas mal, comment je sais que quelque chose ne va pas ?

Ce que tu penses est relié à ce que tu ressens. La douleur prouve que l'on est vivant. Elle est importante, et elle se décline : la douleur physique due aux blessures, qui n'est pas une émotion, la douleur mentale due à la torture psychologique comme les prisonniers de guerre, et enfin la douleur que je surnomme sentimentale, avec tout ce qui est relié au coeur, que je sépare de la douleur psychologique.

C'est pour cette raison que je veux commencer par lui enseigner celle-ci.

Mon objectif est simple : la douleur peut, dans d'extrême cas, déclencher une avalanche d'autres émotions et ainsi faire énormément progresser cette histoire. Si cette simple émotion peut débloquer toutes les autres, cela m'arrangera vraiment beaucoup... C'est vrai que j'ai accepté d'être sa professeure, mais je ne m'imaginais pas autant de difficultés ! Troyan est un élève patient, ce qui est un bon point. Il est calme, attentif, peut-être même un peu trop, ce qui peut parfois sembler effrayant.

Il reste toujours immobile, fixant un point à côté de moi, avec un sérieux air de psychopathe à quelques instants. Quant à moi, bégayant et essayant d'expliquer en quoi consiste la douleur, je n'ai pas trouvé mieux que de rouvrir ma plaie dû à la balle à force de gesticuler pour essayer de mettre ma maigre théorie en pratique, m'arrachant au passage un cri. Ce n'était pas volontaire, mais finalement, cet exemple est bienvenu, malgré les nombreux spasmes qui secouent mon corps à cause de la douleur. À un moment, je tousse même un peu de sang dans ma main, me faisant souffler.

En m'entendant gémir, c'est à peine si Troyan a bougé. C'est définitivement plus glauque que ce que je pensais ce programme MEMORIAE. Avec une grimace, je réussis à m'asseoir à côté de lui et il tourne enfin la tête vers moi, découvrant la blessure de ses yeux vide et inexpressif. Il semble l'étudier silencieusement, et je ne sais pas quoi dire, les mots restant coincé dans ma gorge et ma tête étant pratiquement vide de pensée.

- Donc la douleur, c'est lorsque tu saignes et que tu cries ?

La voix sans ton de Troyan me sort de ma rêverie et je hoche rapidement la tête. Difficile pour lui de décrire ce qu'il vit depuis déjà deux ans et qu'il ne ressentait pas physiquement. Moralement par contre, je commence à découvrir un jeune homme beaucoup plus brisé que son apparence le laisse paraître.

J'ai essayé d'en savoir plus sur lui, sur son passé, mais il se renferme sur lui-même à la moindre question, comme s'il avait vécu trop de choses douloureuses pour en parler. C'est assez étrange, mais c'est ce qui me fait l'apprécier, le fait qu'il ne parle jamais de lui, et qu'il ne pose aucune question sur mon passé non plus. Nous sommes deux étrangers essayant de survivre ensemble.

- La douleur, c'est ce tiraillement que tu as au cœur quand un de tes amis meurs, ou lorsque quelqu'un te rejette.

Ma voix, d'ordinaire plus enjouée, et totalement éteinte. Troyan de tourne vers moi, comprenant que sa question m'a bouleversé. Il reste silencieux, respectant mon besoin muet de silence. Je me ferme totalement, essayant d'ignorant les images de Kerry mourant qui affluent et s'entrechoquent dans mon cerveau.

Soudainement, sans en comprendre la raison, un bâton vient s'écraser sur mon visage dans un bruit sourd. Choquée, je pose ma main sur ma joue douloureuse en découvrant Troyan souriant, bâton à la main. Mais qu'est-ce qui lui prend ?

Je le vois lever le bâton à nouveau, et je comprends qu'il veut essayer, il veut s'entraîner. Alors je saute sur mes pieds en essayant au mieux d'ignorer la douleur tenace dans ma poitrine, et finit par m'arrêter après m'être pris quelques centaines de coups de bâtons sur diverses parties du corps.

Troyan ne ressent peut-être rien, mais niveau technique de combat, c'est le plus fort de nous deux. Comment un manque de sentiment peut te rendre imperméable aux coups ? Je crache un peu de sang dans la pelouse. Nous n'avons pas quitté la forêt, restant le plus caché possible afin de ne pas subir de nouvelle attaque, à laquelle je ne survivrais pas sans un entraînement décent.

- Tu veux que je t'entraîne ?

Sa question me porte à croire que j'ai pensé tout haut, ce qui me fait souffler. Mon esprit et mon corps ne sont toujours pas coordonnés en 19 ans de vie ! Mais quelle honte.... Je me relève et le regarde. Il a beau avoir deux ans de plus que moi, il semble plus jeune. Ce qui le trahit, ce sont ses muscles que l'on parvient à imaginer sous son haut blanc mouillé par la transpiration, et les coups sur ses bras. Comment quelqu'un d'aussi rapide peut s'être prit des coups ?

- Pourquoi pas. Attends deux minutes.


Je ferme les yeux et me détourne quelques instants afin de changer mon bandage désormais trempé de sang pour un propre qui s'imbibe aussitôt de sang. Troyan me regarde lorsque je me retourne, examine mon t-shirt et plante ses yeux bleus dans les miens. Sa main retire la mienne du bâton que je viens de prendre avec une sorte de regard sévère. Je le fixe, interloquée.

- Je vais t'emmener à l'hôpital, tu as besoin de soin.

Je sursaute, surprise, et me fige. Mais il est malade ? Je suis recherchée par le Gouvernement, et il veut m'emmener dans l'un des endroits les plus sécurisé de la ville ? Je remets ma main sur le bâton et le fait tourner lentement autour de moi, comme une sorte de défense contre des ennemis invisibles, forçant Troyan à reculer. Mes yeux bruns foncés lancent des éclairs en direction des océans agités en face de moi. Visiblement, l'énervement n'est pas quelque chose que l'on retire aux soldats. On pourrait même croire qu'il est décuplé. Je me sens obligée de me calmer malgré mon envie de lui coller ma main sur le visage avec ma force de mouche.

- Certainement pas ! Je suis recherchée au cas où tu l'as oublié !

Il se détend et sourit mais sans vraiment le vouloir, pour essayer de me rassurer je suppose ? D'ailleurs, son sourire est vraiment faux, et cela se voit à des milliers de kilomètres. Si quelqu'un me voit avec lui, on comprendra qu'il est un membre de l'armée, et moi non, et nous serons suspectés immédiatement. Il s'approche, bâton à la main, et arrête le mien. Se décide-t-il enfin à reprendre l'entraînement, laissant ma blessure saigner tranquillement ? Je souris, avec un vrai sourire juste pour lui montrer la différence.

- Tu as peur ?

Dans sa bouche, l'utilisation de ce mot semble totalement dérisoire, c'est pourquoi je me contente d'un petit ricanement avant de lever les yeux au ciel. Évidemment que j'ai peur, mais pas d'eux non, de mes propres réactions... À cause de Kerry, je ne réponds plus ni de mes actions, ni de mes pulsions, et je suis incapable de me maîtriser en plein désert. Alors non, allez à l'hôpital est hors de question.

Je frappe, le bâton fend l'air d'une traite et Troyan pare le coup au dernier moment, ce qui me fait grogner. Vais-je un jour pour le toucher oui ou non ? Je continue, frappe, tourne, souffle, mais Troyan pare presque tous mes coups avec aisance, sans s'essouffler, tandis que je ressemble à un bœuf après un rodéo.

Je suis totalement à plat. Je prends appui sur un arbre et fermant les yeux, attendant que mon rythme cardiaque redescende et que ma vision arrête de se brouiller. Mais en voyant que mon t-shirt contient plus de sang que mon propre corps, je me décide enfin. De toute façon, je n'ai pas vraiment de choix. Il n'y a qu'un seul endroit où je peux recevoir de l'aide sans craindre un raid de l'armée.

- Il faut aller voir Kalen.

Troyan fronce les sourcils et me dévisage. Je ne lui ai parlé de Kalen qu'une seule fois, lorsqu'il m'a demandé comment j'avais appris sa langue. Il m'interroge du regard mais je secoue la tête. Mais c'est impossible, c'est trop tôt, et malgré tout ce qui s'est produit, je ne fais toujours pas confiance à ce brun aux yeux océans.

Je me contente d'une explication brève et synthétique, expliquant que Kalen est un vieil ami qui habite dans le désert, et qu'il est aussi un Torghol. Une part de moi est soulagée à l'idée de le revoir, une autre l'est beaucoup moins. Après tout, je suis partie sans donner de raison, ils m'en veulent sûrement... Troyan hoche la tête absente, sûrement à l'idée de revoir l'un des siens. Je le nargue alors avec un petit sourire.

- Tu as peur ?

Il me fusille du regard tout en posant son bâton sur le sol. Comprenant que je n'aurai pas de réponse, je soupire et commence à marcher dans une direction que je pense être bonne. Et si c'est faux, je mourrais là, de toute façon, je n'ai aucune raison valable d'être encore en vie alors que mon frère est mort.

Cette pensée me fait perdre le contrôle et j'envoie mon bâton s'éclater contre un arbre, poussant un cri de rage pour éviter de fondre en larmes. Un jour, Nikyta m'a expliqué les cinq étapes du deuil : le déni, la colère, la tristesse, la rage, et l'acceptation. Et c'est avec horreur que je me rends compte que j'approche de l'acceptation. C'était moi qui devais mourir, c'est moi qui suis morte... Je sens deux mains se poser contre mon abdomen tandis que je tombe au sol, pleurant et criant de rage. Je les sens à peine, laissant toute sa place à la rage.

- Calme-toi, ça va aller...

A qui est cette voix ? Et qui me tient comme ça ? J'enlève les mains de mon abdomen qui saigne toujours. Je me retourne brusquement, et ma main s'écrase avec violence sur le visage de l'ennemi, le laissant déstabilisé. Profitant de ce court répit, je lance ma jambe dans son ventre tout en poussant sur mes bras pour me remettre debout. Malheureusement, il se ressaisit trop vite et lance également ses poings vers moi.

Je me baisse pour les éviter et attrape une branche afin d'envoyer les deux jambes dans sa tête. Il l'évite aussi. Oh, il veut jouer au chat et à la souris ? Et bien jouons. Un sourire malin sur le visage, je grimpe dans l'arbre et me positionne. Ainsi, lorsque l'autre personne revient, je saute directement sur son dos, le faisant tomber au sol. Je roule et me redresse en même temps que lui. Il a de sacré réflexe ! Je ne vois plus son visage, la rage l'ayant transformé totalement. J'y vois le Gouvernement, l'armée, un ennemi à abattre.

L'autre lève les bras et s'approche de moi, tentant sans doute de m'attraper. L'adrénaline m'aide à l'éviter, mais sa jambe dans mes côtes, non. Je m'arrête, choquée et titubante. Bordel, mais c'est quoi cette forme surhumaine ?! Et le pire c'est qu'il sourit ! Mes yeux reconstituent rapidement le visage de Troyan et j'ouvre de grands yeux. Oh non !

- Tu as raison, il ne vaut mieux pas t'énerver. On y va, ou tu comptes me refaire le portrait ?

Son ton dérisoire cache un peu de fierté. J'ai en effet réussi à lui laisser une vive trace rouge sur la joue, ainsi qu'un bleu au niveau du front, où mes pieds ont frappé. Ses yeux se posent sur mon ventre où ma blessure coule toujours. La douleur avait disparue grâce à l'adrénaline. Je souffle, appuyant mon poing contre afin d'arrêter l'hémorragie avec les moyens du bord.

- On y va.

Troyan me montre le chemin, à l'opposé de là où j'allais, l'expliquant que c'était la direction du désert surnommé "La Mort", donc là où vit Kalen. Je le remercie et me met en marche, lui sur mes talons.

Mon Dieu, comment peut-il rester aussi calme alors que j'étais à deux doigts de le battre à mort ? Je m'en veux tellement, le regret, la culpabilité m'envahit. Troyan regarde autour de lui, son arme à feu en main. Il veille sur nous deux.

C'est ce que je ne comprenais pas : nous sommes deux étrangers, et pourtant, l'un sans l'autre, nous serions morts. Nous sommes deux puzzles incomplets, mais certaines de nos pièces sont communes. Troyan me soulève et me met sur son dos, afin d'atteindre notre destinataire plus vite. Je n'arrive même pas le remercier, de me sauver la vie une deuxième fois. Je souffle et mes yeux se ferment. Nous approchons du camp, je sais que je vais à la maison, je peux enfin me détendre.

- Merci Troyan.

Je murmure ces derniers mots avant de m'endormir sur son dos, la tête posée sur son épaule. La douleur s'est tue, je ne ressens qu'une fatigue grandissante. Fatigue qui m'emporte dans les bras de Morphée quelques minutes plus tard.

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