5. Elyse
Je veux redevenir humain. Apprends-moi à être humain. Ces deux phrases tournent en boucle dans ma tête sans que je puisse les en empêcher. Être humain ? Qu'est-ce que cela signifie ? Ressentir ? Est-ce comme cela que ce garçon définit un être humain ? Sur sa capacité à ressentir ou non ? Je lui souris en gardant les yeux plantés dans les siens.
Il a une tâche qui lui va sous l'œil, c'est magnifique. Malheureusement pour lui, les seules émotions que je m'autorise à ressentir sont la rage et la douleur. Pleurer, crier, frapper. Trois activités qui rythment mon quotidien désormais. Depuis la mort de Kerry, je me sens couler dans un tsunami d'émotions que je ne maîtrise pas.
Quand à ce garçon, je ne peux simplement pas lui faire confiance. Après tout, il vient de l'armée, il est peut-être là pour me chercher et me tuer. Méfiante, je reste sur mes gardes. Je le sens bouger devant moi, ce qui me connecte à la réalité. Il fait toujours nuit, mais je vois le soleil pointer à l'horizon. Visiblement, lui aussi est conscient du temps écoulé vu qu'il se racle la gorge en frappant doucement du pied.
- Tu vas m'aider ou non ?
Il semble nerveux, serrant dans sa main les feuilles qu'il a depuis le début de cette rencontre. Sa respiration est saccadée, son souffle est court, rauque. Une de ses mains passe dans ses cheveux courts. Ses yeux se ferment un bref moment avant qu'il ne me fixe d'un air dur et colérique. Attendez, colérique ? C'est impossible. Il ne ressent rien. Bon, il est peut-être de mon côté, mais rien ne me prouve qu'il n'aille pas me poignarder dans le dos ?
Je dois rester méfiante, mais je me détends pour qu'il puisse lui prendre sa décision. La mienne était prise : je ne l'aiderai pas. Je soupire et secoue négativement la tête. Résigné, il s'éloigne rapidement, me laissant perplexe.
Attendez, est-ce qu'il vient de me laisser en plan ? Juste comme ça ? Il disparut si vite de ma vue que je cru quelque instant à un mirage. Je cligne des yeux et avance dans la même direction que lui, histoire d'être sûre que ce que j'ai vu. Est-il réel ? Quel était son nom déjà ? Troyan ? Je soupire. D'accord, j'ai peut-être exagéré, peut-être a-t-il réellement besoin d'aide ?
Renonçant finalement à la suivre, je m'apprête à faire demi-tour lorsque j'entends un bruit de coup de feu. Ma tête tourne si vite que je m'étonne qu'elle soit restée sur ma tête. Est-ce que c'est Troyan qui a tiré ? Je dois en avoir le cœur net. Je me maudis intérieurement de ma curiosité maladive, surtout lorsqu'il s'agit de bagarre. Fichues hormones détraquées par le deuil. A cette pensée, une torpille fuse et transperce mon cœur si violemment que j'en tombe sur le chemin pourtant à peine éclairer par le soleil levant.
Après avoir retrouvé mes esprits, je grogne et pose ma main sur mon ventre afin de me relever. Un cri de surprise sort de ma bouche en sentant un liquide chaud couler sur ma main à peine posée sur mon abdomen. Je me suis pris une balle ? Mais quel genre de malade a pu me voir entre ces branches ?
Je m'adosse à un arbre pour récupérer, ignorant la douleur qui me perce de part en part. Si Troyan est vivant et qu'il m'a tiré dessus, je lui ferais la peau moi-même. Pourtant, en avançant plus à couvert cette fois, histoire de ne pas me prendre une nouvelle balle, je découvre la scène : Troyan debout, les mains dans le dos, tenu par deux officiers. Les feuilles qu'il tenait sont à terre, devant lui.
Un homme est dos à moi, tendant une arme vers le visage de Troyan, qui n'exprime rien. Certes, il ne ressent rien, mais on joue avec sa vie là ! Visiblement, la balle qui m'a touché est une balle perdue, vu la marque de poudre sur un rocher à côté de l'homme. Il ne sait donc pas que je suis là. Bien. J'ai un avantage.
Sortant des fourrés sans un bruit, je m'approche de l'homme est pose le canon froid de mon arme contre sa tempe. S'il veut jouer, jouons jusqu'au bout. Personne ne m'a remarqué, sauf celui que je menace qui se tend comme une corde. Ah, lui il a l'air de ressentir tout un tas de truc. Une rage obscure m'aveugle quelques secondes en pensant que cet homme pourrait être celui qui à enrôlé mon frère de force, me forçant à le voir mourir sous mes yeux.
Enivrée par cette rage, je retire la sécurité de mon arme, sentant une goutte de sueur froide tomber sur ma main. Je me calme, retirant l'arme de sa tempe. Allez Elyse, calme-toi. Je recule d'un pas, et j'entends ce crétin ricaner en se retournant. A peine achève-t-il son demi-tour que mon poings part droit dans son visage sans que je puisse prendre le temps de l'identifier. Je lance un couteau vers Troyan, espérant qu'il l'attrape, me souvenant -trop tard- qu'il est attaché. Je le regarde d'un air désolé avant que ma vision ne se brouille à cause de la douleur que je ressens, et que j'avais réussi à camoufler.
L'autre prétentieux que je croyais sonner se relève et me frappe dans la jambe. Je pousse un cri de douleur en tombant à genoux, malgré mon cerveau qui hurle de me remettre debout. Je serre les dents et réprime un autre cri, surtout lorsque je vois Troyan se mettre debout, mon couteau à la main. Il me dévisage et mes yeux papillonnent. Oh non, pas maintenant ! Je l'entends hurler mon prénom, qu'il semble avoir retenu, et mon cerveau déconnecte tout. Mon deuxième blackout en l'espace de quelques mois, et je m'écroule sur le sol, inconsciente.
Suis-je morte ? Suis-je vivante ? Où suis-je ? Ces questions résonnent dans ma tête meurtrie et je grimace. C'est bon signe, si je pense et que je ressens la douleur, je suis logiquement vivante. Mes yeux s'entrouvrent avec peine, le soleil est déjà haut dans le ciel. Je crois que je suis seule, je ne vois que des arbres et de l'herbe. Je me remets debout avec difficulté, les yeux mi-clos, les jambes flageolantes. Je manque de retomber, alors je m'appuie contre un arbre. D'un geste lent, je soulève mon top pour apercevoir un bandage autour de ma blessure. Bon, visiblement, on m'a soignée, puis abandonnée.
Cela signifie-t-il que je vais survivre ? A cette pensée, mon cerveau envoie une décharge électrique à travers mon corps, me faisant gémir. Puis, mes oreilles entendent de nouveau, et je perçois un bruit venant dans ma direction. Je cherche pour mon arme, et la pointe dans la direction du bruit, les bras tremblant et la vision brouillée par la fatigue et la douleur que je ressens à ce moment-là. Mon corps n'est plus qu'une plaie géante, entre mes muscles à peine fonctionnels et ma tête bourdonnante.
Cette vision a l'air de faire sourire le garçon qui sort de derrière un arbre. Troyan. Mon arme tombe au sol, comme si je me sentais soulagée. Sa présence indique que c'est lui qui m'a soigné, et que nous sommes donc du même côté. Qui sait, nous pourrions être alliés ? Peut-être pas cependant.
- Je pensais que tu dormais encore. Tu t'es réveillée deux fois en hurlant, sûrement à cause de la douleur. Enfin, tu n'étais pas consciente, c'est juste ton corps qui avait pris la relève.
Sa voix monte jusqu'à mes oreilles et je tente faiblement de répondre, mais mes cordes vocales n'émettent pas un bruit. Je hoche la tête en signe de remerciement et miracle, il semble comprendre. J'ai cru voir un sourire sur ses lèvres, peut-être a-t-il vu cela quelque part et il l'imite ? Je ne vois que cette explication. Je me rassois et souffle. J'aimerai parler, mais cela semble compromis. Je tousse, grogne et tousse encore, si bien que Troyan me dévisage fixement. Il n'est plutôt pas mal en réalité. On peut apercevoir ses muscles à travers son t-shirt qui est couvert de sang. Je remarque que les feuilles qu'il avait sont toujours là, et que mon couteau est également maculé de sang. J'en connais trois qui n'ont pas dû en sortir indemne. Un sourire naît sur mon visage.
- Pourquoi ?
Ma propre voix me surprend. Elle est plus grave, plus rauque, plus brisée aussi. Elle a changé. Troyan s'assoit à côté de moi et hausse les épaules avec un sourire sur ses lèvres. Où a-t-il apprit à sourire ? S'il ne ressent rien, il devrait avoir la même tête qu'une des sculptures de l'Ile de Paques sur Terre non ? Cette pensée m'amuse. Je souris et baisse la tête pour qu'il ne remarque pas mon sourire. Je ne veux pas qu'il me pose des questions, parce que je refuse d'y répondre.
- Je te retourne la question. Pourquoi m'avoir sauvé la vie, surtout après ton refus catégorique de m'aider à devenir humain ?
Je souffle et baisse la tête. Il marque un point. Je n'ai aucune réponse cohérente à lui donner. Je suis l'incarnation de l'incohérence. Quand je prends une décision, on peut être sûr que je vais la contredire une heure ou deux après l'avoir prise. Kerry en était la preuve majeure ! Si j'étais revenue plus tôt, j'aurais largement pu le sauver et le voir atteindre ses onze ans.
- Je suis désolée, c'est juste que... J'ai...j'ai traversé pas mal d'épreuves, et franchement, être humain sur cette planète me débecte. Alors t'aider à en être un... Comment peux-tu le vouloir, si tu dois ressentir la peine, la douleur, la colère, le rejet et l'abandon ? Comment peux-tu penser que la joie, l'amour, le bonheur sont des sensations réelles ? Ce n'est qu'éphémère. En ce moment, je n'aimerai ne pas ressentir, ça serait plus facile.
Tout cela est sorti d'un seul coup, sans que je me contrôle. Mais tout me tombe dessus en ce moment. D'abord Kerry, maintenant Kalen et les enfants, et puis ça... J'en ai assez d'être une cible, d'être humaine finalement. Être humain pour moi c'est ça. Être une cible permanente pour des émotions superflues qui obscurcissent le jugement. Je préférerais mille fois ne rien sentir, pouvoir me murer dans un silence et un vide émotionnel intense, apprécier le fait d'avoir l'esprit vide de toutes pensées, de ne plus jamais sentir mon cœur se déchirer dès qu'une personne s'éloigne ou meure.
- Je ne sais pas ce que tu penses de ne plus rien ressentir. Devoir copier des mimiques faciales sur d'autres personnes pour se fondre dans la masse, sourire quand une personne te salue alors que tu sens sa voix faire écho dans ton corps vide. Je ne suis qu'une coquille vide. Alors même si je dois la remplir avec des choses négatives, j'aimerai qu'elle soit remplie. J'aimerai pouvoir un jour ressentir.
Le silence s'installe, sans que moi et lui ne parle. Je ne sais pas quoi dire, hormis qu'il a raison. Je suis humaine, mais c'est lui qui a raison. Quelle ironie. Je laisse le silence s'intensifie jusqu'à ce que j'entende Troyan se racler la gorge. Je relève la tête et le fixe. Il s'apprête à dire quelque chose, mais il semble hésiter. Il désigne les feuilles de papier du bout des doigts et je fronce les sourcils. Il veut parler des papiers ? Mais qu'ont-ils de si spécial ?
- Tu vois ses feuilles là ? Ce sont des plans que j'ai volés. C'est pour ça que je m'enfuis. Le chef des armées veut construire cette arme, une arme lumino-nucléaire dont le but est d'anéantir toute trace de vie humaine sur Terre. Ils veulent coloniser les humains, et tout ce que je ressens, c'est un immense vide. Comme si un vent intérieur avait balayé toute trace d'humanité en moi. Je devrais être...heu..."horrifié" ? Et je suis juste...je ne suis rien du tout.
Il ne le voulait pas, mais son discours est si triste qu'il me ferait pitié, si je ne le savais pas capable de m'étrangler d'une seule main. Il me fait tellement pitié, que ma réponse est plus un coup de tête qu'une décision réfléchie. Cette histoire d'arme devrait me rendre tellement terrorisée que je devrais en pleurer, ou crier, ou faire quelque chose. Je devrais me lever, hurler, m'éloigner de lui, chercher une solution. Je devrais me comporter en humaine normale, c'est-à-dire paniqué. Mais mon cerveau réfléchit trop vite pour le laisser le temps de paniquer. Je me lève et passe une main dans mes cheveux. Que faire ? Troyan me suis du regard, persuadé que je ne le crois pas. Je le vois baisser la tête et ramasser les feuilles. Il va partir, et je devrais le laisser faire. C'est sans doute mieux pour nous deux. Mais tout ce que je suis capable de dire, c'est :
- Je vais t'aider. Tu vas devenir un vrai être humain.
Il relève la tête vers moi d'un seul coup, les sourcils froncés. Le silence revient, car aucun de nous ne croit ce que je viens de dire. Je suis encore revenue sur l'une de mes décisions et cela nous choque tous les deux. Mais lorsque je vois la lumière dans ses yeux briller plus fort, je souris. Je sais que j'ai pris la bonne décision.
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