36. Elyse

La terre semble s'effriter sous mes pas. À chaque fois que mon pied effleure le sol, un grondement terrible se fait entendre et des petits cailloux me filent entre les jambes vers une destination inconnue. Mon regard tente de s'agripper à quelque chose de fixe, quelque chose d'immuable, mais ne trouve rien. Je continue de marcher, essayant de faire abstraction du bruit environnant, mais je ne sais même pas où aller... Je marche depuis ce qu'il semble être des heures sans en avoir une idée précise. Mes bottes de cuir noir souple épousent la forme de mes jambes, enfermées dans un pantalon serré et moulant tout aussi noir. Seul mon haut de couleur violette amène un peu de couleur à l'ensemble. Mes cheveux sont relevés en queue de cheval haute sur mon crâne, tant et si bien que cela me fait mal, mais je ne dis rien. Il y a de la neige autour de moi, mais je ne ressens pas le froid, alors que je n'ai qu'un débardeur. Comment est-ce possible ?

Mes doigts plongent dans la neige fournie et blanche, n'y laissant aucune trace apparente. C'est comme si je passais à travers la neige sans en ressentir l'effet. Comme anesthésiée de tout contact. Un maigre sourire s'étend sur mes lèvres tandis que je continue de marcher dans cette destination inconnue. Je ne reconnais pas le paysage, suis-je toujours sur Evena ? Mes souvenirs sont flous, je sais qu'un coup de feu est parti de l'arme de ma mère, mais impossible de me souvenir où il a atterri. Et en me réveillant, je n'ai vu ni Troyan, ni Iwhaell. Pourtant, c'est comme si je ressentais la présence du guerrier Torghol à mes côtés, où que j'aille. Comme si sa voix me murmurait toujours des choses à l'oreille, que sa chaleur réchauffe mon corps et que son contact réveille mes sens.

Et malgré tout cela, je sais que je suis seule.

Je me fige lorsque je me rends compte du silence environnant. Il y a quelques secondes à peine, j'étais noyée dans ce grondement incessant de la terre, et à présent il n'y a plus un bruit. La terre s'est assoupie, le vent s'est arrêté, même les rares animaux que j'ai pu croiser ont arrêté d'exister. Je suis seule dans cette grande étendue vide, avec la terre craquelée et les arbres desséchés. C'est comme si je vivais à l'époque de la légende, la dégénérescence d'Evena.

- Tu ne rêves pas. Tu y es.

Je me retourne, le cœur battant. Une femme se dresse devant moi. Elle n'est pas âgée, comme l'on aurait pu s'y attendre. Elle doit avoir mon âge. Peut-être quelques années de plus, trois maximums. D'épais cheveux violet coupés aux épaules encadrent son visage d'où ressortent deux yeux bleu océan, comme ceux de Troyan. Sur son bras gauche, découvert de toute manche, une multitude de tâches violettes s'entremêlent et se démêlent, comme un jeu. Comme moi, elle porte des bottes de cuirs noirs et un pantalon moulant de même couleur, avec un débardeur de couleur bleu, comme ses yeux. La seule différence, c'est le fin bijou qui scinde son front en deux. Une fine tige argentée au milieu duquel brille une petite pierre saphir. Elle me sourit et s'avance vers moi, ignorant le calme alentour. Chaque silence me pèse et me souligne ma solitude.

- Bienvenue sur Evena, Elyse Kahaan.

Mon regard tourne, analysant le sol brisé, les arbres morts, le silence. Le manque de vent dans mes cheveux, la rareté des points d'eaux, la maigreur des quelques animaux qui surgissent des tréfonds de cette terre aride. Je me retrouve comme dans le désert, sauf qu'il n'y a pas de sable. Nous ne sommes que deux dans cette immensité. Comment sommes-nous arrivées ici ?

- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que je fais ici ? Nous sommes dans le passé, le temps de la légende ?

Le sourire de l'inconnue s'intensifie. De ses doigts pâles, elle effleure une fine branche de l'arbre le plus proche, qui casse et échoue à nos pieds, comblant le silence. J'en ai presque les larmes aux yeux, de voir la nature être détruire de cette manière.

- Non Elyse. Nous sommes dans le futur. Dans ton futur.

Un voile d'incompréhension passe devant moi. Qu'est-ce qu'elle raconte ? L'inconnue semble s'en apercevoir et elle reprend :

- Ta mort a changé bien des choses. La prophétie ne peut s'accomplir sans la sang-mêlé. Ainsi, cela a conduit à une seconde extinction, celles des Koÿns. Les Torghols se sont vengés, précipitant la fin de leur planète. Et cela a conduit à leurs morts. Comme tu peux le voir, il n'y a plus que toi et moi sur cette planète, deux êtres entre la vie et la mort.

Son discours s'arrête sur cette note sombre, me laissant tremblante. Ainsi, la balle perdue de ma mère m'a atteinte ? Je suis morte ? Je suis morte. J'ai laissé Kalen, Iwhaell, les enfants, Troyan... Et le monde est détruit parce que je suis morte ? Cela me semble tellement exagéré...

- Quelle Prophétie ?

C'est la seule question cohérente à laquelle j'ai réussi à penser. Mon cerveau essaye d'assimiler toutes les données, mais n'y parvient que vaguement. L'inconnue se tourne à nouveau vers moi, ses yeux m'envoient toute sa peur.

- Celle qui parle des trois enfants qui sauveront Evena, et la Terre ! Elle parle de l'ermite, qui est ton ami Kalen. L'homme qui vit reclus depuis la mort de sa femme. La prophétie parle aussi d'un "enfant nuage". Une personne aussi mystérieuse et attirante qu'un nuage, une belle formulation pour parler de Troyan. Et enfin, la sang-mêlé. Qui d'autre que toi cela pourrait-il être ?

Mes sourcils se froncent.

- Je ne suis pas une "sang-mêlé".

L'inconnue sourit.

- Si. Née de père Koÿn et de mère Torghol, tu en es une. Ton frère en était un aussi, mais les Dieux et les Déesses lui ont donné une autre fin.

Kerry. Est-il ici, lui aussi ? Mon regard doit luire d'espoir car l'inconnue face à moi secoue la tête négativement.

- Pourquoi moi ?

La jeune femme sourit.

- C'est la question que posent tous les grands héros.

Je ris de manière cynique.

- Je ne suis pas une héroïne. J'ai tout raté, du début à la fin. J'ai choisi d'être un soldat alors que je connaissais les conséquences. J'ai choisi de fuir alors que j'aurai pu choisir un autre métier. Mon frère est mort à cause de mes choix idiots ! Et maintenant, j'en paye le prix. Je suis tout sauf une héroïne.

Je pense être assez convaincante, mais pas assez pour mon interlocutrice qui éclate de rire.

- Oh Elyse... Tu n'as jamais vu ce qui était sous ton nez. Avec le temps, tu as deviné pourtant. Tu penses avoir choisis de vouloir être soldat ? Tu en rêvais depuis ta plus tendre enfance ? Désolée de te le dire, mais c'est faux. Ce sont les Dieux et les Déesses qui t'ont mis cela dans le crâne, afin que la prophétie se réalise. Tu es liée Elyse. Tu voulais être dans l'armée parce qu'il était dans l'armée. Tu as fui parce qu'il a fui.

Ses révélations m'assomment presque littéralement. Je suis liée à Troyan ? Mais pourquoi ? Si nous sommes trois dans la prophétie, pourquoi ne suis-je pas liée à Kalen ? Tout est confus dans ma tête, je ne sais pas quoi croire. Cela me paraît logique, pourtant je m'y refuse. Ainsi, mon amitié avec Troyan n'est qu'une mascarade ? En réalité, nous sommes forcés à nous côtoyer tous les jours ?

- Pourquoi suis-je liée à Troyan et pas à Kalen ? Qui décide de ça ?

La jeune femme soupire.

- Je ne suis pas en mesure de l'expliquer.

Ses yeux bleus me renvoient la détresse qu'elle porte en elle. Cette femme me semble si familière, pourtant je suis certaine de ne jamais l'avoir vue.

- Qui es-tu ? Pourquoi me dire tout cela ?

Sa main se pose doucement sur mon bras tandis que son sourire renaît et brille de mille feux. Une impression désagréable nait en moi, comme si on m'arrachait les entrailles.

- Sauve-le monde. Je t'en supplie, Sauve-les. Sauve-moi m....

Sa voix se brise et s'éteint tandis que m'effondre une nouvelle fois, laissant les ténèbres m'engloutir. La terre cède sous mes pas et je me mets à tomber, tomber, tomber.... La sensation n'en finit plus. J'en envie de hurler, mes boyaux se tordent sous l'effet de la douleur. J'ai mal mais ma voix se bloque dans ma gorge. Je suis morte, alors pourquoi ai-je si mal ? Comment un mort peut avoir mal ? Je cherche du regard quelque chose sur lequel fixer toute mon attention, mais il n'y a que les ténèbres qui m'entourent et me porte. Il n'y a que cela, jusqu'à l'horizon. Je me laisse tomber, abandonnant toute chance de découvrir ce qu'il peut y avoir après cette douleur intense, jusqu'à ce que mes yeux s'ouvrent sur une paire d'yeux bleus incrédule beaucoup trop familière.

- Elyse ?

Mes sourcils se froncent avec difficulté, comme si c'était la première fois depuis longtemps. J'ai survécu. Je suis revenue. Cette femme, qui qu'elle soit, m'a ramenée d'entre les morts. Un sourire illumine son visage quand il comprend que je suis bien de retour a ses côtés, comme avant. Océan face à océan, nous nous perdons dans l'immensité bleue quand un mince craquement de parquet nous force a tourner la tête vers Iwhaell, plantée à l'entrée de ce qui ressemble à un hôtel. En voyant mes yeux ouverts, je vois la jeune femme reculer, les yeux grands ouverts. La peur se lit dans ses grands yeux bleus tandis que ses mains s'agrippent fortement à la porte, de peur d'être dans un rêve. Elle n'y croit pas. Pourtant nous sommes tous les trois ici, à se regarder dans les yeux, sans un mot.

- Elyse ?

Je souris, ne sachant pas trop quoi lui dire. Moi-même, je ne comprends pas. La résurrection, ce n'est pas quelque chose de courant. Même ici, sur Evena, la terre ou tout est possible. Je ne sens pas mes autres muscles, juste ceux de ma tête. Je me mords la lèvre inférieure, comprenant qu'elle aura du mal à me voir comme autre chose qu'un simple fantôme. Comme si mon réveil était une erreur de la nature. À côté de moi, je sens Troyan tendu. Du coin de l'œil, je le vois fixer Iwhaell avec tant de rage qu'elle pourrait mourir sur-le-champ. Cette dernière semble le remarquer puisqu'elle se redresse et le fusille également du regard. Gênée par toute cette tension, je me rallonge et soupire en fermant les yeux. Ils sont frères et soeurs, comment peuvent-elles se regarder en chien de faïence ? Je donnerai tout pour retrouver mon frère. Un bruit de pas se fait entendre, une porte claque, et le silence retombe. Iwhaell a quitté la pièce, me laissant retrouver Troyan.

- Est-ce que tout va bien ?

Cette voix. Sa voix. Je ne sais pas depuis combien de temps je ne l'ai pas entendue, mais l'entendre me fait l'effet d'une berceuse. Un sourire gagne mes lèvres tandis que mes yeux s'ouvrent pour se poser sur son visage. Ses yeux bleus si soucieux, son corps entièrement tendu et ses cheveux emmêlés. Il a même une petite barbe qui a commencé à gagner son visage, le rendant plus vieux. J'essaye de me relever mais cela m'arrache un gémissement étouffé. Mon corps me fait mal, tellement mal... Je n'ai pas l'impression de revivre. Troyan pose sa main sur la mienne, perturbé. Aussitôt, un feu intérieur ronge mes entrailles. Bizarrement, il ne me fait pas mal, c'est presque plaisant. Mes yeux trouvent les siens et je remarque qu'il a le même petit sourire en coin que moi.

- Je vais bien.

J'essaye de le rassurer, mais je sais que ça ne marche pas quand je le sens passer une main dans mon dos pour me relever. J'apprécie qu'il s'occupe de moi, mais je n'aime pas être une sorte de demoiselle en détresse. Troyan sourit et enlève sa main en me sentant me tendre.

- Tu as toujours un problème avec les autres hein ?

Il essaye d'être drôle, mais il n'y parvient pas vraiment. Si ce que la jeune femme a dit vrai, nous allons devoir endurer beaucoup plus que ce que nous avons toujours vécu.

- Et toi ? Incapable de parler à ta propre sœur ?

Je sais qu'Iwhaell est toujours là, même si elle tente de se cacher quelque part. Elle est sûrement derrière la porte. Troyan grogne et se rassoit sur la chaise près du lit. J'ignore depuis combien de temps il est là, à regarder un corps mort. Bizarrement, cela ne me fait pas peur, plutôt ....Plaisir ? Comment cela pourrait me faire plaisir de savoir qu'au lieu de sauver la Terre, comme je lui ai demandé, il est revenu pour me voir prendre une balle dans la tête ? J'ouvre les yeux en grands et pose une main sur mon front, cherchant l'impact de la balle.

- Elle est partie quand tu as ouvert les yeux. Ta marque. C'est comme ça que j'ai compris que tu n'étais pas un fantôme, mais que tu étais bien revenue.

Mes yeux se raccrochent à ceux de Troyan, qui me sourit doucement. Je ne sais pas s'il a retrouvé miraculeusement tous ses sentiments, mais le voir ainsi, souriant et attentionné, me rappelle presque le comportement de mon père quand ma mère est tombée malade. Seulement, elle n'est jamais revenue après qu'il ait dû l'emmener à l'hôpital quand sa maladie s'est aggravée. Maintenant je sais pourquoi. Il y a toujours une chose que je ne comprends pas. Je suis morte parce que ma mère m'a menacée et que je devais sauver Iwhaell pour Troyan. Mais pourquoi n'a-t-il pas réagit ?

- Troyan ? Pourquoi n'es-tu pas intervenu ?

Mon cerveau cherche une raison cohérente. Il semble si attentionné, comme s'il essayait de se racheter pour une erreur qu'il a peut-être commise, je n'en sais rien. Je ne sais rien de son passé, de qui il est vraiment. Mais cela n'explique pas son comportement. Il ne connaissait pas ma mère...Pas vrai ?

Vu son air sombre et ses yeux regardant le flou, j'ai touché un point sensible. Seulement, il ne parle pas. Il ne dit plus rien, comme s'il était incapable d'aligner trois mots.

- Troyan ?

J'essaye de l'aider, de lui soutirer les réponses certes, mais c'est pour l'aider, mieux le comprendre. Au lieu de ça, il se relève, me tourne le dos et appuie sa main sur le rebord de la fenêtre. Il contient une rage qui me ronge depuis je-ne-sais-quand. Je m'adosse au mur, pour soulager la douleur qui traverse mon corps comme un vaisseau sanguin.

- Je n'aurai pas arrangé les choses. Te voir à sa merci était assez pénible, je n'allais pas précipiter ta mort.

Son ton froid et détaché déclenche un frisson glacé le long de ma colonne vertébrale. Il me cache quelque chose, ce n'est pas compliqué à deviner. J'aimerai juste qu'il me fasse assez confiance pour me dire ce qu'il cache, au lieu de le laisser le ronger comme ça. Je n'ose plus poser de question, pour ne pas l'énerver. Je pensais que notre amitié valait plus à ses yeux qu'un petit secret comme cela qu'il me cache. Je ne lui ai rien caché, je l'ai même réuni avec sa sœur ! Qu'ai-je fais de mal pour qu'il refuse de me parler ?

- Savoir ce que je te cache ne t'aidera pas à comprendre.

Comme si cette phrase allait tout résoudre.

- J'ai vu quelqu'un. Pendant que j'étais....Morte. Une jeune femme. Elle m'a dit que nous étions des pions pour une prophétie. Que tu étais spécial, tu avais des pouvoirs. C'est ça que tu me caches ? Tu ne vas pas pouvoir les cacher longtemps !

Il se tourne vers moi, les yeux pleins de surprise. Je remarque quelque chose de brillant dans ses yeux, des larmes ? Il pleure ? Ma bouche s'ouvre dans un "o" parfait tandis que lui me dévisage. C'est reparti pour un tour.

Les motifs peints sur le mur dansent devant mes yeux clos, à force de les fixer toute la journée. Tour à tour, les petites étoiles roses dansent, tournent et tombent sous mes paupières closes. La voix de l'inconnue résonne dans ma cervelle fatiguée. "Sauve-moi". Sa supplique, que je ne parviens pas à chasser de mon esprit, me fait toujours aussi peur. Sauver qui ? Et de quoi ? Je ne connais même pas cette personne, ni même la menace qui plane sur elle... Comment annoncer à Kalen qu'il fait partie d'une prophétie ? Que chaque malheur qui lui ai arrivé dans le passé c'était pour le conduire où il est aujourd'hui ? Il a perdu sa femme, que va-t-il encore perdre pour ses Déesses ?

Une Prophétie. Même dans les contes que les femmes du village récitaient aux enfants insomniaques, seuls les plus grands héros étaient assez chanceux pour les réaliser à la lettre. Une prophétie sur l'échec permanent de ma vie, j'aurai pu y croire sans problème. Mais une sur ma capacité à sauver deux planètes ? C'est stupide. Et ce qui est encore plus stupide, c'est de me croire liée à Troyan. Je ne peux pas y croire, même si tout coïncide. J'ai fui mon Choix quand il a fui de l'armée, je rêvais de l'armée quand lui y était déjà. Je cherchais une bouée de sauvetage après la mort de Kerry et je suis tombée sur lui. Il n'y a pas plus grosse coïncidence que celle-ci.

Qu'est-ce que je sais sur lui, dans le fond ? Il est apparu quand j'ai eu besoin de quelqu'un. Il était là quand j'allais sombrer. Il m'a soutenu quand personne ne le faisait. Il m'a donné un but, et pas des moindres. Quand j'y repense, il englobe toutes les bonnes choses qui me sont arrivées depuis la mort de Kerry. Et ça ne peut pas être le hasard. Je me suis assez voilée la face. Troyan était là parce que quelqu'un le voulait. Parce que nous sommes liés, je ne sais ni dans quel but ni par qui.

J'aimerai que cette pensée me rassure, vraiment. Mais elle me fait tellement mal... Je suis incapable d'avoir des amis, toutes mes actions sont dictées par quelqu'un. Est-ce que Troyan est déjà au courant ? Il ne semblait pas savoir a propos de la prophétie. Sait-il pour notre lien ? Est-ce que cela a un rapport avec le secret qu'il tient tant à me cacher ? Pourquoi me cacher quelque chose comme ça, après tout ce que l'on a pu vivre ?

Un grincement me fait ouvrir les yeux, mettant fin à toute tentative de déduction. De toute manière, quoi que je puisse déduire, Troyan prouvera que c'est faux en m'annonçant quelque chose d'encore plus gros. Mes yeux à peine ouvert se posent sur Khan, qui me regarde depuis l'autre bout de la chambre. Il est appuyé contre la porte, le visage tourné vers le sol.

- Khan ?

Il relève les yeux vers moi et je lis l'inquiétude dans ses yeux. Il a eu peur que je ne me réveille pas, ou a t-il peur que je me rendorme à jamais ? Un coin de ma bouche se relève tristement à cette idée. Est-ce que je retournais dans le monde des morts, après avoir accompli ou raté la prophétie ? Je ne peux pas me permettre d'y penser, pas encore. Le jeune garçon s'approche du lit et y grimpe sans un mot, s'installant dans l'espace entre mon bras et le reste de mon corps. Son petit dos vient de coller à mon ventre, me réchauffant.

- Est-ce que tu as eu mal ?

Sa question ravive des souvenirs que je préfère éviter en temps normal. La vision du coup de feu, le bruit de la balle quittant le canon pour atterrir dans mon crâne, la vive douleur au moment de l'impact et la noirceur sans nom qui a suivi. Mais rien de tout cela ne m'a fait plus mal que de savoir qui a appuyé sur la détente. Ma propre mère a mis fin à mes jours sans le moindre remords ni la moindre hésitation. J'étais devenue une étrangère à ses yeux et je suis incapable de rectifier le tir.

- Oui.

Je n'ai pas l'intention de mentir. Khan est capable de sentir les mensonges a travers chaque pores de notre peau, tous les signes qui lui permettent de lire en nous. Plusieurs fois, je l'ai vu détecter des mensonges mais garder le silence. Lui mentir à propos d'un coup de feu en pleine tête, ça revient à dire que oui, se brûler la main dans un feu de forêt, c'est agréable.

Son petit corps bouge, de manière à pouvoir me regarder droit dans les yeux.

- Est-ce que tu leur en veux ? À Troyan et Iwhaell ?

Je fronce les sourcils. Je n'ai jamais envisagé la possibilité que la mort soit de leur faute. Ils n'ont rien pu faire. Enfin, je ne sais pas vraiment ce que Troyan faisait, mais Iwhaell était aussi piégée que moi.

- Je n'en ai pas le droit. Ils n'auraient rien pu faire.

Khan sourit.

- Troyan dit qu'il aurait pu, mais il avait trop peur que ton assaillant le reconnaisse. Il a dit à papa que quand il était enfant, pendant ses tests, il a croisé une dame qui a voulu lui faire du mal. Et en voulant qu'elle s'en aille, il a littéralement lu en elle. Il a vu des souvenirs qu'elle-même avait oubliés. Et il a dit que ça l'avait rendu folle et que c'est pour ça qu'il n'a pas bougé.

Je reste sans voix. Khan est intelligent, je n'en ai jamais douté. Je ne le pensais pas capable d'espionner son propre père, et encore moins de me répéter ça après, mais je lui en suis reconnaissante. C'est cela que Troyan voulait me cacher ? Il a vu des souvenirs que ma propre mère avait oubliés ? Je doute que cela l'ai rendue folle au point de me tuer des années plus tard, mais peut-être que c'est ce qui explique le surnom "d'enfant-nuage" de Troyan. Il est capable de voir les souvenirs oubliés des gens. Où est-ce que cela ne fonctionne que sur les gens de ma famille, à cause de notre lien ?

- Comment tu sais tout ça ?

Derrière mon air amusé, mon cerveau cogite si vite qu'il est prête à exploser. J'entends Khan rire doucement avant de se redresser et quitter le lit pour retrouver le plancher. A mon tour, je descends du lit où j'ai passé le plus clair de mon temps pour rejoindre ce petit bout d'homme.

- Je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter leur conversation. Je voulais savoir pourquoi tu ne revenais pas.

Quand je me suis réveillée, je n'ai vu que Troyan et quelque peu Iwhaell qui évite toujours son frère. Je n'ai pas vu Ema, Khan ou Kalen. Je les pensais en sécurité quelque part, en train de reprendre une vie de famille moins bancale et beaucoup plus sûre pour les jumeaux. Pourtant Khan est là, devant moi et bien différent. L'enfant taciturne, distant et froid est devenu un garçon clairement en manque d'amour maternel. Et je ne suis que plus flatée de voir qu'il me perçoit comme une mère.

- Un vrai petit espion.

Je m'accroupis devant lui pour le prendre contre moi, sa petite tête collée à mon épaule gauche, ses cheveux balayant mon cou. Je sens des larmes couler sur mon épaule, brisant le peu de self-control que j'avais tenté de garder. Une larme roule aussi sur ma joue. Les pensées concernant Troyan s'enfouissent profondément dans mon esprit tandis que des souvenirs de Kerry reviennent en masse. Khan semble être une réincarnation de mon petit frère. Et quelque part, ça me fait mal.

- Vous êtes adorables.

Khan et moi nous tournons en même temps vers la source de cette interruption. Kalen est dans l'embrasure de la porte, le regard rivé sur son fils qui ne s'est pas pour autant détacher de mon étreinte. Ses yeux brillent, signe qu'il est sur le point de fondre en larmes aussi. Je ne sais pas si c'est parce que je suis en vie ou si c'est parce qu'il voit enfin Khan s'ouvrir à quelqu'un d'autres que lui. Peut-être que Kalen revit lui aussi des souvenirs douloureux ? Je souris et soulève Khan dans mes bras, le faisant rire aux éclats. Lorsque ses pieds touchent à nouveau le sol, nous sommes justes devant son père qui, sans un mot, referme ses bras dans mon dos. Et dans ce câlin, je ressens toute la peine que ma mort lui a causée et toute l'affection qu'il a pour moi. C'est plus fort que moi, mais je fonds finalement en larme en pensant que la dernière fois que j'ai ressenti ça, j'avais cinq ans et deux parents. La vie sera-t-elle plus clémente à présent ? 

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