23. Elyse

Mes yeux s'ouvrent lentement, laissant la lumière du soleil entrer en contact avec mes rétines. Aussitôt, mes paupières forment une couche protectrice et ma vue se brouille de nouveau. Mon corps ne répond plus à mes commandes. Je ne sens plus mes jambes bouger sous moi. Est-ce que mes bras sont toujours là ? Je n'ai aucun moyen de le savoir. Je ne sais même pas depuis combien de temps je suis là, dans cette cellule moisie, allongée à même le sol en attendant qu'elle revienne. Une douleur énorme compresse ma cage thoracique et vrille mon corps dans un bruit écœurant que je suis la seule à entendre. Elle. C'était ma meilleure amie il y a à peine un an. Myala. Je sens quelque chose se serrer, peut-être un doigt ? Ou un poing ? Ou peut-être était-ce ma jambe qui essayait de se relever ?

Elle n'a pas changé. Je l'ai reconnue dès que mes yeux se sont posés sur elle. Ses cheveux blonds qu'elle adorait, portés en chignon bas. Une coiffure qu'elle trouvait indigne d'une femme. Elle portait l'habit des militaires, mais j'ai voulu croire que c'était pour me rendre visite, ou parce qu'elle avait été mise ici aussi. Mais non. Elle est devenue militaire. Elle a réalisé mon rêve. Et c'est moi qui l'ai poussée, sans même m'en rendre compte. J'étais si déterminée à garder mon petit frère avec moi que je n'avais jamais pensé une seule seconde à ce qu'elle pouvait endurer. Un sentiment acide me brûle l'estomac. J'avais fait ce rêve avant de me rendre. Un rêve où Myala était devenue mon pire démon, celui qui revient du passé pour détruire tout espoir de construire un futur.

Mon corps se rassemble doucement. Je sens mes jambes glisser sur le sol, essayant de retrouver une consistance normale. Mon visage me brûle par endroit, je devine sans mal qu'il doit être contusionné ou partiellement amoché. Mais je m'en fiche. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent de moi, tant qu'ils ne mettent pas la main sur les plans ou sur Troyan. C'était notre deal, ce que l'on s'était promis au départ : sauver la Terre, quoi qu'il arrive. Et j'espère que Troyan tiendra cette promesse, surtout si c'est la dernière que j'ai pu faire. Quand j'étais plus jeune, ma mère me disait que lorsque l'on meure, notre esprit va sur Terre pour vivre une nouvelle vie. En quelque sorte, chaque humain qui naît est un Koÿn qui ressuscite. J'y crois toujours. Je crois encore au fait qu'il y ait une connexion entre nos deux planètes. Un lien inexplicable qui me donne envie de donner ma vie pour lui. Parce que je sais que quelque part sur cette planète, quelqu'un vaut la peine d'être sauvé.

Mes yeux s'ouvrent une nouvelle fois, plus longtemps. Enfin, mon œil droit surtout. Le gauche reste désespérément fermé, sans doute trop abîmé. Je sens quelque chose de chaud sur ma main et tente de regarder. J'aperçois une grande tâche rougeâtre et essaye de bouger mes doigts, sous mon regard attentif. Je ne pourrais probablement pas me relever avant un bon moment, mais je veux être sûre que rien n'est cassé. Dans cette cellule, je me sens faible et misérable. Je ne suis pas certaine d'avoir fait le bon choix en me rendant. Mon seul but était la vengeance, et de faire gagner un temps précieux à Troyan. Mais qu'allait-t-il en faire ?

Un bruit, comme un raclement, se fait entendre dans la cellule voisine. Si les portes sont faites de métal épais, les murs sont assez fragiles. Suffisamment pour que quelqu'un de patient et en bonne condition physique puisse y faire un petit trou. Mon œil se relève et regarde le mur d'où provient ce joli petit son, pour y voir finalement apparaître une main, puis un bras, et enfin un demi-visage. Enfin un œil assez flou. Quelqu'un qui regarde dans ma cellule ! J'entends un cri étouffé et il disparaît aussi vite qu'il est apparu. Était-ce un mirage ? J'essaye de parler, mais seul un gémissement sort de ma gorge. Mes cordes vocales sont également touchées, je ne peux parler ni bouger mes lèvres sans ressentir une douleur à la limite du supportable.

Les minutes s'écoulent, longues et douloureuses. Mon corps redécouvre chacune de ses parties, la douleur atteint presque son paroxysme, mon cerveau me brûle tellement il est submergé par cette douleur persistante et lancinante. Comme Kalen me l'a appris, j'essaye de me concentrer sur quelque chose de positif pour bloquer la douleur, mais je n'y parviens pas. Je suis encore trop engourdie pour penser à quoi que ce soit et la douleur ne m'aide pas. Je ne parviens qu'à redresser ma tête, pour observer plus en détails ma nouvelle "maison". Il n'y a rien. Ce n'est que du vide partout, des murs au plafond. Du vide de couleur blanche sale et tâchée de sang de plusieurs autres personnes, qui y sont probablement morts. L'hygiène n'est pas quelque chose dont les prisonniers disposent et je pense qu'après un petit moment ici tu n'y penses même plus.

- Ils arrivent.

Je bouge lentement ma tête vers le mur, celui où l'œil est apparu précédemment. Je ne vois rien, c'est flou et sombre, mais j'ai entendu la voix. Une voix féminine, assez jeune. Mes oreilles se remettent doucement à fonctionner et je finis par entendre le bruit des semelles frottant le sol. Ils sont plus de cinq, une escouade est ici. Pourquoi ? Je tente de me redresse complètement, ce qui se solde par un échec cuisant. Mes jambes refusent désormais de porter mon poids. Je rampe jusqu'au mur, contre lequel je m'appuie, avec l'aide de mes bras tremblants, pour hisser le haut de mon corps. Je tremble, je ne sais pas combien de temps je vais tenir dans cette position, le dos contre le mur, les bras ballants, les jambes étendues devant moi et l'œil gauche fermé.

- Mets-toi debout où ils te tueront !

La voix reprend, inquiète, un peu cassée aussi. La personne qui me parle semble le dire en connaissance de cause. Mais rien à faire : mes muscles ne m'obéissent pas. Je sers les dents, mes bras fragiles s'activent pour essayer de faire bouger mes jambes mais rien n'y fais. Je souffle, regarde la porte et me rend compte que le bruit désagréable que j'entendais depuis un petit quart d'heure maintenant, c'était ma propre respiration. Une larme de rage coule le long de ma joue. C'est ainsi que je vais mourir ? A peine humaine, défigurée et cassée comme un vieux jouet abandonné par un enfant ? C'est ainsi que le Gouvernement tue les prisonniers ? De manière aussi lâche et honteuse ? Ma tête part vers la gauche sans que je puisse la retenir. Je suis fatiguée. Fatiguée de me battre pour une cause perdue. Ce n'était qu'une question de temps avant que le Gouvernement ne nous tombe dessus. Je m'étais engagée dans un combat perdu d'avance. J'avais perdu en quittant la Capitale. J'ai perdu mes parents, mon frère, Nikyta. Je pensais bêtement que la rage que j'avais en moi m'aiderait à rester vivante, à rester debout. Et maintenant que je ne suis presque plus qu'un cadavre pourrissant dans un souterrain, je me rends compte à quel point j'ai été stupide.

Si j'étais restée dans la Capitale, en faisant un Choix différent, je serais peut-être de retour à la maison à présent, avec Kerry. Il aurait fêté ses onze ans, et moi mes vingt ans, avec un gâteau aux schezos, son favori. J'aurai continué à fréquenter Myala, qui serait encore ma meilleure amie. J'aurai vu Kerry aller à l'école chaque matin, avec le sourire, parce que j'avais fait le bon choix. Au lieu de ça, je finis ma vie à dix-neuf ans, enfermée dans une cellule affreuse, persécutée par celle que je traitais comme ma sœur.

Un grincement sinistre me fait tourner la tête à temps pour voir la porte s'ouvrir. Je pensais que mon cœur allait s'emballer, par peur de voir qui allait franchir la porte. Mais il reste calme, résigné. Je n'ai pas à avoir peur de quoi que ce soit, quand l'espoir de s'en sortir a disparu. Il n'y a pas de peur sans espoir. Il n'y a pas d'humanité sans espoir. L'espoir est source de vie, de joie, de bonheur, de tristesse, de colère. Parce que nous avons toujours l'espoir de jours meilleurs. C'est cet espoir, celui de penser que je méritais mieux, qui m'a permis d'arriver jusqu'ici. Mais maintenant ? Est-ce que je mérite réellement mieux que la mort ? Est-ce que je mérite de vivre ? Mon œil valide tombe sur ma main. Ma main tremblante et sanglante, qui tente de se refermer sur elle-même dans une dernière tentative de rébellion.

Un soldat entre. Il est plus vieux que moi, sans doute pas de beaucoup. Je le vois mal, comme si mon œil était recouvert d'un fin tissu qui déformait ma vision. Je ne vois pas son visage parfaitement, mais je distingue sans peine son regard sur moi. Je sais qu'il ne ressent rien, ce qui le rend encore plus terrifiant. Il ressemble à un tueur en série, ou un psychopathe et je sais qu'il est capable de mettre fin à ma vie. J'entends le frottement caractéristique de l'arme qui sort de son étui, souvent attaché à la ceinture. Mon œil ne se ferme pas comme je l'aurai voulu, il regarde, observe, étudie les moindres détails, comme si quelque chose lui échappait. Je me sens étrangère à mon propre corps, comme s'il prenait des décisions que je n'approuvais pas. Une détonation que je ne connais que trop bien retentit, et je sens de l'électricité passer dans mes jambes. La peur. La peur galvanise et aide le corps à être plus réactif. J'avale douloureusement ma salive et pose mes deux mains à plat sur le sol. Le soldat sort de ma cellule en un clin d'œil. Pourquoi était-il entré ?

Je ferme mon œil valide et serre les dents, tout en appuyant fortement sur mes mains et mes poignets pour soulever le bas de mon corps. Plus réactives, mes jambes se replient sous moi lentement, avant que je ne puisse me mettre accroupie, après de longues minutes d'efforts silencieux. Mes mains agrippent désespérément le mur, cherchant la moindre faille afin d'y prendre appui, jusqu'à ce que je sois débout. Je pousse un soupir de soulagement, même si mes jambes continuent de trembler sous mon poids. Je suis une loque humaine certes, mais je suis debout. Je sens mes joues me piquer fortement, ce qui stoppe la progression du sourire qui naissait sur mes lèvres à ce moment-là. Je suis debout. Je pourrais en rire si je n'avais pas peur de rendre mes boyaux par la même occasion.

Je me mets face au mur, afin de pouvoir prendre appui dessus. Le trou dans le mur est plus bas, à la hauteur de mon bassin, et plus loin aussi, à environ six pas de moi. Je n'entends plus de bruit venant de cette cellule, est-ce sur elle que les soldats ont tiré ? J'entends les bruits de pas s'éloigner du corridor. Toujours en rythme, toujours en groupe. Un frisson remonte le long de mon dos. Je fais un pas vers le trou, manquant de chuter. Je ne suis toujours pas sûre de mes appuis et chaque mouvement est une épreuve. J'ai l'impression d'avoir un an à nouveau et d'être en train d'apprendre à marcher. Au bout de ce qui me semble être une éternité, j'ai enfin fais mon premier pas. Je pousse aussitôt un glapissement de douleur, qui ne ressemble en rien à un cri humain.

- T'es vivante alors.

La voix est revenue. Un petit peu plus cassée qu'avant, un peu enrouée aussi, mais toujours là. Je pose mon front contre le mur avec un soupir de soulagement. Ce n'est qu'une voix, une personne qui me parle à travers un mur, mais c'est la première voix que j'entends depuis que je suis là. Et j'ignore depuis combien de temps je moisis ici. Je tends ma main vers le trou, comme si l'autre personne allait me serrer la main. Je manque de me retrouver par terre à nouveau, parce que visiblement, les étirements me font plus mal qu'un simple pas, mais a me fait tousser. Tousser du sang, tellement ma gorge est douloureuse, mais c'est déjà un progrès.

- Toi aussi.

Je ne reconnais plus ma voix. Brisée, rauque, à mi-chemin entre un animal mourant et une grand-mère qui chevrote. Mais parler me fait du bien, me prouve que je suis encore là. Je remarque aussi que mon deuxième œil commence à s'ouvrir, me permettant de voir une autre partie de la cellule. Mes jambes tremblent moins, signe que mon corps reprend petit à petit le dessus, comme une batterie que l'on recharge. Cependant, lorsque j'essaye de faire un nouveau pas, je me retrouve à glisser le long du mur pour atterrir assez peu délicatement sur les fesses, m'arrachant un nouveau cri. De l'autre côté du mur, j'entends un rire. Un rire grave et déprimant, mais cela reste un rire. Quelque chose que je ne pensais pas entendre dans une prison du Gouvernement.

- Ils ne t'ont pas raté.

Je pouffe doucement pour montrer mon approbation. Pas besoin de miroir pour savoir que je ne ressemble à rien, que mes cheveux sont plus rougeâtre que violet et que j'ai probablement un os cassé quelque part. Sans doute dans ma main droite, parce que j'ai eu du mal à la coller contre le mur pour me soulever. Le derrière de mon crâne vient heurter le mur tandis que je ferme les yeux. J'ai survécu une journée de plus dans cet immonde prison. Pourquoi ? Myala l'a juré elle-même : elle me tuerait. Alors pourquoi suis-je encore ici, à attendre ?

- Tu es Elyse. La chef de ces empotés n'a pas cessé de parler de toi ces derniers jours. Elle est venue te voir quatre fois en une semaine, mais tu dormais. Ou était dans une sorte de coma, personne ne sait.

Je sais que la personne derrière ce mur essayait de détendre l'atmosphère mais... Une semaine ? Je suis restée allongée sur le sol, me vidant de mon sang pendant une semaine ? Comment ne suis-je pas morte ? Une personne normalement constituée, quand elle perd autant de sang que moi, meurs en quatre jours ! Je rouvre les yeux pour regarder mes mains, qui sont encore tâchées de mon propre sang. Enfin, est-ce encore le mien ?

- Comment ai-je survécu ?

J'entends le souffle de la personne dans l'autre cellule. Elle est venue s'adosser au même mur, nous sommes donc pratiquement dos contre dos. Je sais qu'elle entend également ma respiration, qui fait plus de bruit qu'une voiture au démarrage. Mes yeux se referment. Je crains la réponse. Parce qu'au fond de moi, je la connais déjà. Et je me refuse à l'entendre. Je ne veux pas croire qu'elle ai fait une chose pareille, pour pouvoir continuer sa torture sadique sur moi plus longtemps. C'est une chose que mon esprit se refuse à admettre, que Myala n'est plus la meilleure amie que j'ai laissé derrière moi.

- Elle t'a fait un transfert de sang. Je ne sais pas avec le sang de qui. Mais elle te voulait en vie. Elle a besoin de toi pour retrouver une autre personne et je suis prête à parier qu'elle ne te laissera pas mourir tant que l'autre ne croupira pas ici aussi.

Si j'avais voulu pleurer ou hurler, je l'aurai fait. Elle a osé. Elle a brisé notre serment le plus important, celui sur lequel reposais toute notre amitié. Elle m'a donné du sang de quelqu'un d'autres. Le sang d'une personne que je ne connais pas. Pour avoir étudié ce phénomène sur Terre, je sais que c'est une pratique courante pour sauver la vie de quelqu'un qui a besoin de sang, lorsque son organisme n'en fait plus assez. Mais sur Evena, le corps humain produit du sang beaucoup plus rapidement. Il aurait suffi qu'elle panse les blessures et j'aurai survécu pour le reste de la semaine également. Elle m'a donc délibérément laissé me vider de mon sang dans le but de m'en redonner du nouveau. Et sur Evena, avoir le sang de quelqu'un d'autres dans nos veines, même si c'est sur un très court terme, cela reste une grande honte pour la personne concernée. C'est-à-dire moi.

- Salope.

Je murmure ces mots, je sais qu'elle ne m'entend pas, mais j'ai besoin de le dire. Elle a peut-être vécu l'enfer par ma faute, mais me faire tomber aussi bas par vengeance, c'était extrêmement petit de sa part. La voix s'est tue, comme si c'est moi qui la contrôlais, lui disait quand parler et quand se taire. Comme si tout ce qui venait de se passer, tout notre échange n'était qu'une succession de voix dans ma tête. Je relève la tête et fixe le plafond : et si je suis devenue folle ?


Sorte de framboises oranges et noires

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