22. Troyan
Des gifles. Cette fille mérite des gifles. Je ne ressens peut-être que l'amitié et la douleur, mais je sais quand quelqu'un mérite d'être frappé pour stupidité excessive. D'ailleurs, chez les soldats, quelqu'un qui prenait une mauvaise décision passait quatre jours dans une cage en métal rouillé. Sans pouvoir en sortir. Nous devions donc faire tous nos besoins à l'intérieur.
J'y avais passé quatre jours lorsque j'avais onze ans, mais mes souvenirs restent flous.
En attendant, je suis assis dans une sorte de bar local, à contempler une boisson hideuse et verte qui remplissait un verre posé devant mon nez. D'après le barman, c'est sa meilleure boisson, la Kartzoza. Un liquide verdâtre qui ne donne à personne l'envie de boire. Je me suis réfugié là après avoir été pris en chasse par deux soldats. Elyse a été capturée, comme elle semblait le vouloir. Et je suis là, assis tout seul dans ce maudit bar, à attendre de trouver une solution pour la sauver.
Je ne peux pas me permettre d'y aller. S'ils mettent la main sur les plans, alors j'ai mis ma vie en l'air pour rien. C'est un retour à la case départ. Mon instinct me hurle de partir, de prendre les plans et de sauver une planète à moi tout seul vu qu'Elyse vient de refuser le rôle. Et quelque part, mon instinct a raison. C'est le plan de base : quitter l'armée, voler les plans, sauver la Terre. Elyse n'a jamais fait partit du schéma initial.
Qui plus est, si les soldats mettent la main sur moi, je vais subir plus que des tortures physiques. Et je ne tiens pas à retourner dans cette cage, ou même à être torturé mentalement. Et aller chercher Elyse revient à la pointer du doigt comme "point faible de Troyan". Je n'ai pas de point faible. Et certainement pas une fille stupide et incorrigible qui ne pense qu'avec ses humeurs changeante et jamais avec sa tête ! Je me lève en lançant sur le comptoir deux petites pièces bleues, soit le total pour la boisson non consommée qui repose toujours sur le bar, et quitte la pièce. Sur mon passage, des clients habitués me lancent des regards torves. Certains sont déjà bien éméchés, d'autres commencent à peine leurs soirées. La plupart sont des Koÿns, quelques-uns sont Torghols. C'est toujours rare de voir des Torghols vivants. Nous sommes souvent montrés comme des bêtes de foires.
Une fois à l'extérieur, le froid mordant de ce début d'hiver me met une gifle. Nous sommes au début du mois, mais les températures chutent déjà, annonçant une neige quelque peu avant son heure. Ce n'est jamais bon signe lorsque la neige tombe avant l'heure. La dernière fois que cela s'est produit, les Torghols ont été éliminés au retour du printemps. Qui plus est, je porte toujours les vêtements trouvés dans la maison abandonnée, c'est-à-dire un pantalon, un t-shirt avec un sweat et des baskets. Pas vraiment les tenues que l'on porte quand il fait froid.
- Troyan ?
Je m'immobilise subitement, comme si je venais de geler sur place. Ce qui, vu la température, n'aurait pas été très difficile. Puis, mon regard entre en contact avec deux pupilles vertes, un grand manteau qui semble être à ce moment-là précis le plus chaud du monde, et une touffe de cheveux noirs sur le dessus de la tête. A ses côtés, deux petites ombres me fixent également, cherchant quelqu'un d'autre.
- Kalen.
Je suis étonné de le voir me parler. La dernière fois que je l'ai vu, Nikyta venait de se faire tuer par l'armée, et tout portait à croire que c'était de ma faute. Nous ne nous sommes pas vraiment séparés bons amis. Alors pour qu'il vienne me parler, en plein milieu d'une ville perdue, c'est qu'il était désespéré. Ou suicidaire. Ou les deux, j'ai vu une fois sur Terre que les deux pouvaient être liés.
Je suis ramené à la réalité par la sensation d'un corps chaud contre ma jambe. Je fixe avec stupeur, du moins si cela m'était possible, la petite forme brune collée à moi. La fille de Kalen vient de se jeter littéralement sur ma jambe comme si c'était un doudou géant. Je regarde Kalen sans comprendre la raison de ce geste soudain.
- Ema, laisse Troyan. Nous allons rentrer avant de le voir se changer en statut de glace.
L'autre gamin ricane méchamment à ce commentaire. Bon, au moins l'un d'entre eux m'en veut pour la mort de la grand-mère. Un d'entre eux a une cervelle et l'utilise. Dommage, il n'a que cinq ans. Kalen mène donc notre petite "bande" vers une maison en bordure de la ville. Une toute petite bicoque, assez grande pour trois personnes, avec quelques matelas qui semblent peu confortable et une grande lampe au centre qui illumine la pièce.
Tour ceci dégage un certain charme, si on oublie qu'il n'y a qu'une seule pièce et que nous sommes presque collés les uns aux autres à cause du manque d'espace vital.
- Elle est où Elyse ?
La petite voix fluette d'Ema me coupe dans mes réflexions. Je ne peux quand même pas lui dire qu'elle s'est rendue elle-même aux autorités ! Qui plus est, ils ne me croiraient pas et penseraient directement que je l'ai rendue pour gagner du temps. Je me contente de passer une main dans mes cheveux, comme Elyse le faisait quand elle était nerveuse. Ma main s'arrête juste au moment où je me rends compte de ce fait. Mais qu'est-ce qu'il me prend de reprendre ses habitudes ? Kalen me regarde également, attendant ma réponse. Mais il n'a pas besoin de mots pour comprendre que s'il m'a trouvé seul, c'est pour une bonne raison. Il soupire longuement dans un silence tellement épais que même l'épée d'Elyse n'aurait pas pu en venir à bout.
- Elle est partie.
C'est tout ce que je pus dire. Je ne sais pas comment tourner les choses pour leurs faire subtilement comprendre qu'Elyse passe dans doute un seul quart d'heure en prison, entourée de soldats qui veulent la violer et du Président qui veut sa peau depuis un an et demi. Clairement, je ne suis pas doué pour annoncer les choses avec "tact", comme disait Elyse, alors j'évite de les dire tout court en général. Je vois Khan regarder son père, et la ressemblance entre les deux me frappe : même peau mate, mêmes yeux verts, même mâchoire carrée. La seule différence, c'est les cheveux : si le père a une tignasse noire, le fils est beaucoup plus brun.
- Elle s'est rendue pas vrai ?
La question de Kalen me tire de ma torpeur. Comment a-t-il su ? Il a passé quelques mois avec elle, notamment lorsqu'elle avait perdu son frère, on peut penser qu'il la connait mieux que personne... Mais la vérité, c'est que seule Elyse se connait. Personne de censé ne peut la comprendre, elle et ses réactions de gamine. Oui je lui en veux de me laisser tomber une nouvelle fois. J'espère juste qu'elle ne compte pas sur moi pour l'aider, parce que je n'en ferais rien.
- Ouais.
Les réponses les plus concises sont les meilleures. Plus la réponse est brève, plus l'interlocuteur a de chances de nous comprendre. Nous avons appris cela lors des cours d'éloquence à l'armée. Donner des réponses claires, précises et brèves afin de se faire comprendre le plus rapidement possible par la majorité. Sinon, les ordres de mes supérieurs passent beaucoup moins bien. En effet, la plupart des soldats viennent de milieu où aller dans une école était une option fortement déconseillée. Ainsi, ils ont une langue parlée assez rudimentaire et ont besoin d'ordres compréhensibles par des enfants de trois ans et demi.
Forcément, la plupart des soldats en ont rapidement eut marre et se sont créer leur propre langue, une langue parlée par ceux qui ont pu faire des études, et qui étaient donc intelligent. J'en faisais partie. En effet, même si j'avais passé mon enfance enfermée dans une salle blanche, à subir différentes tortures et expériences scientifiques, les chercheurs avaient pris le temps de m'éduquer. Suffisamment pour que je comprenne bien vite que si les soldats passent le programme MEMORIAE, c'est pour ne pas réfléchir aux ordres qu'on leur donne. On nous conditionne pour obéir à tous ordres de grades supérieurs, que cet ordre soir stupide ou non.
- Je n'aurais pas dû la laisser partir après la mort de Nikyta.
La phrase de Kalen est lourde de sens, même pour un gamin de deux ans. Il aurait pu la laisser partir seule. C'est avec moi qu'il n'aurait pas dû la laisser partir. Ainsi, il m'en veut tout de même. Derrière cette phrase se cache donc toute la rancœur et la haine qu'il a nourrie à mon égard pendant tout ce temps. Je ne peux pas l'en blâmer, je n'ai rien fait pour qu'il m'apprécie.
Je lève les deux mains en l'air. C'est de bonne guerre. Je n'ai jamais aimé son comportement vis-à-vis d'Elyse non plus. Il était comme un père pour elle, alors qu'il ne l'était pas. Et pour quelqu'un comme moi, qui savait ce qu'un père de remplacement était capable, je ne pouvais pas m'empêcher de juger Kalen aussi durement que je l'avais fait pour le mien.
- Elle prend ses décisions elle-même. Personne n'aurait pu l'empêcher de le faire. Pas même toi.
Mes yeux viennent attraper les siens, leur envoyant toute la colère que je garde en moi depuis que j'ai vu la seule personne en laquelle j'avais confiance partir avec l'armée. Elyse est mon lien avec mon humanité. Elle partit, c'est tout son projet de me rendre humain qui tombe à l'eau.
- Mais plutôt que de se battre gentiment ici, peut-être que tu devrais aller sauver ta protégée !
Je n'ai pas pu retenir ma phrase. Je bondis du matelas sur lequel je me suis assis au début de la conversation, observant les réactions de Kalen. Il commence par me fusiller du regard, comme s'il n'acceptait pas me prendre des ordres de ma part. En même temps, s'il ne proposait rien, quelqu'un allait devoir le faire. Puis il se lève à son tour, beaucoup plus calmement. Sa maîtrise de soi impressionnerait beaucoup de personnes sur la planète, mais pas moi.
- Et toi ? Tu comptes faire quoi super-héros ?
La petite voix de Khan me fait l'effet d'une gifle. Comment ce petit morveux osait me parler ? Si Kalen n'était pas là, je l'aurais déjà frappé pour insolence. Qui plus est, il me fixe de ses yeux verts de serpent, avec un sourire goguenard sur le visage. Il sait qu'il est hors d'atteinte avec son père à ses côtés. Je serre les dents et prends sur moi pour cette fois.
- Je continue ma route, rejoindre le Sud. J'ai un ami là-bas qui va m'accueillir et je tenterais de désactiver l'arme du Président. Celle qui doit annihiler la Terre dans moins de deux semaines.
Ma phrase jette un froid dans la petite pièce qui redevient aussi silencieuse qu'un cimetière. Kalen ne disait plus rien, il semble en proie à une réflexion intense. Khan et Ema se sont allongés sur leurs matelas et me défient du regard. Ils m'en veulent pour Nikyta, pour Elyse, pour toutes les merdes qui ont pu leur arriver. Ils me jugent sans avoir appris à me connaître, et je fais de même sans la moindre compassion. En même temps, comment être compatissant quand on ne sait pas ce que c'est ?
Après ces dernières paroles, je quitte leur maison chauffée pour repartir surles routes, vers le Sud, accueillis par un froid plus mordant que jamais. Etplus je m'éloigne d'elle, plus le froid semble pénétrer mes vêtements légers.
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