13. Elyse

Je pensais rentrer chez Kalen et les enfants afin de partager avec eux la connaissance apportée par mon père, mais j'y ai renoncé en sortant dans la rue : déserte, silencieuse, avec une mince rivière de sang descendant jusqu'aux bouches d'égout. Je me souviens encore de mon expression horrifiée et de m'être arrêtée au milieu, regardant couler tout ce sang, impuissante.

Je pense que Troyan a dû me secouer violemment pour que je me remette à bouger. Mes yeux étaient si secs qu'ils auraient pu tomber d'eux-mêmes, m'évitant tout ce carnage. Je me souviens être passée dans ces rues froides et hostiles, avec le seul bruit de mes pas dans mes oreilles, les yeux dans le vide, avant de croiser un groupe d'individus pleurant et hurlant, m'arrachant à mon doux désespoir. Lire dans leurs yeux m'a fait plus mal qu'une bombe dans le cœur, voir leur douleur n'a fait que raviver la mienne.

Cette femme qui s'est approchée de moi, le doigt tendu vers mon visage. Elle n'a pas besoin de mots, juste de bouger son doigt vers un petit corps inerte au centre du groupe : un enfant. La police a tué les enfants, les uns après les autres, pour nous faire sortir de notre cachette. Et pendant ce temps, je rêvais de mon père, oubliant la réalité pour vivre un petit instant de bonheur. Et voilà que la réalité me revient droit dans ma tête avec plus de violence qu'avant. Mes yeux fixent le petit corps pâle avec ardeur, comme si je pouvais lui insuffler la vie une nouvelle fois.

Mes genoux commencent à trembler, mais je refuse de m'écrouler devant cette jeune mère qui venait visiblement de perdre son enfant, par ma faute. Qu'est-ce que mes larmes ou mes regrets montreraient à cette femme ? Que je suis désolée ? Je n'ai pas à l'être, je n'ai pas appuyé sur la détente qui a creusé un trou au niveau du front de ce gosse. Je n'ai pas cette image dans la conscience. Je suis bien pire que désolée, ça n'a pas de nom. Chaque mort que je cause, j'arrive à vivre avec, parce que je suis persuadée de faire ça dans un but légitime. Mais les vies prises en mon nom ? Elles se gravent dans mes os, si profondément qu'elles font mal à chaque fois que le soleil se lève le matin. Mon cœur se serre si fort que je pense le sentir exploser.

- C'est de votre faute.

La voix rauque de la jeune femme est empreinte d'une tristesse sans nom. Elle a pleuré et crié, rendant sa voix presque inaudible, sauf pour ceux qui y prête attention. Et à ce moment, j'y fais peut-être trop attention. Je sens le froid infiltrer mon corps, me faisant frissonner. Mes genoux arrêtent de trembler, mes yeux retrouvent un petit éclat lumineux, suffisamment pour me donner la force de répondre sans trembler comme un bébé.

- Oui.

Court, concis, profond. Une vraie claque, au temps pour moi que pour cette pauvre femme. Je sens Troyan se tendre à côté de moi et tourne la tête pour voir que les autres individus nous fixer méchamment. Je les ignore totalement et fixe à nouveau cette femme, qui eut un sourire carnassier avant de sortir une arme à feu de son dos et me viser avec. En temps normal, cette femme serait déjà au sol, en train de crier. Mais pas aujourd'hui, pas cette fois. Fatiguée comme je le suis des horreurs que j'ai pu voir ou subir, j'ai presque envie de la voir appuyer sur cette fichue détente.

Je ferme les yeux et un mince sourire passe sur mon visage. Mais avant même que tout se termine dans un bain de sang, je sens un bras effleurer mon visage et un cri tranche l'air, me forçant à ouvrir les yeux. Troyan l'a désarmée et a gardé l'arme avec lui.

Dans son regard luit une rage démentielle, la pire de toutes celles que j'avais pu voir. La femme le regarde avec terreur, incapable de dire un mot, tandis que les autres commencent déjà à s'éclipser. La froideur de son regard m'intimide légèrement, mais je finis par poser mon bras sur le sien, ce qui eut pour effet immédiat de tourner cette rage vers moi. Je n'arrive pas à lire dans son regard comme avant, quelque chose avait changé. Je plante pourtant mon regard dans le sien, essayant d'avoir le courage de ne pas détourner le regard la première.

Troyan détourne son regard, et le reste de son corps le suit rapidement, quittant la rue, tournant parfois la tête pour vérifier qu'il est bien seul. Je le suivis après avoir regardé une dernière fois la jeune mère ramasser le corps de son enfant pour le trainer hors de la rue, avec une forte envie de me crever les yeux devant tant d'horreur.

- Troyan !

Je crie son nom, au diable la police à nos trousses ou l'armée qui veut notre tête. Je veux qu'il s'arrête et qu'il m'explique ce qu'il venait de se passer. J'ai besoin de savoir qu'il ne sombre pas dans une sorte de folie qui nous ferait tous tuer. Mais cela ne le ralentit même pas, c'est comme s'il ne m'entendait pas. Je ne lui cours pas après, je ne me plante pas au milieu de la rue comme une enfant, je continue de le suivre de loin, ruminant tout ce que j'avais pu vivre de plus sombre, pour chercher une raison de continuer à marcher après lui. Je viens de quitter la seule famille que j'ai pour la seconde fois, et Troyan refuse de me parler comme si j'avais commis une erreur impardonnable.

- Dépêche-toi.

Sa voix fuse dans mon oreille et je tressaille en le voyant juste à côté de moi, le regard loin devant lui, les muscles tendus. Depuis combien de temps est-il à côté de moi ? Je me retiens de ne pas lui poser de questions, les lèvres pourtant brûlantes de curiosité, et avance tête baissée, le laissant me guider. Je l'entends soupirer et murmurer quelques mots pour lui-même, et même en tendant l'oreille je ne comprends rien.

- Où va-t-on ? Demandais-je d'une voix lasse.

Troyan ne dit rien, se contentant d'accélérer la cadence pour atteindre un endroit que lui seul semblait connaître avant la tombée de la nuit. Malheureusement pour nous, le ciel se fissure, laissant les éclairs parsemer le sol, et la pluie envahir nos corps. Mes cheveux se plaquent sur mon crâne rapidement, et mes vêtements se collent à mon corps qui refroidit très vite. Je vois Troyan enlever sa veste pour la poser sur sa tête, et j'aurais suivi le mouvement si je n'étais pas tee-shirt.

Le soleil n'est plus très haut dans le ciel quand on s'engouffre dans une petite maison abandonnée. Les murs tombent peu à peu en ruine, le toit est partiellement écroulé, et elle n'a rien d'habitable, exactement le genre d'endroit où la police ne cherche plus depuis des années. Je me trouve un petit coin encore abrité et replie les genoux contre ma poitrine pour conserver le peu de chaleur que mon corps dégage encore. La pluie goutte depuis mes cheveux jusque dans mon dos, me créant des spasmes de frissons régulier. Ainsi mouillé, mes cheveux paraissent plus noirs que violet, ce qui a le don de m'énerver car je peux passer pour une étrangère. Je serre mes jambes plus fortement avec mes bras, n'hésitant pas à me faire mal pour créer de la chaleur que mon corps perd à grande vitesse. Troyan reste debout à regarder la pluie tomber depuis un coin de la maison. Il s'accroupit et récupère de l'eau dans ses mains pour s'éponger le visage, avant de tousser. Oh non, il ne manque plus qu'un rhume nous tombe dessus ! Mais il me fait comprendre que la toux est seulement due à l'eau qu'il a avalé de travers, rien de plus.

- Qu'est-ce qui ne vas pas chez toi ?

Ma voix n'est plus qu'un soupir. Je ne veux pas le vexer, juste comprendre pourquoi il m'a ignorée jusque-là, et il continue encore à le faire. Je n'ai rien fait de mal ! J'étais prête à mourir afin que ma peine intérieure s'arrête, c'était mon choix !

- Tu étais prête à te laisser mourir et tu me demandes ce qui ne va pas chez moi ?

Sa surprise est indéniable, visiblement ma question l'a piqué au vif, mais je ne m'attendais pas à une telle réponse ! Depuis quand il joue les gardes du corps protecteur ? Alors je lui pose la question la plus logique de mon point de vue :

- Depuis quand ma vie te préoccupe ?

Je vois ses yeux s'écarquiller et il devient d'un seul coup muet, laissant le silence de la nuit retomber sur nous. Je cherche dans ses yeux une réponse, mais il détourne le regard et souffle doucement, passant une main dans ses cheveux bruns. Il tousse une nouvelle fois dans sa main et lève les yeux vers le ciel quelques instants. Je plisse les yeux en le voyant effectuer ce qui ressemble fort à une prière. Il finit par se tourner à nouveau vers moi, et la tension qu'il y a entre nous ne fit que monter d'un cran.

- Depuis que tu n'aies plus seule. Si tu détournais de ton égo, tu saurais que tous tes actes ont des conséquences sur toutes tes connaissances.

Je prends sa réponse comme une claque. D'un seul coup,le peu de chaleur que je conservais se vaporise dans les airs, me laissanttremblante et gelée. Encore une fois, j'ai parlé sans réfléchir, et leboomerang me revenait droit dessus. Je ferme les yeux et essaye de faire levide dans mon esprit pour dormir.

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