12. Elyse
Sa phrase me fait frissonner. Il soigne mes blessures, mais je le sens à peine le faire, tant sa phrase résonne dans mon esprit. "J'ai vécu l'enfer." Je n'ai jamais voulu poser de questions sur son passé, refusant de passer pour quelqu'un d'indiscret, mais cette phase m'a vraiment fait mal. J'ai senti mon cœur me brûler, comme lorsque je pense à mon père et à nos derniers instants ensembles.
Quel enfer a-t-il pu vivre pour en être arrivé là ? Je ne m'étais jamais posée la question, restant trop concentrée sur moi-même, sur ma vengeance, sur ma volonté de me trouver une famille. Toutes mes actions ont pour but ma survie, sans jamais prendre en considération les autres. Mais cette phrase, cette claque monumentale, m'a fait changer ma vision. Je n'ai jamais pensé que si Troyan avait rejoint l'armée, c'était peut-être qu'il n'avait pas eu de choix, je croyais qu'il avait choisi le jour de ses dix-huit ans, totalement librement. Je n'ai pas pris en compte d'autres hypothèses, j'étais si sûre de moi... Mais aujourd'hui je doute. Je doute tellement que je m'en sens coupable, coupable d'être partie comme une voleuse alors qu'il me faisait confiance.
Sa main recouvre la mienne tandis qu'il passe un produit que je ne connais pas sur mon visage, m'arrachant au passage un cri de douleur. Aussitôt il retire sa main de ma joue blessée comme s'il s'était brûlé et me regarde avec inquiétude. Inquiétude ? Serait-ce possible que... ? Ma bouche s'ouvre tandis que mes yeux s'arrondissent, laissant Troyan totalement perdu. Réalisant que je dois lui faire plus peur qu'autre chose, je baisse la tête avec un petit rire et serre sa main dans la mienne.
- Tu comptes t'arrêter dès que je crie ? On n'est pas encore arrivé à ce compte-là !
Troyan souffle et marmonne quelque chose pour lui-même avant de lever les yeux au ciel et remettre une sorte de coton contre ma blessure. Je fais un effort et retient mes cris pendant qu'il me soigne, me contentant de fermer les yeux et serre fort mes poings. Mauvaise idée, puisque la main droite de Troyan est dans ma main droite. Il me serre en retour, ne semblant nullement gêner par mon poids mouche tentant de l'écraser. Je dois être totalement ridicule. Lorsqu'il termine, je m'autorise à respirer de nouveau normalement, et le regarde s'éloigner pour parler avec l'homme qui nous a gentiment accueillis chez lui.
J'en profite pour revivre la scène dans ma tête, au ralenti, découpée seconde par seconde. La lumière qui s'est allumée au fond de ses yeux était on ne peut plus humaine, et c'était parfaitement de l'inquiétude. Or, lorsque je suis partie la veille, il ne semblait ressentir que la douleur ! Comment mon départ avait-il pu déclencher une bague d'inquiétude chez Troyan ?
Une gifle mentale claqua sur ma joue tandis que de l'électricité semblait passer à travers tout mon corps comme ce truc sur Terre, un "pikachu" ? Troyan me considère comme une amie, et je dois bien être la seule qu'il a. Il m'a donné sa confiance, et je suis partie avec. Alors oui, je peux comprendre qu'il se soit inquiété. Comment aurais-je réagi à sa place ? La réponse me fait presque plus mal que la question : je n'aurai probablement rien fait. Parce que lorsque je suis partie, j'agissais sans ressentiment, je ne pensais qu'à ma propre égoïste petite personne. Alors je l'aurais laissé partir, quitte à le regretter dans vingt ans.
- Elyse ? Tu te sens capable de marcher ? Il faut qu'on y aille, une patrouille ne devrait pas tarder à arriver.
Sa voix est douce, rassurante, alors que ce qu'il m'annonce est une bombe à retardement. Un retard de quelques minutes peut nous mettre un pied dans la tombe. Enfin, plus d'un pied. Je frisonne et me lève sous son regard attentif, avant de marcher jusqu'à lui avec un petit sourire moqueur au coin des lèvres. Il le remarque et me sourit également, avant de passer la tête par la porte pour être sûr de s'engager.
Il me fait signe de le suivre, ce qui je fais le plus naturellement et discrètement possible. L'homme qui nous a aidé semble tendu et inquiet, à regarder partout furtivement. Il est conscient d'avoir mis sa tête à prix presque autant que la nôtre pour trahison et aide aux fugitifs. Je lui adresse un sourire peu rassurant, pour lui montrer que je comprends. Il va devoir nous livrer s'il veut garder sa tête, et il est prêt à le faire même si ça contredit tous les principes que l'on nous a enseigné petit.
Troyan m'attrape le bras et me plaque contre un mur alors que deux soldats passent devant nous. Son bras s'enroule autour de mon ventre, réchauffant immédiatement tout mon corps. Je me raidis pour ne pas me sentir rougir, même si je sais que c'est visible. Heureusement, Troyan est trop occupé à regarder la rue pour m'observer.
Son bras quitte mon corps et presque aussitôt, je veux m'y réfugier de nouveau, m'y sentir en sécurité encore une fois. Mais je lutte contre cet instinct égoïste de ma part, surtout que Troyan est mon ami. Je répète cette phrase dans ma tête tandis que l'on avance le long des murs, mais mon esprit se moque de moi. Ça sonne faux.
Je marche à côté de Troyan, plongée dans mes pensées, lorsque je remarque que le sol se dérobe sous mes pieds. Je m'arrête, figée sur place, ne comprenant pas ce qu'il m'arrive. Mes yeux se ferment, je lutte contre l'envie de dormir de toutes mes forces, mais mon corps, ce traître, me lâche et je m'écroule sur le bitume.
Je me relève doucement, les yeux papillonnant. Lorsque j'arrive à peu près à me tenir droite, je regarde autour de moi sans comprendre où je suis. Je pose ma main sur le mur, j'ai peur de comprendre... Ma main retrouve progressivement le chemin vers les cadres sur les murs, où j'admire la jolie petite frimousse au milieu du couple heureux. La femme et la fille se ressemblent, mêmes cheveux violets, mêmes yeux bruns, même petits sourires. L'Homme est un grand blond aux yeux violets et au teint hâlé, seule chose que la petite ai de lui. C'est impossible. Ils sont morts.
- Elyse ?
Cette voix. C'est impossible. Ce n'est qu'un rêve, il est mort ! Je ferme les yeux et me pince le coude, m'arrachant une larme de douleur. Je les rouvre quand je sens une main sur mon épaule. Je me tourne lentement, ayant peur d'affronter son regard, celui qui me couvait du matin au soir comme un loup sur sa meute. Il est pourtant bien là, réel, je le sens contre moi alors qu'il m'enlace. Je n'arrive pas à y croire, c'est impossible... Je l'ai vu, plus jeune, être arrêté par la police alors qu'il m'envoyait moi et Kerry dans une autre ville pour nous sauver...
- Papa....
Ce mot semble tellement dérisoire dans ma bouche que j'ai envie d'en rire. Sa main caresse lentement ma joue, il pleure. Ses yeux violets me détaillent, cherchant en moi la jeune fille que j'étais.
- Tu suis les traces de ton père.
Je dénote de la fierté dans sa voix. Il s'était levé contre le Gouvernement, et ça lui avait coûté la vie. Il était mort en héros. Je n'ai fait que fuir, et je fuis toujours.
- Je n'ai rien en commun avec le héros que tu étais. Je suis une fuyarde.
Il rit, et cela fait tellement de bien d'entendre son rire.
- Appelle cela comme tu le souhaite. Il fallait que je te parle.
Alors c'est ça ? C'est juste une hallucination. Sur la Terre, ce genre de chose provoque des effets néfastes. Ici, une hallucination c'est une sorte de rêve par lesquels les morts et les vivants peuvent communiquer. Pour en déclencher une, pour un vivant du mois, il faut beaucoup de temps et un nombre d'objets incalculable. Mais pour les morts, cela semble plus facile.
- De quoi ? Qu'est-ce qui peut être si important ? Papa, est-ce que tu...
Il me coupe en levant la main.
- Kerry va bien. Il ne t'en veut pas, tu as fait ce que tu as pu. Ma famille est presque au complet, mais je regrette que ça soit du mauvais côté... Survis longtemps ma chérie, ne me rejoins pas trop vite.
Il coupe court aux effusions qui se profilent et souffle un bon coup.
- Nikyta. Elle t'a parlé du couple qui l'a sauvé n'est-ce pas ?
Je souris. Elle me l'avait raconté, le petit garçon qui l'avait caché pendant des années. Je lève les yeux vers mon père et je comprends.
- C'était toi.
Il secoue la tête.
- Non, mon frère. Il est mort deux ans après son départ, à ma naissance. Je n'ai jamais rencontré Nikyta, mais ma famille la respectait, et j'ai rencontré Kalen plusieurs fois. Je sais que tu es en bon terme avec eux, tâche de le rester. J'ai choisi mon camp bien avant votre naissance, je suis du côté des Torghols, et c'est avec fierté que je vois ma fille suivre mes traces.
Il m'embrasse sur le front et je souris en fermant les yeux.
Je rouvre les yeux dans un endroit sombre, privé de lumière et de vie. Je masse mon crâne et fronce les sourcils. Je me suis heurtée au sol, mais je n'ai pas pris de coup à la tête ? Je cherche Troyan du regard, le cœur battant. Je sais que le rêve est terminé, grâce aux histoires que l'on m'en a faites. Le mort scelle la conversation avec un baiser, et c'est exactement ce que mon père a fait. Notre famille est liée depuis toujours aux Torghols, et je suis surprise de ne pas l'avoir compris plus tôt. Mon père est mort pour une cause juste, et je ne vois pas d'autre issue pour moi également. Lorsque la porte s'ouvre, la lumière m'atteint dans les yeux et je recule jusqu'à toucher un mur. Je me recroqueville sur moi-même, luttant pour ne pas céder à la panique.
- Elyse !
Ce cri de panique retentit jusqu'au fond de mon âme, et je soupire en comprenant que c'est Troyan. Je me relève doucement et m'approche de lui tandis qu'il me cherche. Ses yeux se plantent d'un seul coup dans les miens, le coupant la respiration. Mon coeur s'accélère avec démesure, je cherche ma respiration sans la trouver, et je ne peux pas aligner deux phrases cohérentes.
Ses cheveux en bataille soulignent parfaitement ses yeux bleu océan teintés d'inquiétude. Son T-Shirt blanc légèrement mouillé révèle toute sa musculature de soldat malgré le peu de lumière que la porte laisse entrer. Je reprends le contrôle quelques instants pour m'approcher de lui en rompant le contact visuel et sourit.
- Ça va, je suis réveillée. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Troyan pose sa main sur mon épaule et regarde mon front, l'endroit où j'ai supposément touché le sol. Pas une marque. Il sourit.
- C'est à moi de te demander ça non ?
Je hoche la tête et rit doucement.
- Tu as raison. C'était mon père qui établissait un contact pour me parler. Rien d'important, sauf que j'aurai dû m'ouvrir le front. Ou avoir une commotion.
Troyan croise les bras et me regarde intensément. Visiblement, c'est la première fois qu'il entend parler des hallucinations. Je me sens obligée de lui raconter la conversation, comme dictée par quelqu'un, comme si je ne pouvais pas lui mentir, ou omettre la vérité. Troyan ne dit rien, se contente d'hocher la tête de temps à autre.
- C'est super d'avoir pu parler à ton père. C'est plutôt rare dans notre situation, d'avoir des gens à qui se confier. Et pour ta tête, oui tu aurais dû te blesser, si je ne t'avais pas rattrapée. J'ai senti que ça n'allait pas dès que la première patrouille est passée devant nous.
Je baisse les yeux. Oui, le moment où ton bras s'est enroulé autour de mon ventre ! J'ai envie de hurler, de lui dire que ça me met mal à l'aise, mais la vérité c'est que c'est tout le contraire. Rien que le fait de savoir qu'il m'a rattrapée me rend dingue. Comment a-t-il su que je tombais ? Je décide de ne rien ajouter là-dessus et le suis vers la sortie. Mais avant qu'il n'ouvre plus la porte pour sortir, j'ose enfin ouvrir la bouche :
- Troyan, pourrais-tu me parler de ton passé ?
Les mots se bloquent dans la gorge au moment même où je les dis. Je regrette ma question, je me sens indiscrète, intrusive. Pourtant lorsqu'il se retourne, je ne vois pas de haine dans son regard. Juste du vide. Je suppose qu'il est triste, ou qu'il ne sait pas comment répondre. Je pose ma main sur son bras, et il relève immédiatement la tête, comme si je venais de le gifler.
- Je suis désolée, je n'aurai pas dû.
Il soupire.
- Non, je comprends pourquoi tu me le demande, mais c'est juste que... Je ne veux pas que tu changes ton regard sur moi. Vous appelez ça de la pitié, je trouve ça juste horrible. Je veux que tu continues à me regarder comme si j'étais un ami, et ça doit rester comme ça.
Je souris, touchée par ses propos, mais aussi piquée a vif. Je sais qu'il a raison, que je ne suis probablement pas prête à endurer la vérité, mais je préfère le savoir plutôt que de la laisser me consumer.
- Troyan, je veux savoir. Vraiment. Et je te promets d'essayer de ne rien changer sur la façon dont je te regarde.
Il me dévisage, mais pour une fois ce n'est plus aussi gênant qu'au début. Il soupire, et baisse la tête.
- J'ai très peu de souvenirs d'Avant. Je me souviens de mon père, qui m'a offert au Gouvernement, "pour la science". J'ai été le cobaye de plusieurs tests, d'abord des choses minuscules, des vaccins, des choses gentilles et douces. Et puis après, ça a été des tests sur ma mémoire, qu'ils effaçaient quand bon leur semblait, juste pour me rendre obéissant. Ils ont effacé les souvenirs de mes parents, le peu que j'en avais. Ils ont failli me prendre mon enfance, mais je suis parti avant. J'ai dû tuer trois gardes pour sortir, et j'avais seulement sept ans. Après, j'ai vécu dans la rue, comme hors-la-loi. On l'a attrapé, vendu à des familles qui me battaient, se moquaient de moi à cause de mes tâches. Les scientifiques me traitaient d'inférieurs, et j'avais finis par le croire. Puis à dix-huit ans, j'ai été jugé pour mes crimes, et j'ai finis dans l'armée, sans émotions, sans sentiments, à me battre pour devenir une machine. Mais les souvenirs sont revenus, personne ne sait comment. Ils ont dit que j'étais résistant au produit, une nouvelle menace pour eux. Alors ils ont essayé de m'éliminer, et tu as débarqués. Je ne sais pas ce que c'est d'avoir une famille, mais je suis...enfin, merci de m'avoir sauvé.
J'hausse les sourcils en souriant et pose ma main sur son épaule.
- On s'est mutuellement sauvé. En fait, je crois que tu m'as sauvé tellement de fois que ça efface largement tous tes crimes passés. Je ne me fous pas mal de savoir qui tu étais, c'est qui tu ES que j'apprécie. Maintenant filons avant de finir en taule.
Je le fais rire, et il me remercie de ne rien avoir dit. En réalité, son histoire m'a fait froid dans le dos à l'idée que certaines personnes puissent ainsi causer la perte de leur enfant juste pour survivre. Il avait raison sur un point : mon regard sur lui a changé. Je le vois à présent pour ce qu'il est, un survivant, couvert de cicatrices douloureuses, cherchant n'importe quel prétexte pour se sentir mieux. Je passe devant lui et ouvre la porte, laissant le soleil m'éblouir.
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