Les réunions de meute, c'est vraiment barbant.

Tout le monde discute, gesticule, crie parfois. Certains parlent plus fort que la plupart du groupe pour recouvrir leur voix, d'autres attendent patiemment le retour au calme pour prendre la parole, ce qui n'arrive pour ainsi dire jamais.

Mes oreilles tremblotent par moment, gênées par le vacarme que mes camarades causent sans faire attention à ma frêle silhouette paisiblement allongée sur la table en bois verni autour de laquelle tout le monde est réuni.

Aujourd'hui, ils débattent sur un sujet jugé très important. Personnellement, je ne suis au courant de rien. Je n'aime pas les ragots. Et comme je n'aime pas les réunions non plus, je n'écoute rien de ce qu'ils disent, et reste dans l'ignorance. Mais mon insouciance est justifiée. La plupart du temps, ils ne débattent que sur des choses futiles. Je n'ai pas envie de gâcher mon temps avec leurs bêtises.

Ma passion, c'est dormir, manger et faire pas mal de conneries. C'est normal, je suis un chat. Enfin, un métamorphe-chat pour être plus précis. Je suis d'une espèce magique mi-humain mi-animal qui a le pouvoir de se transformer comme bon lui semble en deux formes distinctes. Certains sont moitié-homme et moitié-cheval, d'autres à moitié ours polaire comme Léo, un de mes camarades qui assiste lui aussi à la réunion d'un air beaucoup moins ennuyé que le mien.

Eh bien moi je suis chat, et je n'ai pas seulement hérité d'eux leur forme, mais aussi leur caractère et tout ce qui va avec. Autrement dit, la plupart du temps, je suis un félin fainéant qui aime embêter les gens en m'asseyant sur leur visage pendant qu'ils dorment.

Oui, nous sommes diaboliques.

Je relève la tête vers Léo et remarque que l'ours polaire a plutôt l'air inquiet, en comparaison des réunions habituelles. Le plus souvent, il semble surtout ennuyé par les petits problèmes que lui rapportent les autres, mais aujourd'hui, il est gagné par l'anxiété.

En jetant un œil autour de moi, je constate que tous sont à cran. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi sans avoir la motivation d'écouter le flot de paroles qu'ils débitent. Tous prennent la parole au même instant, et ce méli-mélo de mots est juste incompréhensible.

Vous voyez ? De vrais animaux !

Cependant, ces airs inquiets ne font que me confirmer que quelque chose ne va pas, et que c'est plus grave que les affaires habituelles de la meute. Heureusement, Léo finit par hausser la voix, faisant taire tous les autres qui débattent, bientôt prêts à en venir aux griffes pour mettre en avant leurs idées.

Pour ceux qui ont des griffes du moins.

-Cessons d'agir comme des enfants. Nous devons réfléchir à un plan efficace pour contrer leur attaque. Notre terre est menacée. L'ennemi est nombreux et puissant. Nous ne pouvons pas foncer tête baissé.

Menacée ? Un ennemi ? Les extraterrestres ont débarqué ?

Saorsa - qui est le nom de notre joyeuse bande - est un groupe réunissant des métamorphes. Dans le monde, il y a deux solutions pour les êtres comme nous : soit vivre au sein d'une meute, sous les ordres d'un chef que l'on appelle communément Alpha ; soit nous sommes solitaires et errons seul dans cet univers impitoyable. Certains ont jugé que les deux solutions n'étaient pas agréable. Alors Léo et quelques autres métamorphes ont créé Saorsa - qui signifie Liberté dans une autre langue. Nous sommes une meute sans hiérarchie, dirigée par des êtres égaux. Ici, il n'y a plus d'Alpha. Il n'y a pas de métamorphes plus haut gradé qu'un autre. Ici, nous sommes libres de faire ce que l'on veut, sans avoir à obéir à quique ce soit, comme des loups solitaires, mais tout en étant protégé par deux dizaines de métamorphes.

Et ça, c'est vraiment cool.

Cependant, la plupart du peuple métamorphe ne l'a pas pris d'un bon œil. Mais jusqu'ici, aucun n'a été jusqu'à menacer notre territoire. En effet, notre idée révolutionnaire leur déplaît, mais Saorsa comporte de puissants métamorphes, célèbres pour leurs exploits passés, et aucune meute n'oserait se frotter à nous. C'est pourquoi je continue de croire que l'hypothèse des extraterrestres est la plus plausible.

-Que proposes-tu ? demande l'une de mes camarades.

-Une mission d'infiltration. lui répond Léo d'un air confiant.

Il déroule une carte sur la table sur laquelle plusieurs choses ont été griffonnées, laissant penser qu'il prépare ça depuis un moment.

-Toute la meute, ainsi que leur Alpha, a réservé leur place dans ce bateau de croisière. Le voyage ne durera qu'une semaine. A la fin, ils seront en chemin pour venir nous mettre en pièce. Nous devons donc agir avant leur arrivée en France. continue t-il d'expliquer.

Une meute et un Alpha ? Mince, mon hypothèse sur les extraterrestres tombe à l'eau.

-Certains d'entre nous infiltreront le navire en étant sous couverture. Il faut qu'avant la fin du voyage, l'Alpha soit assassiné. Sans leur chef pour les guider, ils seront désorientés et avec un peu de chance, cela causera la discorde et le chaos parmi eux. Autrement, nous avons des chances d'y laisser notre peau.

Une mission sur un bateau ? Je n'ai pas beaucoup naviguer dans ma vie. En fait, jamais. Étant déjà malade lors des trajets en voiture, prendre la mer n'a jamais été une expérience que je souhaite essayer.

Je me relève gracieusement sur mes quatre pattes et m'étire en creusant le dos. Puis j'enclenche ma métamorphe afin de reprendre ma forme humaine, celle d'une jeune femme de vingt-et-un ans à la chevelure sombre et aux yeux hypnotisants. Je m'assieds tranquillement sur le bord de la table et fais balancer mes pieds dans le vide.

Aucun de mes camarades n'est surpris de mon comportement. Tous sont habitués à mes manières impolies, et je crois que c'est en partie pour ça qu'ils m'aiment aussi bien. Après tout, personne ne peut résister à un adorable félin comme moi.

Sauf les gens allergiques aux chats. Ces gens-là descendent directement de Satan.

-Et qui pense-tu envoyer là-bas ? je lui demande, les deux fentes de mes pupilles félines rivées sur la petite mouche qui virevolte dans toute la pièce.

Si je me concentre et ne fais pas de bruit, je suis sûre que je peux l'attraper.

-J'y ai déjà réfléchi et je sais qui seront les mieux placés pour cette mission : Daniel, Céleste, Jonas, et toi, Hasna.

Je feule. Je n'aime pas partir loin du territoire, encore moins pour aller me jeter dans la gueule du loup. Je suis très feignante, je préfère largement flâner sur le canapé en m'étalant comme une étoile de mer pour éviter à ceux qui souhaitent s'y installer de venir poser leur cul sur le divan.

Et prudence à ceux qui oseraient tenter de me déplacer pour se faire une place.

-Procédons aux votes.

-Je ne suis pas sûre que ce soit... je commence.

Mais il est trop tard. Les autres commencent déjà à lever leurs mains et prononcer quelques mots pour montrer leur accord.

-La majorité l'emporte. Faites vos bagages, vous embarquez dès demain.

Et leur sentence est irrévocable.

Certains de mes camarades quittent la salle de réunion tandis que d'autres restent pour discuter de ce plan d'attaque. Daniel, Céleste et Jonas, mes futurs compagnons de galère, sont eux aussi partis, sûrement pour préparer leurs bagages. Et je dois en faire de même.

Je quitte la pièce et rejoins ma chambre, prête à réunir mes affaires bien que je ne sois pas d'accord avec cette idée de mission furtive. Je sors mon unique valise d'un coin d'un placard et commence à y entasser toutes sortes d'affaires dont j'aurai besoin : vêtements, affaires de toilette, souris en tissu, balles équipées de clochettes...

-Je peux entrer ? demande t-on après avoir frappé à la porte ouverte.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qui vient me rendre visite. J'ai tout de suite reconnu l'odeur et la voix grave de Léo. Mais je me tourne tout de même vers lui, parce que je lui suis beaucoup trop reconnaissante pour me montrer si irrespectueuse envers lui.

En neuf ans, Léo n'a pas changé. Et c'est normal. Chez les métamorphes, le vieillissement est beaucoup plus lent que chez les humains. Si ça se trouve, le vieil ours a déjà plus d'un siècle derrière-lui. Je me souviens encore du jour où il m'a sauvé de la rude vie de chats de gouttière que je menais. Sans son intervention, je serai sans doute morte depuis longtemps. Et pour ça, il mérite mon respect et un éternel dévouement.

-Je ne discuterai pas la décision de la meute, si c'est ce qui t'inquiète.

Léo secoue le tête.

-Je sais que, peu importe à quel point tu trouves ça stupide, tu ne contesteras pas notre décision.

En effet, je suis peut-être une chatte insubordonnée, mais je respecte les règles de Saorsa. Je ne peux pas enfreindre les lois de notre meute, ou ce serait l'anarchie.

-Pourquoi m'avoir choisi moi ? je le questionne, ne comprenant pas une telle décision.

Ils ont besoin de métamorphes forts pour tuer un Alpha. Moi, je sais à peine déstabiliser un simple humain.

-Cette mission nécessite de la prudence et de la discrétion. Et tu es la métamorphe la plus furtive d'entre nous.

Je ne peux qu'acquiescer les dires de Léo.

Quoi ? Vous pensiez que j'allais contester ces mots et me sous-estimer ? Vous devriez savoir que les chats ne sont pas connus pour leur modestie.

-J'exécuterai cette mission à bien, parce que la meute en a décidé ainsi. Mais attends-toi à des représailles à mon retour. je le menace en rangeant soigneusement un sachet d'herbe à chats dans la valise.

Léo s'esclaffe.

-Ce que tu peux être hargneuse quand tu t'y mets ! Je plains ton futur compagnon.

Je crache en guise de désaccord.

Chez les métamorphes, le compagnon - ou la compagne - est l'équivalent du mari et de la femme dans le monde humaine. A une différence près : il n'existe pas de divorce chez les change-forme.

Même étant petite fille, je n'ai jamais rêvé de ce preux chevalier sous forme de félin blanc. J'ai toujours été trop indépendante pour penser que l'amour est le but d'une vie. Non, mon subconscient à moi était plutôt peuplé de rêves de domination du monde.

Inclinez-vous devant le président Miaou !

-Ne fantasme pas trop sur mon futur, tu seras déçu de comprendre que je mourrai vieille fille. je le taquine avant de le congédier gentiment.

Moi avec un compagnon ? Aucun métamorphe ne veut d'un chat comme épouse, et ma chatte ne se satisferait jamais d'un humain. Non, l'amour ce n'est pas pour les femmes comme moi.