Chapitre 9
- Vous savez, me dit Yuna Kim, il reste peu de temps avant la fin de la séance. Et vous n'avez rien dit d'autre que des banalités.
Je ne répondis rien. Les mots restaient obstinément présents dans ma tête mais pas dans ma gorge. Les sentiments se mélangeaient, fusionnaient, et j'étais de plus en plus incapable de pouvoir les définir.
- Camille... Enfin non, ça date de bien avant ça...
La psychologue ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, ou pour poser une question. Je vis ses lèvres frémir. Ses lunettes avaient glissé sur son nez depuis plusieurs minutes déjà, mais elle ne les remonta pas. Le temps semblait suspendu là, maintenant que je voulais parler. Peut-être que la séance se verrait rallongée, de cette façon. Ou peut-être pas.
- Quand j'ai quitté mon foyer, à seize ans, j'ai été soulagé, avouai-je. Mais ça, ça n'a duré que deux jours. Les deux jours où j'ai eu de l'espoir que mon cas s'arrange. Je n'avais pas un sou pour manger, plus de toit pour dormir. Au début, je me suis arrangé pour dormir dans le gymnase du lycée, ou dans un placard. Je m'étais arrangé pour être de corvée tous les soirs de la semaine, pour pouvoir m'éclipser en douce après tout le monde et squatter un endroit tranquille.
Sauf que tout ça, ça n'a pas duré. Le lycée a failli le savoir, alors j'ai choisi de partir. Le souci, c'est que je n'avais nulle part où aller. Depuis le début de ma scolarité, j'étais le petit paria de la classe, sans ami, trop intelligent pour le commun des mortels. J'avais eu de la chance dans mon malheur : j'avais des notes excellentes sans vraiment travailler, donc je pouvais me permettre de traîner dans les rues après les cours. Le problème était là : je n'avais pas d'ami, personne chez qui dormir le temps de trouver une solution. En été, ça n'avait pas été un problème de squatter dans la rue, mais une fois l'automne et la pluie arrivée, ça n'avait plus été pareil. J'avais maigri, je ne mangeais que quand j'arrivais à voler mes camarades de classe. Tantôt c'était une pomme, tantôt une barre chocolatée ou un peu de riz quand quelqu'un avait le dos tourné. Parfois le soir, je traînais dans le centre-ville et je m'arrangeais pour voler des grillades sur les stands en plein air, lorsque la foule était dense.
Mais tout ça n'avait pas résolu mon problème. J'étais resté deux mois sans abri au total, caché dans une ruelle derrière un bar comme celui de Jacob Duplantier, tout miteux. J'avais réussi à me faire des coupe-vent avec des vieux cartons et des restes de sacs-poubelle. Batman m'avait rejoint peu de temps après, un jour de pluie. Robin était arrivé le lendemain, maigre comme un clou, faible au point de ne pas chercher des noises à Batman. Les deux chiens avaient appris à cohabiter, puis à s'apprécier. L'instinct de survie, sans aucun doute. Nous étions trois estropiés de la vie qui devaient se serrer les coudes pour s'en sortir.
Finalement, j'y étais resté quelques jours, le temps de dormir dix heures d'affilées et de faire le point sur ma vie. Le soulagement de ne plus me faire tabasser la gueule dès que je croisais le regard d'un de mes deux parents avait laissé place depuis longtemps à une colère sourde, à une peur sans nom et à une tristesse incomparable. Pourquoi étais-je le gamin marginal que tout le monde évitait au lycée ? Pourquoi c'était sur moi que c'était tombé ? Pourquoi avait-il fallu que je sois l'enfant non désiré de parents alcooliques, qui m'en avaient voulu d'être là, puis d'être assez intelligent pour leur faire manger leur propre merde ? Pourquoi avais-je été obligé de saisir ma chance moi-même au lieu d'être comme les autres enfants, choyé et accompagné dans la vie ? Toutes ces questions sans réponse m'avaient juste fait pleurer un bon coup, et puis je m'étais rendu à l'évidence : c'était comme ça. Je ne devais surtout pas commencer à faire ce que je m'étais toujours refusé de faire : me laisser abattre.
J'avais donc écumé les enseignes, bars, magasins, peu m'importait. Je m'étais incliné, avait demandé du travail, et avais essuyé échec sur échec. Jusqu'à ce que je tombe sur Jake et son bar tout pourri. Encore aujourd'hui, il m'arrive de me demander comment il avait pu attirer de la clientèle, parce que son bar donnait l'impression de tomber en ruine. Jacob m'avait pourtant souri avec ses dents en or, et ses quelques chicos manquantes. Il m'avait offert mon premier salaire au bout de trois jours d'essai, après m'avoir laissé dormir dans l'arrière bar. Avec l'argent, j'avais loué l'appartement le moins cher du quartier. Le propriétaire avait eu l'air réticent pour les chiens, mais il m'avait laissé faire.
- Voilà ce qui m'habite depuis six ans, murmurai-je.
- Une rage de vivre invincible ? demanda Yuna Kim, espérant que je confirme.
- Une colère grondante. Cette vie est merdique et je n'ai pas l'impression d'avoir vraiment arrangé mon cas, à bien y réfléchir. J'ai simplement retiré mes parents de l'équation, mais rien de plus. Je n'ai pratiquement aucune économie de côté, j'ai seulement mon diplôme de fin de lycée en poche, je n'ai fait aucune étude et c'est trop tard pour moi. Je ne pourrais plus me permettre de faire des études en plus de travailler.
- Alec...
- Camille m'a juste rappelé ça ! m'écriai-je d'un seul coup, bondissant du fauteuil. Il m'a juste remis dans la gueule tout ce que je n'aurais jamais, parce que je me suis coincé moi-même dans cette situation de merde ! Et maintenant que je ne peux plus m'en sortir il ne me reste qu'à pleurer sur mon sort et à contenir ma colère, parce qu'on vit dans un pays où on ne peut même pas se dire les choses en face, soi-disant par politesse !
- Alec...
Je ne laissai pas le temps à Yuna Kim de tenter de me rassurer. Je jetai un œil à l'horloge de mon téléphone. Nous avions dépassé la fin de la séance depuis sept minutes. Je déposai donc l'argent liquide qui payait la séance, et quittai la pièce sans un regard de plus pour ma psychologue.
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