Chapitre 14

– Ah ! M'exclamai-je. J'ai oublié un détail, entre le moment où je suis rentré du bar et le moment où j'ai promené mes chiens.

Je venais de m'asseoir dans le fauteuil en face de Yuna Kim. Après toutes ces séances, j'avais pris mes aises comme si j'étais dans mon salon. J'avais laissé tomber mon cul dedans comme un vieux devant sa télé, mais j'avais le sourire. Ça devait la changer des fois d'avant, tiens.

– Laissez-moi deux secondes pour me mettre à l'aise également, me dit-elle en ouvrant son carnet, avant de tendre les jambes pour poser ses pieds sur le pouf prévu à cet effet. Bien, reprit-elle. Donc, vous avez l'air d'avoir réfléchi.

– Réfléchi, non. Mais je me suis souvenu d'un truc qui était arrivé juste après mon service au bar cette fois-là.

– À propos de quoi ?

– De ce fumier de Jacob Duplantier. Je vous dresse pas un portrait très flatteur de lui dès le début, mais j'ai toujours plus ou moins mesuré mes propos à son encontre étant donné qu'il est ma principale source de revenus, si on peut dire ça comme ça. Mais en fait, en me souvenant, j'ai eu la preuve ce soir-là que ce connard est encore pire que je l'imaginais. Et qu'avant ça, je n'avais jamais vraiment eu la trouille de mourir.

Je n'avais pas fait la fermeture du bar cette fois-là. On avait ouvert tôt, enfin j'avais ouvert tôt, et si Jake ne voulait pas que les clients lui envoient l'inspection du travail parce que j'avais travaillé comme un connard plus de dix heures d'affilées pendant six jours consécutifs, il avait eu intérêt à me libérer en fin d'après-midi.

– Sauf que, rappelai-je, vous vous souvenez, cette fois-là, il m'avait mis à l'épreuve. "T'es triste parce que ton copain s'est barré etc". En y repensant je ne comprends pas pourquoi il m'a provoqué de cette façon alors que plusieurs semaines avant il me demandait de tuer Camille, et que dès mon retour au travail, après moult excuses de type "j'ai eu du mal à digérer autant de violence" pour justifier mon absence aussi longue, il a eu l'air de lâcher l'affaire. Mais bref, je vais arrêter de partir du principe que Jake est quelqu'un qu'on peut comprendre. Donc il me provoque, et j'en ai marre. Je suis à bout à cause de son trafique de merde qui est parti trop loin. Et je lui ai répondu.

Yuna Kim retira ses lunettes de son nez et s'en servit comme marque-page dans son carnet, posant sur moi un regard grave.

J'étais parti à 19 h, quelque chose comme ça. Je n'avais pas bien fait attention à l'heure, et très franchement, ça n'avait aucune incidence. D'ordinaire, je faisais toujours attention à qui se trouvait autours de moi, je scrutai les ruelles sombres afin d'éviter d'être surpris. Mais là, je n'avais pas fait attention. Je m'étais contenté de fumer ma clope, les mains dans les poches, traînant des pieds jusque chez moi. Je n'ai pas pu atteindre la porte de mon immeuble.

À mi-chemin, à peu près, deux solides mains m'empoignèrent par le col du maillot et me tirèrent jusque dans la ruelle sombre. Aussitôt ma cigarette tombée au sol, les braises clignotaient doucement, comme luttant pour ne pas s'éteindre. Il faisait pourtant encore jour dehors, et pourtant, dans cette mince bande entre deux hauts immeubles, c'était le noir complet. Il n'y avait que les poubelles entassées dans les coins qui m'indiquaient qu'à part pour y jeter des ordures, personne ne mettait les pieds ici.

- Je vais te faire passer l'envie de me manquer de respect, Alec, grogna la voix de Jake contre mon oreille.

Je n'eus pas le temps de faire un mouvement pour me libérer de son emprise. Une de ses mains m'avait lâché pour mieux s'écraser dans mon visage. La douleur fut si intense que je fus incapable de discerner si c'était ma mâchoire qui souffrait le plus de ce coup vicieux ou si c'était mon nez. Son poing s'abattit à nouveau sur ma joue, et je sentis la peau s'entailler au passage de la phalange.

Jacob me frappa sans que je ne riposte pendant un temps qui me parut infini. Lorsqu'il eut enfin terminé de faire passer sa colère sur moi, m'ayant au passage insulté de bien des noms, m'ayant soumis autant par la parole que par la gestuelle, il me laissa en plan, le visage en sang et les oreilles bourdonnantes. Lorsque j'eus la certitude qu'il ne reviendrait pas me finir ici, je me laissai glisser le long du mur, près des sacs puants de déchets, et d'une main, allai chercher ma cigarette à peine entamer qui gisait au sol.

- Quel gâchis, grommelai-je plus pour moi-même tout en époussetant le filtre.

Je remis ma clope en bouche et d'un geste sec de briquet, la rallumai.

– Et bien, c'est un sacré numéro votre patron, siffla Yuna Kim, clignant des yeux comme si elle peinait à croire ce qu'elle venait d'entendre.

– Un connard de première, en effet, appuyai-je. Et encore, j'avais subi bien moins de choses que Camille. Même si j'étais pas enchanté qu'il atterrisse chez moi en premier lieu, je dois bien avouer que c'est tant mieux. Qui sait dans quel état les condés l'auraient retrouvé s'il avait passé la nuit chez Jacob.

– C'est ce que vous vous êtes dit lorsque vous avez fumé cette cigarette, dans la ruelle ?

– Pas exactement. En fait j'ai mis du temps à faire à nouveau le point. Jake m'avait tellement matraqué le crâne que j'ai bien cru que j'allais perdre connaissance pour de bon entre les poubelles. Et après j'ai espéré que Camille aille bien. Qu'il ait trouvé un endroit en sécurité, loin de ce quartier de merde. Qu'il m'ait oublié mais pas Jake. Qu'il ait appelé la police même. Je ne sais pas s'ils l'auraient cru, mais au moins il aurait donné l'alerte.

- Et en réalité, que s'est-il passé ?

- Je suis rentré chez moi en évitant le regard des gens, j'ai gravi les marches de mon immeuble jusqu'à arriver à mon étage, et j'ai trouvé Camille assis sur les marches, l'air encore plus fatigué que quand il était parti.

J'étais sur le cul. Lui, qui ne m'avait donné aucune nouvelle depuis des jours, qui m'avait probablement dénoncé à la police, avait eu le culot de m'attendre devant chez moi, l'air tout penaud, comme s'il avait cassé un truc et qu'il n'osait pas me l'avouer.

- T'as trouvé une paire de couilles dans un caniveau ou quoi ? Grognai-je.

C'était que de la gueule. En réalité, j'avais envie de sourire comme un connard tellement j'étais soulagé. Mais la colère que j'avais ressentie quand il avait insisté pour partir était remontée en moi comme un tsunami, et il fallait que ça sorte. Camille ne connaissait pas mon patron comme moi, et sa petite sortie, bien que logique, tenait plus de l'opération kamikaze qu'autre chose.

– Je suis désolé Alec.

– Non, tu l'es pas. Au fond de toi tu sais que t'as eu raison de faire ça et t'en as pas grand-chose qu'un pauvre mec comme moi se fasse au mieux arrêter par les flics, au pire tuer par mon patron.

– J'ai pas peur de ton patron, Alec.

– Bah tu devrais ! M'écriai-je. Jake a des oreilles et des yeux partout dans ce quartier. Ça fait des jours que je m'évertue à lui faire avaler que t'es plus en vie, pour qu'il nous laisse tranquille, et toi tu pars faire ton marché !

- Mais Alec, écoute-moi au moins !

- Oh non, ça tu rêves. Je sais que tu me prends pour un crevard et dans d'autres circonstances je me serais fait un plaisir de te donner raison, mais là je suis fatigué, j'ai mal, et j'ai envie d'aller me coucher. Tu peux pas faire ta princesse comme bon te semble. J'étais censé te garder chez moi en otage, puis te tuer et me débarrasser de ton corps. Au lieu de ça j'ai accepté de te loger et te nourrir, en échange du simple fait que tu restes assez longtemps pour que je puisse donner le change auprès de mon patron, et qu'on trouve une solution pour que tu puisses rentrer chez toi sans te faire voir par son réseau. Mais toi t'as fait quoi ? Tu m'as pris pour ta logeuse et t'es parti sans demander ton reste, comme si c'était moi le méchant. Et là tu penses que tu peux revenir la bouche en cœur comme si ta saute d'humeur n'avait pas mis nos vies en danger ? Tu rêves mon grand. Maintenant pousse-toi de devant ma porte, j'ai pas envie de dormir sur mon paillasson.

Je n'avais pas attendu sa réponse et lui avais claqué la porte au nez. Je n'avais pas enlevé mes chaussures, ni essuyé le sang que j'avais sur le visage. Je m'étais juste assis dans le canapé, entre Batman et Robin qui me regardaient d'un drôle d'air, et avais fondu en larmes.

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