Chapitre 13

J'avais l'impression qu'il s'était passé une éternité entre le moment où Camille était parti et le moment où je l'avais revu. Pendant ces journées vides de sens, j'avais travaillé tel un robot au bar. Je m'efforçais d'être souriant envers les clients, qui ne tarissaient pas de petites attentions pour essayer de me remonter le moral. L'un d'eux m'avait même conseillé à voix basse de postuler pour aller servir ailleurs. "S'ils ne faisaient pas la bière aussi chère là-bas, je t'aurais même suivi. Mais je ne peux que me payer un demi ici" m'avait-il dit.

Jake, comme à son habitude, avait préféré me surveiller plutôt que m'aider à survivre au flot constant de gens. Partout où j'allais, je sentais ses yeux de fouine me suivre. Et comme je m'y attendais, lorsque j'entrai dans la réserve pour changer un fut de bière, je le trouvai assis sur une chaise, bras croisés contre la poitrine, les jambes grandes écartées comme s'il voulait se donner des airs de caïd.

- Un problème patron ? Lui demandai-je rhétoriquement.

– Non, tout va bien, répondit-il en haussant les épaules. Enfin tout va bien. Je m'inquiète pour toi Al'. Pourquoi t'es si triste ?

Il n'attendit pas ma réponse, alors que je fis semblant de me foutre de ses paroles, et se leva pour s'approcher de moi. Je soutins son regard, même si ses yeux inquisiteurs me donnaient envie de scruter mes pompes. Je devais rester fort, lui donner tort. Je n'avais rien à me reprocher, j'avais le droit d'être de mauvaise humeur et fatigué. Avec un patron tel que lui, quoi de plus normal ? La raison de tous mes maux c'était lui. Manque de bol, il était aussi la solution à tous les problèmes d'argent que je pourrais avoir si je décidais de ne plus travailler pour lui. J'étais perdu. Le cul entre deux chaises et incapable d'en choisir une. Le résultat allait être pire que tout : j'allais tomber au sol et je serai incapable de me relever. Finalement, c'était déjà un peu le cas. Plutôt que de choisir, quitte à ne pas avoir réfléchi à fond, j'allais stagner, rester dans la merde, et me laisser aller dans la pauvreté. Enfin... le temps que Jacob comprenne que je lui avais désobéi.

Jacob se tenait donc en face de moi, me sondant de ses yeux clairs. Je soutenais son regard, non sans réprimer des frissons. Mon patron me faisait froid dans le dos, et j'avais l'impression qu'il voyait à travers mon impassibilité, que chaque pore de ma peau lui hurlait la vérité.

- J'ai mal dormi Jake, répondis-je calmement. C'est l'été, mon appart' est mal isolé, je crève de chaud.

Je profitai d'un client qui me faisait signe pour me tourner, passant à côté de Jacob pour m'approcher de la personne. Évidemment, il ne l'entendit pas de cette oreille. Pourquoi vouloir être gentil quand on peut être le Chien Fou, un type antipathique et casse-couille de surcroit ? De toute façon, la réponse que je venais de lui donner n'était pas un mensonge. Cette nuit était chaude, et je n'avais pas réussi à fermer l'œil. J'avais gambergé, ne sachant pas sous quel angle aborder le problème, tentant vainement de ne pas m'inquiéter pour Camille, pour ma sécurité, pour celle de mes chiens.

Jake saisit mon avant-bras, me forçant à nouveau à lui faire face. D'un signe de la main, j'indiquai au client que j'arrivais dans un instant. Du coin de l'œil, je vis qu'il ne m'avait pas quitté du regard, l'air agacé par mon patron. Je me retins de sourire. Nombreux étaient les habitués ici qui ne supportaient pas Jacob.

- Alec, siffla-t-il entre ses dents. Tu peux mentir à qui tu veux ici, mais pas à moi. Je sais que tu fais la gueule parce que tu m'as désobéi et que tu as laissé mon otage partir.

Il souriait, l'enfoiré. Je ne laissai cependant rien paraître et serrai les dents.

- Où sont tes preuves ?

- Elles se lisent sur ton visage.

- Alors ça ne veut rien dire, répondis-je en tentant de me faire un peu plus menaçant que d'habitude. Tu ne peux rien prouver en lisant le visage de quelqu'un que tu connais mal. Tu pourras m'accuser de tout ce que tu veux quand tu auras des preuves concrètes à l'appui.

- Mais rien ne me prouve que tu as effectivement suivi mes ordres, murmura Jacob.

- Quoi, tu voulais que je prenne des photos peut-être ? J'aurais dû faire ça peut-être, ça aurait été pas mal pour montrer à un juge.

Les traits de mon patron se firent plus durs. Derrière le bar, des clients levaient les yeux vers nous. Je souris.

– Pour un trafiquant d'armes, murmurai-je, j'ai connu plus discret. Tout le monde te regarde, Jake. Et tu me fais perdre mon temps.

Je n'attendis pas sa réponse et dégageai mon bras de sa poigne, retournant devant les tireuses à bière.

– La même chose que d'habitude ? Demandai-je à mon client.

Il opina du chef et Jake lâcha l'affaire. Il passa derrière moi sans un mot et partit s'enfermer dans la pièce à l'arrière. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine et je luttai pour rester maître de moi, souriant à mon client en lui tendant sa boisson, m'excusant à nouveau pour le temps d'attente.

Je ne m'étonnai pas de trouver un appartement quasiment vide à mon retour. Batman et Robin étaient discrets. Camille l'était un peu moins. Là, il n'y avait pas un bruit. Seul les griffes des molosses qui grattaient le parquet de temps à autre venaient retirer du pesant à l'atmosphère. Mais j'étais seul. Libre de m'effondrer dans mon canapé, clope au bec, et de me laisser crever là si l'envie m'en prenait.

- C'était compliqué cette période d'absence ? Demanda Yuna Kim en ajustant encore ses lunettes.

- Oui. Camille parlait peu, mais au moins il y avait un peu de vie. Mais d'un autre côté, j'étais content de savoir que mes habitudes n'allaient plus être bouleversées.

- Pourtant, là vous me décrivez un quotidien morne, triste même.

- C'est vrai, j'ai du mal à ne pas prendre de recul, avouai-je en frottant mon genou, comme si ça allait l'empêcher de ne pas tressauter sans arrêt. Je ne sais pas comment expliquer. J'avais repris ma vie d'avant, en me voilant la face même, et j'ai tout nié quand les clients du bar disaient me trouver fatigué, triste. Je faisais semblant d'être heureux d'avoir retrouvé ma liberté quand je rentrais chez moi le soir, mais même l'attitude des chiens me prouvaient qu'il y avait quelque chose.

- Comment est-ce qu'ils ont réagi ?

- Ils étaient plus collants que d'habitude. Ils ont dormi devant la porte de la chambre, à même le sol.

- Alors que d'ordinaire c'est plutôt leur panier ou le canapé, c'est ça ?

J'acquiesçai. La psychologue sourit.

– Les chiens sont de sacrées bêtes.

– À qui le dites-vous.

– Et donc, que s'est-il passé ce soir-là ? Demanda-t-elle.

- J'ai sauté le repas du soir, puis je suis sorti promener les chiens. J'ai croisé Mamie Meï je crois, elle a encore tenté de me refiler ses pâtés maison. Je l'adore la vieille, mais ses pâtés, je peux vraiment pas. Donc on est sorti, on a pris notre temps. J'avais laissé la porte déverrouillée, parce que de toute façon maintenant que Camille était parti, je n'avais plus grand-chose à protéger. Et quand je suis revenu... quand je suis revenu, il était là, assis devant la porte. 

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