Chapitre 1
Je ne sais plus quand tout ça avait commencé. Tout ce dont je me souviens, c'est que c'était en plein été. Une nuit d'orage. J'avais passé la soirée à fumer près de ma fenêtre. Une grande fenêtre qui éclairait la tapisserie jaunie et déchirée de mon salon. Le seul truc qui rendait mon appart' un peu lumineux.
J'étais en train de fumer près de la fenêtre parce que j'attendais mon patron. Ça, c'était le début des emmerdes. J'aurais dû m'en douter, rien qu'à la tête. C'est mal de juger sur les apparences, mais Jacob Duplantier, il avait la tête de l'emploi : un crâne rasé et tatoué de biker, le sourire aux multiples dents en or. Vraiment le look parfait du mafioso qu'il ne faut surtout pas chercher. Ses "collègues" (plutôt ses sbires, en réalité), le surnommaient le Chien Fou. Mais c'était le boulot qu'il m'offrait ou la rue, alors j'avais fait mon choix. Grave erreur. À bien y réfléchir maintenant, je crois que j'aurais dû choisir la rue.
Sur le papier, je devais juste servir des verres, les laver, compter la caisse et m'assurer que le stock d'alcool commandé chaque semaine était bien le bon. Un job de barman tout ce qu'il y a de plus normal. Il y avait juste un hic : le bar n'était pas assez reluisant et pas assez bien famé pour que Jake puisse être aussi friqué. Si moi j'étais payé des clopinettes alors que j'étais là plus souvent que lui, c'est que toute cette histoire sentait la merde.
Au début, j'avais pas cherché loin, je fermais les yeux sur tout. J'étais payé, pas maltraité, les clients étaient assez sympas, j'avais seize ans, je m'étais tout juste tiré de chez mes parents, et j'avais réussi à me mettre un toit sur la tête. J'avais de quoi payer mes factures, manger à ma faim, et même nourrir deux clébards errants que j'avais réussi à sauver de la mort. Preuve que j'avais pas à me plaindre. Sauf qu'un jour, j'avais pas eu le choix. Il s'était pointé chez moi, le soir, avec un revolver rangé dans sa ceinture et un sac de sport Adidas rempli de petites coupures. Je ne les avais pas compté, je n'avais même pas demandé combien il y avait là-dedans. Jacob m'avait seulement dit de la fermer et de garder ça au chaud le temps qu'il règle deux ou trois choses. Personne ne devait mettre la main dessus, à part lui.
Ce soir-là, je devais faire pareil. Attendre la livraison d'un gros sac d'argent, le cacher, et attendre qu'il vienne le récupérer. Le canapé rapiécé faisait dos à la porte d'entrée. Quand Jacob promettait de passer, je ne m'asseyais jamais dedans. On ne laisse pas un homme armé arriver dans son dos. Jamais. C'était donc Batman, mon fidèle doberman à la patte tordue et aux nombreuses cicatrices, qui dormait dessus, accompagné de son fidèle Robin, un pitbull à la gueule défigurée sur le côté. L'un était passé sous une voiture et laissé pour mort, l'autre avait servi de chien de combat. J'avais été plutôt étonné qu'ils me laissent les approcher tous les deux, sans rien dire. Aujourd'hui, on était inséparables.
J'attendais donc en regardant mes deux molosses dormir quand le crâne rasé de mon patron fit sa grande entrée. Je m'attendais à ce qu'il balance un sac d'argent sur le canapé, en grognant, mais il n'en fit rien. Batman se mit immédiatement à l'affût, toutes crocs dehors, et Jacob me lança un regard menaçant.
- J'te préviens, grogna-t-il. Si ton clébard ose essayer de me mordre, il se prend un pruneau.
Je ne répondis rien. Cette remarque se passait de tout commentaire, et si j'ouvrais la bouche pour dire quoi que ce soit, ce serait certainement des insultes. Et je n'étais pas en position pour la ramener.
Derrière moi, l'orage grondait de plus belle. Les éclairs illuminaient la pièce, laissant voir les yeux d'aigle de mon patron, qui scrutaient les deux chiens posés sur le canapé. Je pouvais voir les grosses gouttes de pluie qui coulaient de son crâne pour s'échouer sur le col de sa veste en cuir.
- Bon, file-moi le sac, que j'aille me coucher, raillais-je. Si tu veux que j'ouvre ton bar à l'heure demain matin, il me faut mes huit heures de sommeil.
Jacob sourit. Enfin sourit. Quand il faisait ce qu'il appelait sourire, ça ressemblait en fait plus à un chien qui retrousse les babines qu'à un véritable sourire, aussi mauvais soit-il. Je trouvais ça assez ironique. Le Chien Fou détestait les chiens.
Il se contenta donc de me dévoiler ses chicos avant de me balancer quelque chose de bien plus gros qu'un sac. Enfin, il y avait bien un sac. Un sac en tissu de grossiste qui recouvrait la tête d'un pauvre mec qui n'avait plus la force de tenir debout. Le prisonnier s'affala tel une chiffe au sol, et y resta. Pour la forme, mon patron lui décocha un coup de talon dans le ventre, lui coupant le souffle et le faisant gémir de douleur.
- Il ne bouge pas d'ici, déclara Jacob. Si tu dois le passer à tabac pour qu'il ne franchisse pas cette porte, alors tu le feras, Alec.
Je ne répondis rien, encore abasourdi qu'il ait eu l'audace de m'amener un otage à séquestrer chez moi. La première pensée qui m'était venue à l'esprit, c'était quelque chose comme : "putain mais est-ce que j'ai l'air d'être un gîte ?". En me posant cette question, alors qu'il s'en retournait d'où il était venu sans même un bonsoir, je m'étais rendu compte qu'en fait, accepter ce job de barman était la pire décision de ma vie. Le mal était fait, maintenant j'avais un presque-mort sur mon plancher et je n'avais aucune idée de quoi en faire. Robin s'était levé paresseusement du canapé pour aller le renifler, curieux. Ou plutôt affamé.
- Robin, grognais-je. On ne joue pas avec la nourriture.
Le pitbull se détourna de mon prisonnier et je pus alors m'en approcher. Je commençai par lui retirer le sac en tissu qui masquait son visage, et écarquillai les yeux de stupeur.
- Merde, murmurais-je, t'es encore plus moche que le méchant chewing-gum dans les Tortues Ninja...
Je n'attendis pas sa réponse et le portai sur mes épaules pour aller le coucher sur mon lit. Vu l'état de son visage, si boursoufflé qu'il ne devait même plus être capable d'ouvrir les yeux, je ne m'attendais pas à ce qu'il puisse articuler quoi que ce soit pour me tenir tête.
Je l'avais posé sur le lit, lui avais retiré ses chaussures, et lui avait tartiné les deux trois plaies ouvertes qu'il avait sur le visage du peu de désinfectant qu'il restait dans mon armoire à pharmacie. Après ça, j'avais récupéré une couverture qui trainait là, quelque part dans ma chambre, et m'étais couché sur le canapé au milieu de Batman et Robin.
Je clignai des yeux. En face de moi, Yuna Kim me regardait, un demi-sourire sur les lèvres. Elle n'avait cessé de tenir son crayon, et j'avais été plutôt surpris de ne pas la voir prendre une seule note pendant que je lui racontais tout ça.
- L'homme défiguré, c'était Camille ? finit-elle par demander après un long silence.
- Ouais. Sa seule présence m'avait suffi à comprendre que mon job était merdique.
- Une première bonne étape dans votre vie alors, grâce à lui.
- On peut dire ça. J'ai seulement mis des semaines à m'en rendre compte.
- Et qu'est-ce que vous pourriez dire de tout ça, aujourd'hui ?
Je restai silencieux un instant. Les larmes me montèrent aux yeux. Les salopes. Je détestais pleurer, pourtant, depuis que j'avais commencé à consulter Yuna Kim, j'avais la sensation que c'était une étape obligatoire. Elle me tendit sa boite de mouchoir sans rien dire, et j'en tirai un, automatiquement. Comme si je voulais masquer le ridicule avant qu'il n'arrive au galop. C'était raté pourtant, je savais très bien que je ne pourrais jamais me cacher. Pas devant elle.
- Si je vous dis le nom de Camille, quelle est la première chose qui vous vient en tête ?
C'était trop. La réponse m'était venue tout de suite, mais je n'étais pas prêt d'assumer la donner à voix haute. Pourtant, sa patience devant mes larmes et mes sanglots de petit garçon eurent raison de moi. Je m'entendis alors murmurer, d'une voix étranglée :
- Il est la meilleure chose qui me soit arrivé dans la vie...
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