Chapitre 6 : Alex
— Oh, la boulette...
Le bruit de verre brisé n'avait échappé à personne, Alex le savait et se sentait mortifié. Évidemment, il fallait qu'une bouteille d'huile d'olive en verre lui glisse des bras dans la seule minuscule allée de l'épicerie, n'est-ce pas ? Un peu gauche dans un tel moment, il reposa les autres bouteilles qu'il avait en main, avec autant de délicatesse qu'il le pouvait en évitant la flaque grasse et bordée d'éclats. Ne pas se casser la figure. Sa tendance aux petites bêtises était connue, aussi ne fut-il pas surpris – et ne laissa rien d'autre tomber – quand son collègue et patron fit irruption dans l'espace étroit.
— Alex ! Ça va ? Qu'est-ce que tu as... ah, l'huile.
— Ouais, désolé, il y en a une qui m'a échappé.
— Tu devrais en prendre moins à la fois, pas la peine de faire du zèle, je ne vais pas te payer plus, hein.
Alex laissa un petit sourire contrit s'afficher. Ça, il le savait bien, mais ils avaient la présence d'esprit d'en plaisanter. Les choses étaient ainsi dans une minuscule épicerie de quartier à l'ancienne, comme le voulait Charles, loin des supérettes et supermarchés qui foisonnaient.
— Au temps pour moi dans ce cas, ricana-t-il. Je vais nettoyer, ça va être vite fait.
— Pas trop vite non plus, sinon une des vieilles de cet aprèm va se casser la figure.
— Tu rêves d'en lever une, ce sera l'occasion.
— Dégueulasse.
Charles rit néanmoins et il finit par tendre les mains pour récupérer les produits dont Alex venait de se délester.
— Comment t'as réussi ton coup, cette fois ? T'es complètement à côté de la plaque cette semaine ou j'ai la berlue ?
— Je dois couver un truc, marmonna Alex en détournant les yeux.
— Couvre-toi plus, même madame Mangin t'a dit que ta veste était trop fine !
— Ouais, j'y pense.
« À côté de la plaque » était de toute façon un euphémisme. Il se sentait fébrile depuis plusieurs jours, et ça n'avait rien à voir avec le temps qui fraîchissait au fil des semaines. Près d'une semaine s'était écoulée depuis qu'il avait proposé cette affreuse solution de secours à Sofian, et...
Et rien.
Sofian n'était pas revenu dessus, n'avait pas même émis un seul nom. Se moquait-il de cette idée ? C'était la première chose qui lui traversait l'esprit, le connaissant, mais Alex savait aussi qu'un homme en manque était capable de beaucoup. Bien que Sofian soit tout de même différent. N'est-ce pas ? Bon sang, après tout ce temps, il n'avait jamais eu de motif pour ne pas lui faire confiance. Jamais. Ce n'était qu'un combat entre lui et sa raison, sa jalousie, ses craintes qu'il ne soit jamais suffisant. Peut-être était-ce maintenant que les choses se jouaient, après tout. N'était-ce pas malheureux, après dix-neuf ans de relation et dix de mariage ?
L'idée que Sofian puisse avoir franchi le pas sans lui en toucher deux mots le traversa soudain et le rendit nauséeux en une seconde. À ce stade, tout était possible. Une minute ! Devaient-ils prévoir des préservatifs, à présent ? Il se sentit pâlir. Merde, comment ça fonctionnait, ce truc ? Il n'en avait jamais utilisé, Sofian et lui avaient eu leurs premières fois ensemble et rien d'autre. Son compagnon était-il capable de s'en donner à cœur joie avec une simple autorisation ?
Il avait probablement fait l'erreur de sa vie.
Peut-être qu'il avait tout détruit, comme ça, vlan.
— Eh, tu veux gerber ? T'es tout blanc, ne me fais pas un malaise, hein !
Alex inspira aussi profondément qu'il le pouvait. N'angoisse pas.
— Ça va, je... je vais juste nettoyer, tu peux retourner au comptoir.
— T'es sûr ? Sinon tu rentres chez toi !
— C'est bon.
Le reste de la journée, Charles le garda à l'œil, puis décida finalement de le chasser quand il oublia une caisse remplie de produits à ranger... au beau milieu du magasin.
Au moins, la petite allée était propre et madame Mangin n'avait pas glissé lorsqu'elle était repassée pour son huile de sésame préférée.
Lorsqu'il se retrouva dehors, Alex frissonna et resserra les pans de son blouson, trop léger pour la saison. Une semaine plus tôt, il avait trop chaud. À présent, il avait l'impression que l'hiver s'invitait en avance. Il opta pour un pas rapide qui pouvait le réchauffer le temps de parcourir les quelques rues jusqu'à leur logement. Une porte parmi d'autres portes, s'amusait-il toujours, des murs qui ressemblaient aux autres murs, et pourtant c'était une ruelle aussi différente que pouvaient l'être toutes celles du vieux bourg. Quand il pénétra dans le hall d'entrée, le silence l'accueillit. Un poids inattendu pressa ses épaules et glissa au fond de sa gorge.
— Sofian ? appela-t-il.
Rien.
Il était là d'habitude lorsqu'il revenait. Avec ses horaires en décalé, Sofian dormait jusqu'à midi, déjeunait, se rendait à la salle de sport... Il vérifia l'heure. Quinze heures. En temps normal, il rentrait tout juste de sa séance. Le problème ne tarda pas : son sac de sport était à sa place, rangé sous les manteaux dans la petite penderie de l'entrée.
Ses pensées de plus tôt revinrent comme un coup de fouet.
Sofian avait-il vraiment trouvé un amant ? Aussi vite ? Et qui, bon sang ? Quel genre de type ? Un minet ? Sofian jetait souvent des regards vers les hommes délicats qu'ils croisaient dans la rue, mais il avait au moins la décence de s'arrêter là et ne pas prononcer un mot à ce sujet. Vérifier le menu sans consommer, disait-il parfois en riant quand Alex lui faisait les gros yeux. Maintenant, il se sentait idiot. Il avait créé cette situation, durant tout ce temps, enfermant Sofian dans une relation qui le rendait triste. Qui les rendait tristes, même.
Un bruit de clés le fit sursauter, puis la porte lui rentra brutalement dans le dos en le précipitant au sol. Sa mâchoire claqua sur le carrelage, lui arrachant un cri aussi surpris que douloureux.
— Qu'est-ce q... merde, Alex ?
Il laissa les grandes mains de Sofian le relever, palper si tout allait bien alors que lui-même bougeait sa langue et sa mâchoire pour vérifier que rien n'était endommagé. Endolori, oui, mais rien de plus.
— Qu'est-ce que tu foutais derrière la porte ? Tu ne bosses pas ?
— 'Ai 'fini p'us tôt, grommela-t-il.
— Cool !
Surpris, il leva le regard pour dévisager Sofian. Les joues rouges sur son teint basané, il arborait un immense sourire qui ne trompait pas : quelque chose le mettait de bonne humeur. Certainement pas le fait qu'Alex soit rentré plus tôt, non. Il baissa les yeux et remarqua alors la petite poche noire qui gisait à ses pieds.
— Tu as fait du shopping ?
— Ah, disons que... en quelque sorte. Tu veux voir ?
— T'avais l'intention d'en faire un secret ?
Sofian rit doucement et, après s'être débarrassé de ses affaires, se pencha pour récupérer les achats. Alex le suivit jusqu'au salon où ils se laissèrent tomber dans le canapé.
— Charles n'avait pas besoin de toi aujourd'hui ? C'est rare.
— J'ai fait des conneries, il veut que je me repose.
— Tu m'étonnes.
Une réaction courte qui ne signifiait rien d'autre que « repose-toi », en langage Sofian. Celui-ci, bien moins timide et farouche qu'Alex, ne perdit pas de temps et vida le contenu de son petit sac sur ses genoux. Une boîte en carton en tomba, assez grosse pour prendre trop de place et les photos dessus le laissèrent sans voix pendant quelques secondes.
— Tadaaaa !
— Hein ?
Il cligna des yeux une fois, deux fois, puis enleva ses lunettes avec précaution. Il s'était cogné la tête, ce n'était pas possible autrement.
— Tu as acheté une bite en plastique ? avança-t-il lentement tout en attrapant la boîte pour y voir de plus près.
Sans lunettes et avec sa myopie qui grossissait tout lorsqu'il y regardait de près, c'était pire.
— Ouais !
— Mais pourquoi ?
— Je réfléchissais à une solution, comme tu me l'as demandé.
Le ton sérieux de Sofian lui fit relever les yeux pour plonger dans les siens. Noirs. Si noirs.
— Pourquoi tu n'y as jamais pensé avant ? murmura-t-il.
— Parce que clairement, je préfère ta queue qu'un bout de plastique, soupira lourdement Sofian en lui prenant la boîte. Eh, regarde, il fait vibro, c'est sympa, non ?
— Je...
Respire. Ce n'était donc rien de grave, finalement ? Il n'était pas allé retrouver un amant ? Il était seulement parti faire une course ? C'était un peu étrange de le voir réagir tel un gamin devant un nouveau jouet avec ce truc – encore que le connaissant, c'était exactement ce qu'il était à cet instant précis : un très grand enfant avec un nouveau gode entre les mains. Et comme tout enfant, il allait souhaiter s'amuser avec.
Alex expira. Fais un effort. Il en fait, lui. Beaucoup.
— Tu veux le tester, ce soir ? murmura-t-il.
— Tu crois vraiment que mon cul va attendre ce soir pour cette petite merveille ?
— T'es infernal.
Pourtant, il fut incapable de retenir son rire devant les yeux brillants de Sofian et la façon dont ses joues rosissaient de nouveau, cette fois non pas à cause du froid, mais de l'excitation. Le dessus de la boîte sauta sans douceur, le carton se déchira légèrement et, à l'intérieur, le plastique rigide ne fit pas long feu autour de l'objet des convoitises.
— Belle taille, nargua Alex en le voyant empoigner la hampe colorée.
À pleines mains. C'était un peu étrange. Non, complètement !
— Merci, merci.
Et ils rirent. Cette scène était si grotesque, oui, eux deux assis sur le canapé à fixer un sexe bleu en silicone ou n'importe quelle matière que ce soit, serré dans les grandes pattes de Sofian ! Alex pouvait deviner ce que son compagnon en ferait, évidemment, mais l'imaginer était autre chose. Et les images en question venaient difficilement. Il se racla la gorge.
— Tu... tu voudras être seul quand tu t'en serviras ?
Il reçut une expression si choquée qu'il lui sembla avoir toute la profondeur de la réponse, mais Sofian n'était pas un homme qui faisait les choses à moitié :
— Es-tu stupide ? T'as même plutôt intérêt à me le mettre dans le cul si t'es à côté !
Évidemment, il avait fallu des piles pour faire fonctionner l'appareil, et Sofian était ressorti, abandonnant Alex chez eux, seul avec cette chose bleue. Il la fixa longuement comme si elle détenait le secret de l'univers et pouvait le lui révéler d'un instant à l'autre, puis finit par s'en détourner pour allumer son ordinateur.
Une douche, il avait besoin d'une douche, surtout qu'il avait l'impression de sentir l'huile d'olive depuis plusieurs heures et c'était très certainement le cas. Quand l'eau chaude tomba sur sa peau, il expira profondément, plongeant la tête sous le jet et fermant les yeux. Le bruit le coupa de l'extérieur. De la salle de bain. De la maison. De la ville. Juste un cocon chaleureux, la quiétude du quasi-silence, le plaisir de la tension qui s'évaporait lentement de son corps. Il poussa un long soupir. Puis, lorsqu'il ouvrit enfin les yeux après ce qui pouvait s'apparenter à des heures, des mois, des années, il sursauta. Devant lui, le torse imposant de son compagnon s'étendait, nu et si proche que l'eau le couvrait déjà, lui aussi. Sofian bougea un peu le jet pour qu'il les arrose tous les deux, un sourire mutin au coin des lèvres, puis se pencha sur lui.
— Salut, toi.
— On s'est vus tout à l'heure, lui fit remarquer Alex, amusé.
— Mmh, tu penses ? Je crois que je me rappellerais de ceci...
Lentement, ses grands doigts s'égarèrent sur le corps d'Alex, ses yeux mi-clos et le cœur battant. Un moment à eux. Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas pris d'instant pour quoi que ce soit. Sur sa peau, le toucher était léger, agréable à travers l'eau chaude. Le bout de ses phalanges était encore frais de l'extérieur quand ils touchèrent sa peau.
Sur sa taille. Sur son ventre, taquinant son épiderme sensible et réchauffée. Sur son torse, glissant innocemment sur un téton qui ne frémit pas. Il n'était pas réceptif à ce type de contact, mais savait que Sofian aimait caresser la peau fine qui se trouvait ici. Ce dernier, en revanche, pouvait jouir de quelques pincements bien placés, ce qu'il se garda en mémoire pour lui faire plaisir plus tard. Ne pas avoir envie lui-même ne signifiait pas qu'il ne pouvait pas vouloir que son compagnon profite de l'instant.
Sous ses paupières entrouvertes, Alex observa le mouvement du bras de Sofian, et finit par fermer totalement les yeux quand une main glissa dans son cou, dans sa nuque, l'enserrant délicatement. Oui. Ça. Juste de cette façon. Un peu de possessivité à son égard, qu'il comprenne qu'il n'était pas le seul à avoir besoin de l'autre. Une petite tension qui s'insinuait dans son ventre, douce sans le brûler. Des lèvres charnues vinrent trouver les siennes, dans un baiser vorace comme ils n'en avaient plus eu depuis longtemps. Lui, lui, lui. Sa langue contre la sienne, son torse collé au sien, la sensation de sa peau, de son corps large et protecteur, de ses mains qui voguaient sur lui avec une connaissance si accrue de tout ce qu'il était.
Alex sursauta quand des doigts s'enroulèrent autour de son sexe, réalisant alors seulement l'érection qui se manifestait, et lâcha un soupir tremblant. En parfait état de fonctionner, songea-t-il distraitement tandis que le membre de Sofian appuyait contre sa cuisse. Il rompit le baiser, le souffle brûlant de son conjoint contre sa bouche rythme irrégulier et excité.
— La douche. Ça fait longtemps.
— Longtemps qu'on n'y a rien fait, tu veux dire ? gronda tout bas Sofian, ce qui le fit rire.
— Aussi.
Du bout des doigts, Alex toucha la forme de sa mâchoire. La sensation rugueuse de la barbe était étrange à cause de sa peau qui se fripait à force d'être sous l'eau, mais la main qui le masturbait faisait glisser un orage ronronnant sous son épiderme. Il soupira, de plaisir peut-être. Il n'était jamais vraiment certain des premiers ressentis qu'il entrevoyait. Il s'accrocha derrière la nuque de Sofian et tira un peu, forçant sa bouche contre la sienne. Un baiser. Une sensation légèrement électrique contre ses lèvres, qui se répandait dans tout son corps pour devenir une fine démangeaison s'étirant jusqu'à ses orteils. Il les recroquevilla. La langue de Sofian était invasive, pour son plus grand plaisir, et il ne fut bientôt plus certain de qui faisait quoi entre les gémissements, les sons coquins qui résonnaient dans la cabine de douche, l'étroitesse autour de sa queue après qu'il eut penché Sofian pour le prendre. Sa main se perdait sur le dos large et sans fin qui se présentait à lui, les fesses rondes claquant contre son bassin, les cuisses épaisses et musclées écartées pour se mettre plus facilement à son niveau.
Concentre-toi. Sur l'excitation. Sur la chaleur ambiante. Sur les mouvements. Sur la vue, bon sang ce cul. Il avait toujours aimé regarder Sofian, ce corps impitoyablement sexy, et plus encore lorsqu'il naviguait dans les affres du plaisir. Un râle fit bouillonner son sang plus vite et il agrippa davantage les hanches pour les ramener contre lui. Un claquement. Un autre. Un tourbillon de sensations. Ne t'arrête pas.
— Plus fort ! Alex, je...
Pendant un moment, il vit blanc, puis noir, puis cette multitude d'étoiles qui virevoltaient devant ses yeux tandis que le cri de jouissance de Sofian résonnait, son corps se resserrant autour de lui comme puis lui arracher son propre orgasme. Et il laissa l'orage déferler, glisser de ses veines à son sexe, ses doigts crispés dans la chair du dos et des fesses de son compagnon. Le souffle court, le cœur battant vite. Peut-être qu'il devrait revoir son cardio, à l'occasion. Il ne faisait jamais de sport, mais à son âge il serait peut-être temps qu'il y réfléchisse pour ne pas trop se laisser aller. Sofian pourrait probablement le conseiller s'il se rendait dans la même salle de sport que lui ?
L'eau tiédissait quand il recula pour s'y réfugier, mais la vision de son sperme glissant sur les cuisses de Sofian retint son attention quelques instants. La pensée du préservatif, survenue plus tôt, le fit grimacer intérieurement. Adieu ce genre de tableau s'ils en arrivaient là. Idée de con. Y avait-il vraiment besoin d'un amant pour Sofian ? Après tout, ils venaient tous deux de se prouver qu'ils pouvaient faire quelque chose sans forcer.
Cependant, c'était encore Sofian qui avait initié les choses. Rien ne lui était passé par la tête, pas même en l'ayant nu devant lui. Simplement nu. Avait-il un problème ?
— Putain, c'est quand même mieux que du plastique, j'en suis sûr !
Et tandis que Sofian se tournait vers lui, les joues rouges, les yeux brillants de plaisir et un sourire repu, Alex se demanda pourquoi il était cassé.
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